L'établissement, une histoire individuelle
L'établissement, une histoire individuelle... comme toutes les autres
On ne reviendra pas ici sur l'origine du mouvement des "établis" ; une présentation simple et claire se trouve par exemple ici.
Le fait, pour un intellectuel de gauche, de rejoindre le monde ouvrier n'est pas une nouveauté. Simone Weil l'avait fait dès 1934 au nom d'un principe que reprennent d'ailleurs les "établis" : "il ne suffit pas de se soulever contre un ordre social fondé sur l'oppression, il faut le changer, et on ne peut changer sans le connaître." Dans cette optique, le fait pour l'intellectuel de se faire lui-même ouvrier est avant tout une démarche de connaissance ; il n'y a pas d'action politique sans connaissance, et il n'y a pas de connaissance abstraite de la condition ouvrière. On entend l'écho de cette exigence dans les propos de Linhart, 10 ans après son expérience chez Citroën :
Ce que je constate simplement, c’est qu’il manque cruellement aux forces qui se veulent révolutionnaires ou d’extrême gauche une connaissance concrète de notre société, appuyée sur des enquêtes et des liaisons avec ce qui est son cœur – le système productif. Il me semble vraiment que de ce côté il y a un manque tragique. (Interview pour Critique Communiste, numéro 23, Mai-Juin 1978)
Mais cette motivation n'est pas la première du mouvement des établis, qui s'inscrit dans une tendance que l'on peut dire d'abord marxiste-léniniste ; il s'agit d'opérer la jonction entre les intellectuels et la classe ouvrière, afin de former la fameuse "avant-garde" révolutionnaire. L'établissement est donc avant tout une réponse à la grande question : Que faire ?
« L’objectif politique des groupes d’établissement est de créer parmi les ouvriers eux-mêmes, les noyaux dirigeants des luttes révolutionnaires marxistes-léninistes, le noyau dirigeant du mouvement marxiste-léniniste. Autrement dit, le mouvement des groupes d’établissement est une réponse concrète que nous apportons actuellement en France au problème universel que pose et qu’a posé partout la naissance d’une avant-garde politique du prolétariat : le problème de la fusion du marxisme révolutionnaire et du mouvement ouvrier » (UJC, Sur l'établissement, 1968)
Notre question n'est pas de savoir dans quelle mesure Linhart lui-même donnait initialement ce sens à sa démarche ; selon les brèves allusions qu'on trouve à ce sujet dans L'Etabli, c'est probable. Ce qui est fascinant, et introduit une brêche entre le texte de l'Etabli et l'événement dont il est le récit (l'établissement de Linhart), c'est que si Linhart nous donne quelques indications concernant les motifs qui étaient les siens quand il a décidé de s'établir, il ne nous explique jamais pourquoi il a écrit l'Etabli. Or rien n'autorise à inscrire sans façon la rédaction de l'Etabli au sein d'un projet léniniste, visant la formation d'une avant-garde ouvrière (ou toute autre chose du même registre). L'Etabli n'a rien d'un tract, d'un pamphlet, d'une enquête, d'un manuel ou même d'une étude. C'est un récit, beaucoup plus proche de l'autobiographie ou même de la méditation (même s'il n'appartient à aucun des deux genres) que de l'essai militant. C'est par la forme que l'on entre dans le fond de l'Etabli, en le laissant se dire en nous, avec son mélange étrange de lucidité acide et de mélancolie souriante, d'autodérision et de lyrisme sobre. Chose curieuse, celui qui écoute L'Etabli pense parfois moins à La condition ouvrière qu'à La pesanteur et la grâce.
Ce que nous cherchons à éclairer est la manière dont l'expérience elle-même semble avoir rétro-agi sur ses motivations initiales, conduisant à une reconfiguration, voire à une refonte de certains concepts-clés du marxisme léninisme (et pas uniquement dans un sens maoiste, comme on tend parfois à l'indiquer) ; et ce qui nous intéressera d'abord, c'est la façon dont le récit de cette expérience interprète la démarche de l'intellectuel qui fait le choix de "l'établissement." Quelle compréhension l'Etabli offre-t-il de l'établissement ?
