Idée d'une théologie de la culture
Idée d'une théologie de la culture
(1919)
1. Sciences de la nature, sciences de la culture
Tillich part de la distinction entre les sciences de la nature et des sciences de la culture.
Tandis que les sciences de la nature reposent sur un critère de vérité supposant la séparation radicale du sujet et de l'objet (du discours et de la réalité), les sciences de la culture invalident cette séparation. Le scientifique de la culture est immergé dans, et conditionné par, la réalité dont il parle, et il contribue à sa constitution par son discours même. Il ne peut donc y avoir de point de vue objectif dans le domaine des sciences de la culture, tout discours est un point de vue, à la fois parce qu'il s'enracine dans un contexte culturel déterminé, et aussi parce qu'il s'engage pour l'orientation de ce contexte sur une voie définie (T + A).
2. Philosophie de la religion et théologie
Tillich mobilise la distinction précédente pour différencier la philosophie de la religion et la théologie.
Le fait que tout discours des sciences de la culture s'enracine dans un contexte culturel le met en rapport avec les catégories générales qui s'y trouvent impliquées. Inversement, ces catégories générales ne prennent une forme déterminée que dans une synthèse individuelle : un contenu nouveau ne peut trouver une forme qui l'exprime que dans une synthèse inédite qui est toujours une création individuelle, historiquement et socialement située. Ainsi, tandis que la philosophie de la religion est une remontée vers les catégories générales sur lesquelles se fonde le discours théologique, la théologie est un discours concret exprimant ces catégories selon une perspective religieuse déterminée.
La théologie n'est cependant jamais réductible à la description d'une dogmatique confessionnelle ; il s'agit donc, pour la théologie, de considérer et d'exprimer de façon confessionnelle une dimension universelle de l'histoire humaine, et non de poser une appartenance confessionnelle comme vérité absolue. (T + A)
3. Morale religieuse, morae culturelle : de l'éthique théologique à la théologie de la culture
Pour pouvoir proposer une approche théologique de l'éthique dans les sociétés contemporaines, il faut selon Tillichdifférencier l'éthique théologique d'une théologie de la culture.
L'éthique théologique cherche à prescrire la morale correspondant à une appartenance confessionnelle, et, comme telle, ne peut jamais prétendre au statut de "science (culturelle) de l'éthique", l'éthique n'étant plus du tout déterminée par l'espace religieux dans les pays protestants contemporains. Il s'agit donc, pour Tillich, non pas d'établir une "morale religieuse" (correspondant à une optique confessionnelle déterminée), mais d'adopter une posture religieuse à l'égard de la culture en tant qu'elle constitue la source de la morale. Il faut donc passer de l'éthique théologique à la théologie de la culture. (T + A)
4. Autonomie et théonomie de la culture
Cette soustraction de l'espace religieux à l'espace de la culture doit être généralisée. Non seulement la théologie ne doit pas être identifiée au discours d'une Eglise au sein de l'espace culturel, mais il faut supprimer "en principe" tout discours religieux dans chacune des sphères spécifiques de la culture : dès qu'on valide la possibilité d'une politique religieuse (confessionnelle), d'un art religieux, d'un droit religieux, etc. on crée un conflit entre les secteurs profanes et religieux, qui ne peuvent conduire qu'à un conflit de l'âme avec elle-même.
Pour que la culture soit ainsi saisie dans une perspective théonome, elle doit reconnaître la pleine autonomie des discours culturels. (T + A)
5. La notion de religion
Cette conception de la posture théologique implique une redéfinition de la notion de « religion ». Tillich pose alors sa définition fondamentale de la religion comme expérience de l'inconditionné, expérience intrinsèquement dialectique. (T + A)
6. Autonomie et théonomie de la science et de l'éthique
Tillich introduit alors la caractérisation du point de vue qui envisage son objet dans son rapport dialectique à l'inconditionné ; ce point de vue est le point de vue théonome. On doit donc considérer que l'adoption d'un point de vue réellement théonome face à la culture (en tant qu'elle est elle-même le véritable sujet de l'éthique, de l'esthétique, de la politique, etc.) a pour contrepartie la reconnaissance de la pleine autonomie des sphères intraculturelles, notamment l'éthique et la science. (T + A)
7. Contenu et forme.
Tillich peut maintenant préciser en quoi consiste l'articulation de la théonomie et de l'autonomie. Loin de constituer des « dimensions » différentes du réel, ou des « points de vue » séparés sur la réalité, théonomie et autonomie s'articulent dialectiquement. C'est cette articulation dialectique qu'élucide Tillich en introduisant sa distinction fondamentale entre contenu et forme.
