Linhart, texte 1

Robert Linhart, L'établi, texte 1. L'établissement, une histoire singulière comme les autres

L' « établissement », j'en avais déjà parlé à Sadok, presque par hasard, parce que c'était venu dans une conversation, à l'usine. Je lui avais dit que je n'étais pas vraiment ouvrier, que j'avais fini des études pour être professeur. Il m'avait écouté avec un scepticisme indulgent, doutant visiblement que l'on pût choisir une vie semblable sans y être contraint. Un peu la réaction du détenu auquel le nouveau, à peine arrivé dans sa cellule, proclame : « Moi, c'est un cas à part, je suis innocent ! » Cause toujours mon bonhomme, pense l'ancien, on connaît la chanson. Puis quand, chassé par son propriétaire, il était venu habiter chez moi quelques jours, l'entassement des livres et des papiers l'avait convaincu.

« Alors, tu pourrais vraiment être professeur ou travailler dans un bureau ?

_ Oui. »

Il n'avait plus rien répondu, mais ses yeux disaient : « Tu es fou. »

Cette réaction extrême de Sadok est restée isolée. La plupart des autres ne sont guère frappés par la chose. Les Yougoslaves enregistrent sans faire le moindre commentaire. Simon me dit : « Ah bon, vous êtes beaucoup comme ça ? » Son visage mobile prend une expression alléchée, comme s'il allait en apprendre de belles. Mais à peine ai-je répondu que, déjà, il me parle d'autre chose. Quant à Christian, il me pose des questions sur la situation dans les facultés et sur les rapports entre les groupes révolutionnaires. Et puis, très vite, cela passe dans le tableau général des caractéristiques individuelles auxquelles, par habitude, on ne prend plus garde. Plus personne ne m'en parle.

A l'extérieur, « l'établissement » paraît spectaculaire, les journaux en font toute une légende. Vu de l'usine, ce n'est finalement pas grand chose. Chacun de ceux qui travaillent ici a une histoire individuelle complexe, souvent plus passionnante et plus tourmentée que celle de l'étudiant qui s'est provisoirement fait ouvrier. Les bourgeois s'imaginent toujours avoir le monopole des itinéraires personnels. Quelle farce ! Ils ont le monopole de la parole publique, c'est tout. Ils s'étalent. Les autres vivent leur histoire avec intensité, mais en silence. Personne ne naît O.S. ; on le devient. D'ailleurs, ici, à l'usine, il est très rare qu'on désigne quelqu'un comme « l'ouvrier qui... ». Non. On dit : « La personne qui travaille à la soudure », « La personne qui travaille aux pare-chocs ». La personne. Je ne suis ni « l'ouvrier », ni « l'établi ». Je suis « la personne qui travaille aux balancelles ». Et ma particularité « d'établi » prend sa place anodine dans l'enchevêtrement des destins et des cas d'espèce. (p. 81)