Avant de débuter, il est utile de rappeler le reproche fait (le plus souvent de manière rétrospective) aux membres de la Gauche Prolétarienne (dont Linhart) d'avoir manqué l'individu. Il n'y a pas de place pour l'individu dans le marxisme structuraliste d'un Althusser, tout le monde le sait (sauf, éventuellement, les lecteurs de L'avenir dure longtemps). Toute préoccupation à l'égard de l'individu est suspecte d'idéalisme.
Et, de fait, Linhart met d'emblée à distance l'interprétation "romantique" visant à faire de l'établissement l'expression singulière, paradoxale d'une subjectivité, la concrétisation d'un engagement personnel, la mise en oeuvre d'une vocation me permettant de devenir pleinement celui que je suis, en faisant de ma vie l'expression de mes idées, de mes valeurs, et en donnant à mes convictions la chair dont elles ont besoin. Fidélité à soi-même, engagement personnel par le choix libre, expression d'une personnalité individuelle... on sent tout ce que cette approche pourrait avoir de détestable pour un partisan convaincu d'une doctrine qui fait de la classe l'élément fondamental. Le militant communiste n'est pas, ne peut absolument pas être un héros tragique, même au sens nietzschéen.
Un superman communiste : une création nécessairement.... non marxiste (Red Son)
Ce qui est très curieux, c'est la manière dont Linhart mène cette critique dans L'Etabli, la façon dont il récuse la compréhension bourgeoise de la "biographie". S'il la rejette comme illusoire, ce n'est pas du tout en expliquant que ce qui pourrait sembler être de l'ordre de la subjectivité, de la décision libre, de l'engagement personnel et autres inepties individualistes n'est en fait qu'un épiphénomène exigeant d'être rapporté à ses conditions structurelles, sociales, au degré de maturation de la conscience de classe, à une étape dans l'évolution des rapports de production, etc.
C'est au contraire pour indiquer que tous les parcours menant à la chaîne reposent sur des histoires individuelles, des décisions personnelles, des motivations subjectives. Si le bourgeois se trompe, ce n'est pas parce qu'il interprète en termes de personnalité individuelle ce qu'il faudrait penser en termes de nécessité sociale ; c'est parce qu'il croit avoir le monopole de l'itinéraire personnel, alors qu'il ne détient que celui du discours. L'établissement n'est exceptionnel (héroïque ou aberrant) qu'aux yeux de celui qui considère le fait de décider de rejoindre la chaîne comme une singularité ; il n'est exceptionnel que pour celui qui considère que ceux qui ont rejoint la chaîne ne le font habituellement que par nécessité. Il n'est exceptionnel que pour celui qui pense que les choix libres, les engagements personnels, ceux qui justifient ensuite de construire des récits biographiques, ne conduisent pas à la chaîne ; et que donc, la vie d'un ouvrier de la chaîne ne justifie pas (sauf, éventuellement, s'il s'agit d'un "établi") une biographie. En résumé, l'établissement n'est une démarche exceptionnelle qu'aux yeux -- d'un bourgeois.
C'est parce que seuls les bourgeois écrivent des autobiographies, et qu'on n'écrit que des biographies de bourgeois, que l'on peut se prendre à l'illusion (bourgeoise) selon laquelle seule l'histoire des bourgeois est une histoire réellement individuelle. Sartre aurait pu choisir de procéder à la psychanalyse existentielle d'un Sadok plutôt qu'à celle de Flaubert (et il a donc choisi... de ne pas le faire).
Ce qui est bourgeois, c'est de rester aveugle à l'individualité fondamentale de toute vie ouvrière.
Voici le texte : L'établissement, une histoire individuelle (comme les autres), texte 1.
Seuls les bourgeois peuvent réellement « s'établir » ; mais l'établissement n'a rien d'une manifestation particulière, singulière, privilégiée de la personnalité individuelle. Si les non-bourgeois ne s'établissent pas, les raisons pour lesquelles on les retrouve à la chaîne sont tout aussi personnelles, individuelles, liées à une histoire singulière.