L'autonomie de la culture se fonde sur le fait que la culture est elle-même le produit d'une mise en forme d'un contenu (Gehalt), mise en forme qui tend toujours à s'autonomiser. La reconnaissance de l'autonomie des formes culturelles n'est donc que reconnaissance de la culture en sa nature même. Mais la culture ne trouve son fondement que dans un contenu qui lui échappe perpétuellement, qu'elle exprime et qui la fonde mais qu'elle ne peut jamais épuiser : et c'est cette saisie de la culture en tant que processus de réalisation conditionnelle d'un inconditionné, qui définit la posture théonomique. (T + A)
8. Contenu, forme et réalité objective
La dialectique de la forme et du contenu pose la question du statut ontologique de la réalité : quel statut accorder à la réalité phénoménale, la réalité sensible, qu'elle prenne la forme des œuvres d'art ou des institutions humaines (Église, État, etc.) ? Tillich répond par une nouvelle distinction : le contenu doit lui-même être différencié en contenu « objectif » (Inhalt), et en contenu substantiel (Gehalt). La réalité objective n'est elle-même que la concrétisation d'une forme à laquelle le contenu substantiel donne son sens. (T + A)
9. Le rôle du théologien de la culture : interpréter le monde, ou le transformer ?
La question qui se pose alors est celle qui concerne le rôle que le théologien de la culture peut et doit jouer à l'égard de la culture. Si le théologien de la culture doit assumer son enracinement et son engagement dans la réalité culturelle, et si d'autre part il doit se refuser à produire par lui-même les discours intraculturels (politiques, éthiques, esthétiques), en quoi peut consister son rôle culturel ? Peut-on concilier l'engagement dans le monde et la reconnaissance de l'autonomie des sphères culturelles ? Tillich répond en montrant l'articulation dialectique de l'interprétation et de la transformation du monde : c'est précisément par son interprétation critique de la réalité que le théologien de la culture peut participer à l'émergence du contenu qui cherche à se réaliser dans l'histoire. (T + A)
10. Première application ; théologie de l'art : la peinture expressionniste
Tillich peut maintenant présenter le type d'analyse que peut proposer la théologie de la culture. Sa première étude est consacrée à l'art, c'est-à-dire à la peinture expressionniste, dans laquelle Tillich voit une destruction des formes instituées par un contenu nouveau aspirant à une nouvelle forme expressive. L'expressionnisme pictural articule donc le oui et le non, le non opposé à une forme s'étant déjà autonomisée et que la vie même du contenu fait éclater, et le oui accordé à la forme qui vient et en laquelle le contenu aspire à se manifester. Cette dualité s'accompagne de celle de l'horreur, jaillissant du surgissement du contenu à travers la forme déconstruite, et de l'amour en tant que puissance d'union et de réconciliation. (T + A)
11. Deuxième application ; théologie de la science
Tillich propose comme deuxième exemple d'application de la théologie de la culture une présentation de ce en quoi consiste une approche théonome de la science. Là encore, il s'agit de ressaisir le processus interne de l'histoire des sciences comme processus de surgissement perpétuel de l'inconditionné, à travers des contenus s'exprimant dans les formes rationnelles du discours scientifique. Il ne peut s'agir pour une théologie de la culture d'instaurer une science théologique, mais bien de ressaisir le fondement théologique de la science en tant que production de formes par lesquelles l'inconditionné se donne à connaître mais qu'il doit perpétuellement détruire. Tillich peut ainsi clarifier le rapport de la raison à l'intuition, de la science à la métaphysique, qui ne peuvent jamais entrer en concurrence. La question (abordée dans l'analyse) est alors de savoir dans quelle mesure on peu concilier cette approche théologique du domaine scientifique et la reconnaissance de la science comme savoir, comme tel justiciable du concept de vérité (T + A).
