L'Etabli : la conversation avec Primo
Texte de l'Etabli de Robert Linhart : la conversation avec Primo
Nous nous sommes tassés dans un coin, moi sur une chaise et Primo à l'extrémité d'une banquette de moleskine. Brusquement, je me vois dans la glace immense qui me fait face, derrière Primo. J'ai l'air si écrasé, la tête rentrée dans mon manteau informe, un chapeau de cuir enfoncé sur les yeux, que j'esquisse un sourire de dérision.
Primo s'est arrêté de parler.
Il me secoue par le coude.
Puis il me dit, d'une voix douce, soudain différente (et, du coup, je me mets à l'écouter, lui, et j'oublie la chanson du juke-box et les sons de la brasserie) :
« Tu sais, notre grève, ce n'est pas un échec. Ce n'est pas un échec parce que... »
Là il s'arrête, il cherche ses mots.
« ...parce que nous sommes tous contents de l'avoir faite. Tous. Oui, même ceux qui ont été forcés de partir et ceux qu'on a mutés sont contents de l'avoir faite. Les ouvriers de Choisy que je rencontre disent que, maintenant, les chefs font plus attention. Il y a moins d'engueulades. Les cadences ne bougent plus depuis la grève. La direction a pris la grève comme un avertissement. On s'en souviendra longtemps, tu sais. On en parle même dans les autres usines Citroën. Ceux de Choisy disent maintenant : « Nous, à Choisy, on a montré qu'on ne se laisse pas faire. » Cette grève, c'est la preuve qu'on peut se battre dans les boîtes les plus dures. Il y en aura d'autres, tu verras... »
Il dit : « … dans les boîtes les plous dourres... tou verras... »
Je pense, en l'écoutant, que j'aime son accent, et cette force qui le maintient rigide, invaincu. Je pense à la Sicile et aux prolétaires venus jusqu'ici depuis les terres brûlées du Sud. J'ai un peu moins froid, mais je reste sceptique.
Pourtant, il a raison.
Des mois plus tard, et des années plus tard, je rencontrerai au hasard d'anciens ouvriers de Choisy, qui, tous, me parleront de la grève et du comité, et me diront combien le souvenir en est resté vivant, à Javel, à Levallois, à Clichy, sur les immenses chaînes de montage des DS et dans l'insupportable chaleur des fonderies, dans les vapeurs nauséabondes des ateliers de peinture et dans les crépitements d'étincelles des ateliers de soudure, partout où, notre usine une fois fermée, on a muté ses ouvriers. Rien ne se perd, rien ne s'oublie dans la mémoire indéfiniment brassée de la classe ouvrière. D'autres grèves, d'autres comités, d'autres actes s'inspireront des grèves passées – et de la nôtre, dont je découvrirai plus tard la trace, mêlée à tant d'autres...
Primo a raison, mais au moment où il me parle, je ne le sais pas encore, tout occupé que je suis à ruminer l'impuissance de mon exil et l'écrasant rétablissement de l'ordre Citroën. (132)
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