La formule existentialiste (assez inattendue sous la plume d'un marxiste léniniste) est frappante : "on ne naît pas ouvrier, on le devient". Il ne s'agit pas ici pour Linhart de proposer une voie d'articulation entre marxisme et existentialisme ; la critique formulée par Lukacs dans Existentialisme ou marxisme ? garde ici toute sa pertinence, et oblige à reconnaître que tout ce qui est attribué à la conscience individuelle semble bien se soustraire à la détermination par les conditions économiques et sociales.
Ce point mérite qu'on s'y attarde. Lorsque Beauvoir affirmait qu'on ne naît pas femme, mais qu'on le devient, elle ne visait évidemment pas à substituer un déterminisme social à un déterminisme physiologique ; il s'agissait bien de briser le déterminisme lui-même, pour restaurer la condition de responsabilité dans laquelle l'homme (ou la femme) se trouve. Si la formule est toujours d'un usage délicat pour celles et ceux qui cherchent à prendre appui sur Beauvoir pour abolir la responsabilité que les femmes portent dans leur propre assujettissement, c'est que l'affirmation ne vise pas seulement à éclairer les caractéristiques particulières de la situation dans laquelle les femmes évoluent (la "condition" féminine) : elle vise aussi à mettre en lumière le choix à laquelle toute femme est appelée, et dont elle demeure responsable. En appeler au déterminisme biologique pour justifier l'asservissement des femmes, c'est être de mauvaise foi ; mais en appeler au déterminisme social pour justifier le consentement des femmes à leur oppression l'est aussi. Il n'y a pas d'approche existentialiste cohérente de l'assujettissement des femmes sans reconnaissance de la responsabilité (individuelle) des femmes -- même dans leur asservissement.
Revenons à Linhart. Dire que l'on ne naît pas ouvrier, mais qu'on le devient, ce n'est pas substituer un déterminisme social à un déterminisme physiologique. C'est reconnaître qu'aucun destin, aucune fatalité, aucune nécessité collective ne s'impose aux individus, réduisant à néant la part de la décision individuelle ; c'est référer le "devenir ouvrier" à une décision engageant la responsabilité de chacun, à un choix effectué dans la situation qui est la sienne.
C'est donc dire que le "choix" de l'intellectuel de rejoindre la chaîne est un choix... parmi des milliers d'autres, un noeud dans la constellation indéfinie des trajectoires individuelles. Il est clair que la situation dans laquelle se trouve un Simon ("l'homme aux chariots", p. 53) ou un Sadok est radicalement différente de celle dans laquelle se trouve Linhart ; mais chacun, dans sa situation, a choisi, et si ce choix est solidaire d'une histoire, il est aussi l'expression d'une adhésion à certaines idées, valeurs et projets constitutifs de ce qu'ils sont, en tant qu'individus. En termes existentialistes, il n'y a pas moins « d'engagement » dans le choix de l'étudiant de rejoindre l'usine, que dans le choix de l'immigré qui veut nourrir sa famille.
Bien sûr, même dans l'optique existentialiste la plus radicale, le choix que j'effectue n'est jamais arbitraire, il ne s'éclaire qu'à la lumière du contexte dans lequel j'ai choisi. Pour comprendre pourquoi Simon est manoeuvre chez Citroën, il faut se référer à sa situation sociale, à son passé, lequel est traversé par les rapports d'oppression. Mais cela n'introduit aucun déterminisme susceptible d'abolir le choix individuel. On peut difficilement soupçonner Victor Hugo d'avoir soutenu un déterminisme social abolissant l'idée de responsabilité individuelle ; cela n'empêche pas que, pour comprendre pourquoi Jean Valjean est devenu forçat, il faut faire intervenir son histoire, sa condition sociale, et la répression qui s'est abattue sur lui pour avoir volé un pain.
