Linhart, l'Etabli, texte 2

Robert Linhart, L'Etabli, texte 3 : le vieil Albert

Seul un vieil ouvrier me parlait parfois. Son visage sillonné de rides paraissait converger vers une bouche tombante, amère, qui parfois souriait en un vague rictus. Un corps maigre, flottant dans une combinaison de toile grise serrée à la taille par une ceinture entortillée. Albert n'avait plus qu'une occupation vraiment importante : compter les jours qui le séparaient de la retraite. Et, bien sûr, il ne me parlait presque que de cela, rêvant à haute voix d'un avenir idyllique de pavilon de banlieue, de géraniums, de petits jardins symétriques et de matins silencieux. Il passait son temps à me démontrer avec force calculs l'opération ingénieuse de cumuls de congés payés et de gratifications exceptionnelles qui allait lui permettre de partir à la retraite à soixante-quatre ans et six mois seulement. "C'est un peu normal", ajoutait-il comme pour s'excuser de ce privilège, "en trente-trois ans de présence chez Citroën, je ne me suis jamais mis aux assurances. Non, non, jamais malade !" Plus que deux mois oà faire : il voyait le bout.

Son autre sujet d'enthousiasme était la réussite sociale de son fils, devenu agent de police. "Tu comprends, il ne touche jamais rien de ses mains. Il travaille en gants blancs. Le soir, pour se mettre à table, il n'a même pas besoin de se laver les mains !"

Tout me séparait d'Albert, et j'avais pourtant l'impression de le comprendre. Le souffle minuscule d'une vie dans ces jours sans histoire du dépôt Panhard.  (119)