L'Etabli : la conversation avec Kamel

L'Etabli de Linhart : la conversation avec Kamel

Me voici donc adjoint au pontonnier, au poste d'entrée de l'atelier de soudure. […]

Ce pontonnier est un Algérien. Kamel. Dans les vingt-cinq ans. Il a une coiffure bizarre, genre Beatles, gonflée et brillantinée. Au travail, il porte une combinaison verdâtre, serrée à la taille ; mais, en civil, il est habillé d'une façon agressive, blazer à boutons dorées et chaussures pointues. Une allure de maquereau. D'ailleurs, on dit qu'il l'est un peu, mac. Qu'il a des drôles de connaissances, à Pigalle et à Barbès, que des filles très fardées viennent parfois l'attendre à la sortie. Vis-à-vis de moi, son « aide », il est franchement arrogant, profitant de la situation pour me donner des ordres et me traiter en larbin. Apparemment s'il tient ce poste stratégique d'approvisionnement de la chaîne, c'est qu'il a donné des garanties de fayotage et qu'il a, de la cadence de production, une conception qui convient aux chefs. Gravier et Antoine lui font confiance. Il n'a guère de rapports avec les autres ouvriers. Il règne sur son treuil et sur l'entrée de l'atelier, dominant la cour du regard quelques mètres plus bas, actif, autoritaire, bourrant la chaîne sans discontinuer.

Un jour, au casse-croûte, nous avons parlé de la grève contre la récupération, et il s'est vanté de ne jamais l'avoir suivie, contrairement à plusieurs « imbéciles » du 86 qui se sont fait mal voir de Gravier. J'ai répliqué rudement, le ton a montré très vite, mais notre dispute a été interrompue par le redémarrage de la chaîne. Depuis, nous ne nous adressons plus la parole, si ce n'est dans le cours du travail – lui pour me presser ou gueuler, moi pour l'envoyer au diable. (154)

 

Aucun ami à qui me confier. J'aurais tant envie de parler à Primo, à Georges, à Christian, à Mouloud, à Ali, à Sadok, à Jojo. Personne. Il faut attendre.

Juste Kamel, là, devant le Café des Sports, en plein soleil. Gravure de mode. Kamel le fayot, qui passait son temps à me houspiller, à jouer les chefs, à pousser la cadence. Kamel à qui je n'ai rien à dire.

Lui, par contre, semble vouloir engager la conversation.

Encore quelques pas. Je l'ai rejoint. Qu'est-ce qu'il veut ?

Je lui dis sèchement :

« Je suis lourdé. »

Lui : « Je sais, on m'a dit... »

Silence.

Kamel, encore : « Écoute... »

Il s'arrête, change d'appui comme s'il avait des fourmis dans les jambes. Bruissement du tergal de ses pattes d'éléphant. Il m'énerve, à se tortiller comme ça. Il reprend.

Kamel : « Écoute, ils m'ont proposé de l'argent pour que je provoque une bagarre avec toi, ils voulaient te licencier comme ça. »

Moi : « Alors ? »

Kamel : « Alors, j'ai refusé. »

Moi : « Pourquoi ? »

Kamel : « Parce que... parce que je n'ai pas besoin d'argent. Pas de cet argent-là. »

Il n'a plus rien de son arrogance, il a l'air gêné – de quoi ? Qu'on ait pensé à lui pour ce sale boulot ? De me le dire ? Brusquement, il prend congé et disparaît derrière le coin de la rue. Je suis sûr qu'il a dit vrai. Je me doute même que c'est Danglois qui a fait la commission.

Je pense : Kamel aussi, c'est la classe ouvrière. (178)