Le vol de Jean Valjean (Gustave Brion)
Ce parallèle avec Hugo peut paraître étrange ; mais il est justifié par l'oeuvre elle-même. Simon est manoeuvre : on ne peut le comprendre sans savoir qu'il a accepté ce poste chez Citroën dans la mesure où l'entreprise a accepté de fermer les yeux sur le fait qu'il a un casier judiciaire ; et pourquoi en a-t-il un ? Il vaut la peine de citer ce passage, presque hugolien dans sa rageuse sobriété, et qui n'est pas sans rappeler le sort initial de Jean Valjean :
Simon ? Un casier judiciaire ? Ce petit père tranquille ? Il me raconte l'affaire. Sa femme constamment malade (les poumons), les frais de médecin, les médicaments. Il ne pouvait plus payer son loyer. Huissier, saisie, enfin expulsion. Il se retrouve à la rue, avec sa femme. Dans la précipitation, quelques affaires personnelles (surtout des vêtements) sont restés à l'intérieur. C'est l'hiver. Il faut les récupérer d'urgence. Il brise les scellés qu'on a posés sur la porte de son logement et reprend ses bricoles. Pour ce crime (violation de domicile), on l'a traîné devant un tribunal qui lui a infligé trois ans de prison. TROIS ANS." (54)
Violence de la situation ; mais qui n'a pas du tout pour effet de dissoudre le choix de Simon dans la nécessité. Au contraire, le récit permet de comprendre son choix de devenir manoeuvre, d'en donner les raisons, de faire saisir en quoi ce choix a pu paraître à Simon le meilleur choix. Si la décision individuelle appelle la responsabilité, elle n'abolit en rien la dénonciation du caractère tragique ou atroce de la situation -- au contraire. Dans un autre registre d'oppression : rien ne manifeste mieux l'horreur de la situation dans laquelle se trouvent des parents qui font monter leurs enfants sur l'embarcation surchargée d'un passeur, que le fait qu'ils le décident, et que cela puisse leur apparaître comme "le meilleur choix".
La force de l'Etabli tient en partie à ce qu'il porte les deux termes de l'équation : la dénonciation des conditions dans lesquelles vivent les ouvriers n'est pas atténuée, mais au contraire avivée par le maintien de la décision individuelle, du choix de rejoindre la chaîne. C'est ce maintien de la volonté personnelle qui fait de l'exploitation et de l'assujettissement des procédures inhumaines, en ce que précisément elles s'adressent à des sujets. Inversement, la reconnaissance de ce choix abolit le monopole bourgeois sur l'identité individuelle ; les ouvriers aussi sont des individus, ils ne sont pas les termes anonyme d'une masse régie par des processus systémiques.
On ne peut dénoncer l'oppression à l'égard des ouvriers en commençant par leur retirer personnalité, liberté et responsabilité à l'égard de leur existence. La solidarité avec "les ouvriers" commence par le respect de leur individualité, de leur statut de "personne" ; même lorsque cette reconnaissance met à mal une terminologie fondée sur des concepts de classe. Il y a quelque chose fascinant dans le fait de lire sous la plume de Linhart le fait que, au sein des ouvriers eux-mêmes, nul n'est d'abord considéré comme l'élément d'une classe. L'homme est une personne avant d'être un ouvrier. La personnalité est irréductible à la conscience de classe.
Ici, à l'usine, il est très rare qu'on désigne quelqu'un comme « l'ouvrier qui... ». Non. On dit : « La personne qui travaille à la soudure », « La personne qui travaille aux pare-chocs ». La personne. Je ne suis ni « l'ouvrier », ni « l'établi ».
Dans l'Etabli, il y a donc toujours quelque chose à comprendre dans la décision d'un ouvrier ; parce qu'un ouvrier est un être humain, et que le propre de l'être humain est de construire un système d'interprétation qui lui permet de donner un sens, une cohérence, une finalité à sa vie. Même lorsqu'il se trouve face à Albert, le vieil ouvrier auquel il reconnaît qu'il n'a rien à dire, qui manifeste sa fierté de n'avoir jamais été "aux assurances" et qui n'a pour projet que de partir bientôt à la retraite, Linhart se refuse à l'enfermer dans un personnage, une persona sociologique. C'est un homme, et donc un individu qui lui fait face ; et si tout le système industriel a rendu Albert incapable de vivre sa liberté (c'est le sens que Linhart accorde à la mort d'Albert, un mois après avoir atteint sa fameuse retraite), il n'en reste pas moins une vie dont la conduite fait sens, qui a construit pour la conduire une forme de règle qui demeure intelligible à celui qui accepte de l'écouter. Voici le texte : le vieil Albert.
