Linhart, l'Etabli, texte 3
Robert Linhart, L'Etabli, texte 3.
Il y a, autour de la grande chaîne, une vie sociale touffue, qu'exacerbe la présence de nombreuses femmes en sellerie. Christian, fureteur, a toujours un avis sur chacune. Un après-midi, il est venu me voir à la pause. Les Yougoslaves sont là aussi, Georges son éternelle cigarette anglaise à la bouche. Quelques mètres plus loin, une blonde, très fardée, queue de cheval, est en grande conversation avec Dupré, le chef d'équipe. Il est visiblement en train de la baratiner et la femme, appuyée sur la table de travail, souriante, ne le décourage pas. Christian leur jette un regard mauvais et, crachant par terre, siffle entre ses dents : "La salope ! elle sort avec les chefs !" C'est parti très vite, avec toute la vivacité du Breton.
Georges, qui semblait absent et regardait ailleurs, réagit brusquement et, fixant Christian dans les yeux : "Pourquoi tu dis ça ? Elle fait de mal à personne ! C'est pas facile, la vie, pour une femme seule, elle s'en tire comme elle peut. Les salauds, c'est les chefs qui en profitent. Pas elle." Il y eut un silence. Chacun cherchait un nouveau sujet de conversation quand la fin de la pause nous sépara.
Quelques jours plus tard, par hasard, je sortais de l'usine avec Christian et nous croisâmes la même femme dans la rue. Elle tenait par la main un petit garçon, qu'elle serrait très fort. L'enfant était épanoui, bien habillé. Elle marchait droite, le dévorant du regard, inaccessible au vacarme de la circulation, toute à son orgueil de mère. Plus rien à voir avec la coquette du 85 que nous avions vu "se mettre bien avec le chef". Il suffisait de la regarder en cet instant pour comprendre que, tout ce qu'elle faisait, elle le faisait pour son gosse. Christain me jeta un regard honteux et ne dit rien. Je ne l'entendis plus jamais faire de réflexion sur le comportement des femmes de l'atelier. (p. 57)
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