Un viel ouvrier, Max Band
Et celui qui veut comprendre doit garder en mémoire l'ambivalence des signes. Ce qui peut sembler n'être qu'un abandon à la logique de l'asservissement, un pacte passé avec l'ennemi, une renonciation à la sauvegarde de la dignité personnelle -- peut en réalité être le signe que, précisément, l'individu agit selon ses propres règles, adapte sa conduite à une hiérarchie de valeurs constitutive de sa personnalité, et qui fait de la compromission apparente une preuve de la fidélité à soi-même.
Linhart joue parfois à enchaîner les grilles interprétatives des événements qu'il restitue ; ces interprétations ne sont jamais rapportées à un sujet surplombant, mais inscrites dans la trame même du récit, portées par des personnages et des situations. Loin de nous conduire de l'écorce des délibérations individuelles jusqu'aux racines sociologiques, la succession des interprétations suit le plus souvent la trajectoire inverse : ce qui semblait pouvoir s'interpréter sans ambage en termes de logique sociale nous reconduit progressivement dans le secret des arbitrages intérieurs.
On en trouve une belle illustration dans l'épisode de l'ouvrière blonde (texte 3).
Ouvrières sur une chaîne de production d'Ami 6 (Citroën)
Le monde décrit par Linhart est un monde d'individus ; mais c'est aussi un monde de rencontres ; et toute rencontre semble être le fait d'individus. Ce n'est pas la classe ouvrière ou le monde ouvrier que Linhart a découvert chez Citroën ; ce n'est pas non plus une avant-garde révolutionnaire ou le prolétariat. Ce que rencontre Linhart au fil des pages de l'Etabli, ce sont des hommes, et donc des individus. Sadok, Primo, Ali, Georges, Christian, Albert, Simon, Pavel, Mouloud... et lorsqu'ils sont rattachés à une communauté, ce n'est pas une classe, mais une appartenance nationale ou ethnique :
Primo le Sicilien, Georges le Yougoslave, Sadok l'Algérien, Christian le Breton, Boubakar le Malien... C'est le berger kabyle de l'atelier de peinture, Mohamed, qui parle le plus longtemps, de sa voix égale, avec son étrange façon de choisir des mots littéraires. (102)
La plupart des échanges marquants au sein du livre ne sont d'ailleurs pas des débats ou des concertations collectives ; ce ne sont même pas des dialogues. Ce sont des échanges à deux au cours desquels l'un des interlocuteurs fait soudain entendre une parole qui rappelle l'autre à l'existence (la conversation avec Primo), ou fait apparaître une solidarité inattendue (la conversation avec Kamel) ; et l'échange le plus saisissant est sans doute celui où les deux locuteurs tentent de porter vers l'autre une parole à travers un abîme qu'aucune "solidarité de classe" ne vient combler (la conversation -- unique -- avec Ali).
Jamais l'appartenance de classe ne détermine un comportement ; et lorsqu'un individu révèle subitement qu'il est capable d'agir en tant que membre de cette classe, c'est justement là qu'il semble agir de façon délibérée, choisie, individuelle, singulière – en-dehors de toute action collective, et même de toute considération politique. Au travail, Kamel est ouvrier mais ne se pense pas et n'agit pas en tant que membre de la classe ouvrière ; hors de l'usine, alors que le travail est terminé, et qu'il se trouve seul à seul face à Linhart, dans un échange d'ordre privé, il manifeste que « Kamel aussi, c'est la classe ouvrière ».
Cela ne signifie pas que le concept de classe ouvrière devienne purement extensif, se limitant à "l'ensemble des individus qui ont la propiété d'être ouvriers" (ce qui reviendrait à le détruire, du moins dans son sens marxiste). La classe ouvrière n'est pas seulement une classe au sens logique, elle n'est pas la somme des ouvriers, et l'appartenance à la classe ouvrière ne se limite pas à une dénomination professionnelle. Dire que "Kamel aussi, c'est la classe ouvrière", ce n'est pas dire qu'il n'y a rien de commun entre les membres de cette classe ; c'est dire qu'il existe autant de manières d'interpréter, d'exprimer et de manifester son appartenance à la classe ouvrière qu'il y a d'individus. La conscience de classe n'est pas une conscience collective : c'est toujours une conscience individuelle.
Il y a bien des délibérations collectives dans l'Etabli ; mais jamais elles ne débouchent sur autre chose qu'une décision individuelle. Au terme de la concertation, chacun est renvoyé à la responsabilité qui est la sienne. Poursuivre la grève ? Ali prend sa décision en son âme et conscience, à l'écart de toute réunion ; mais son cas n'est pas représentatif (d'ailleurs aucun cas individuel n'est "représentatif"), et sa décision s'appuie sur le tract rédigé collectivement à l'issue d'une réunion du Comité.
N'allons pas trop vite : Linhart ne cherche pas (du tout) à remettre en cause le rôle de la délibération collective. Plus encore : de nombreux textes de l'Etabli démontrent que "l'atomisation" du corps ouvrier est précisément l'une des armes les plus violentes, et les plus efficaces, de la classe dominante. Séparer, isoler, diviser : autant de maîtres-mots de la stratégie d'oppression déployée pour briser la grève. Les extraits abondent, on en trouvera quelques uns ici. Linhart lui-même souligne le caractère traumatique de chacune des deux exclusions dont il a fait l'objet : son expulsion vers le dépôt de pièces détachées Panhard, et son licenciement final.
Reconnaître l'individualité irréductible de l'homme ne revient donc pas à remettre en cause le sens et la valeur de la délibération et de l'action communes. Mais une délibération commune n'aboutit jamais à la suppression de la décision individuelle, si bien que consensus peut parfaitement porter... sur le fait de laisser chacun choisir en son âme et conscience.
La majorité des membres du comité continuaient à refuser la récupération et sortaient à cinq heures. Mais un consensus implicite s'était établi, qui laissait à chacun le choix individuel de son acte. Simon, Sadok et une partie des Maliens décidèrent d'abandonner à la fin de la deuxième semaine et de se plier aux horaires de la direction. (…) On ne leur en voulut pas.
Même une délibération en commun ne peut aboutir à un comportement que par la médiation d'une décision individuelle, qui engage chacun et qui reste toujours indéterminable à l'avance, précisément parce qu'elle est in-déterminée. Qui décidera de poursuivre la grève le mercredi ? Aucun démon, fut-il entièrement instruit des lois de l'économie politique, ne peut le prédire.
A cet égard, on peut souligner que l'Etabli est l'un des rares textes marxistes (des années 60) à souligner l'ambivalence fondamentale du savoir issu des enquêtes en milieu ouvrier, même lorsqu'elles sont menées par des sympathisants de la cause ouvrière. Nous l'avons dit, au fondement de la démarche de l'établissement se trouve l'idée selon laquelle toute action politique en faveur des ouvriers exige une connaissance du monde ouvrier ; mais cette connaissance, quelles qu'en soient les sources, est toujours susceptible d'être mise au service de la domination qu'elle devait combattre. A vrai dire on voit assez peu, dans l'Etabli, le rôle que peut jouer la connaissance du monde ouvrier dans l'action révolutionnaire ; l'établissement de Linhart a sans doute enrichi sa connaissance et sa compréhension de la condition ouvrière ; mais dans quelle mesure cette connaissance, dont l'Etabli est l'expression, peut-elle contribuer à l'émancipation de la classe ouvrière, voire à la révolution ? En revanche, on voit très bien, puisque Linhart le souligne, en quoi ce type de connaissance peut être mis au service de l'oppression. L'un des aboutissements possibles de l'enquête rationnelle, c'est la rationalisation.
Rationalisation.
Pourquoi maintenant ? C'est le bon moment, ils ne font rien au hasard. Ils ont des sociologues, des études, des statistiques, des spécialistes de relations humaines, des gens qui font des sciences humaines, ils ont des indics, des interprètes, des syndicalistes jaunes, ils ont la maîtrise qui tâte le terrain, et ils confrontent l'expérience de Choisy et celle de Javel, et celle de Levallois, et celle de Clichy, et ils prennent l'avis des autres patrons, et ils font des conférences, et ils distribuent des crédits pour mieux connaître tout ça, et étudiez-moi donc les conflits, et le comportement de la main d’œuvre immigrée, et la mentalité de l'O.S. moyen, et l'absentéisme, et tout ça et tout ça. (160)
De ce point de vue, l'ambivalence fondamentale des études portant sur l'exploitation ouvrière est exposée par Linhart, dans des termes qui le rapprochent davantage d'un Luc Boltanski que d'un Pierre Bourdieu. Le fait que le premier reconnaisse la part de "jeu" (dans tous les sens du terme) que chaque individu conserve à l'égard des mécanismes structurels (dispositifs institutionnels, structires symboliques, etc.), alors que le second confie au sociologue la tâche de dévoiler des dispositifs et des procédures de domination dont les individus n'ont pas conscience, n'est sans doute pas un hasard.
Le monde de l'Etabli est donc, irréductiblement, un monde d'individus, dans lequel les logiques sociales sont toujours ressaisies à l'aune de délibérations, de décisions et de comportements individuels ; le dévoilement de la domination de classe n'abolit pas la responsabilité personnelle, elle la présuppose et s'y manifeste. Si l'établissement a permis à Linhart de découvrir la classe ouvrière, c'est d'abord en ce qu'il l'a conduit à rencontrer l'individu.
C'est d'ailleurs ce qui éclaire l'un des éléments de l'Etabli qui peut, au premier abord, sembler étrange. Parmi les affirmations qui sont énoncées à plusieurs reprises, on en compte une qui peut, à première lecture, sembler relever de l'autopersuasion, voire de la mauvaise foi -- chose curieuse, dans ce récit par ailleurs d'une lucidité implacable. Linhart prend soin de nous rappeler à plusieurs reprises qu'il s'est lui-même engagé à ne pas "prendre son compte" : quelles que soient les vicissitudes de son parcours, il ne démissionnera pas. Et il indique explicitement que cette décision est prise pour réduire l'écart entre sa propre situation et celle de ses camarades ouvriers.
Si l'on raisonne dans les catégories qui viennent spontanément à l'esprit lorsque l'on compare la situation de celui qui a fait le choix délibéré de s'établir, et le reste des ouvriers, il s'agit évidemment d'un pur sophisme. Car l'engagement que prend Linhart envers lui-même ne réduit en rien le fait qu'il est libre de devenir ouvrier, libre de garder ou de quitter son poste. Rester fidèle à un engagement que l'on a pris envers soi-même n'a jamais supprimé notre liberté : c'est un acte de liberté. Si cet engagement visait à réduire l'écart entre l'intellectuel qui décide de rejoindre la chaîne et tous ceux qui "n'ont pas eu le choix", qui ne font qu'obéir à la nécessité, il relèverait de l'aveuglement ; en voulant se débarrasser de sa liberté, l'intellectuel ne ferait que la réaffirmer.
Mais précisément, cette grille de lecture est invalidée par l'ensemble du texte. Il n'y a pas, d'un côté, l'intellectuel qui choisit, et les ouvriers régis par la nécessité. Il n'y a que des individus qui ont choisi, face à une situation déterminée, de devenir ouvriers et de rejoindre la chaîne. L'une des différences majeures entre la situation de l'intellectuel et celle de ses camarades est que l'engagement des seconds est un engagement pérenne : celui qui est venu travailler en France pour nourrir sa famille est tenu de garder son poste pour ne pas faillir à l'engagement qu'il a pris. L'intellectuel, lui, peut changer d'avis à tout instant. C'est cette différence, et non pas l'écart entre liberté et nécessité, que Linhart cherche à réduire, en faisant de son engagement un engagement dans le temps, pour une durée dont lui seul ne peut décider. Lui aussi devra tenir. Il ne démissionnera pas, même lorsque son travail au dépôt Panhard l'affectera physiquement et mentalement.
Cela n'abolit évidemment pas le caractère particulier de la situation dans laquelle se trouve Linhart ; mais toute situation est particulière, comme est singulier le choix que j'y opère. L'une des manifestations de cette particularité de la situation de Linhart est d'ailleurs paradoxale ; contrairement à ce qu'il se produira pour les autres membres du Comité, Linhart, lui, -- sera licencié.
Robert Linhart, Fos sur Mer
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