12. Troisième application : théologie de l'éthique individuelle
Tillich propose comme troisième exemple d'application de la théologie de la culture une présentation de ce en quoi consiste une approche théonome de l'éthique individuelle. Là encore, il s'agit de ressaisir le processus interne de l'histoire de l'éthique comme processus de surgissement perpétuel de l'inconditionné, à travers des contenus s'exprimant dans les formes rationnelles du discours éthique. Il ne peut s'agir pour une théologie de la culture d'instaurer une éthique théologique, mais bien de ressaisir le fondement théologique de l'éthique en tant que production de formes par lesquelles l'inconditionné se donne à connaître mais qu'il doit perpétuellement détruire. Le caractère « anti-religieux » de la perspective nietzschéenne permet de souligner le « non » que le surgissement de l'inconditionné oppose à toute éthique instituée, ainsi qu'à tout projet de « morale religieuse » en général. Mais ce « non » est lui-même indissociable du « oui » par lequel et POUR lequel il s'affirme, dans un nécessaire dépassement du nihilisme. (Texte)
13. Quatrième application : théologie de l'éthique sociale
Tillich propose comme quatrième exemple d'application de la théologie de la culture une interprétation du changement qui s'opère dans le champ de l'éthique sociale, où une « mystique de l'amour » vient contester les formules de l'autonomie éthique. Le Contenu de l'amour est par essence ce qui déstabilise toute forme, et notamment toute forme « formelle », légale de l'orientation morale. L'amour n'appartient pas au registre d'un devoir-être formel saisissable par une auto-réflexion de la raison individuelle : il est au contraire de l'ordre d'une expérience au sein de laquelle la sphère individuelle est dépassée (et avec elle la forme de l'obligation sous sa forme kantienne, fondée sur l'intention, et donc encore vers un but à atteindre). Là encore, il s'agit de ressaisir le processus interne de l'histoire de l'éthique sociale comme processus de surgissement perpétuel de l'inconditionné, à travers des contenus s'exprimant dans les formes du discours éthique. Il ne peut s'agir pour une théologie de la culture d'instaurer une éthique sociale théologique, mais bien de ressaisir le fondement théologique de l'éthique en tant que production de formes par lesquelles l'inconditionné se donne à connaître mais qu'il doit perpétuellement détruire. La « mystique » de l'amour ne constitue en rien, pour Tillich, un point d'aboutissement, pas plus qu'elle ne doit prétendre détruire les fondements (rationnels) de l'éthique autonome (que Tillich identifie, à la suite de Fichte et Schelling, à l'éthique kantienne). Cette « mystique » n'est qu'un moment dans le processus dialectique actuel de l'autonomie et de la théonomie. (Texte)
14. Cinquième application : théologie de l'Etat
Tillich propose comme cinquième exemple d'application de la théologie de la culture le domaine de l’État. Là encore, il ne s'agit pas d'établir une conception théologique de l’État, aboutissant à la promotion d'un idéal théocratique, mais bien de montrer comment l’État constitue la forme en laquelle se manifeste un contenu, qu'il tend toujours à épuiser dans le procès de sa rationalisation (y compris lorsqu'il tend à absorber en lui la totalité des dimensions de la culture), et qui le brise en retour. C'est cette rupture de l’État par le contenu dont il est la forme, qui s'exprime dans « l'anarchisme », qui ne doit pas être conçu comme une doctrine politique, mais comme le moment spirituel au sein duquel l'autonomie de l’État se trouve brisée. L'aboutissement de l'anarchisme n'est donc pas une société sans État, où une société au sein de laquelle une église s'est substituée au pouvoir politique : mais le dépassement de l'opposition entre État et Église, dans une forme communautaire au sein de laquelle la société devient elle-même Église, mais où l’Église ne trouve d'autres formes d'autorités institutionnelles que celles de la culture.
Il s'agit ici de l'un des points où la réflexion de Tillich subira une évolution manifeste, qui conduit de l'anarchisme « romantique » de Landauer, qui est ici marquante, au « réalisme croyant » que conceptualisera Tillich dans son analyse du socialisme. (Texte)
15. Peut-on envisager une théologie de la nature ?
Tillich clôt son parcours des applications possibles de la théologie de la culture, de ses champs légitimes, par une considération portant sur l'exclusion de la « nature » comme champ d'application théologique. Pour Tillich, la nature n'advient pour nous en tant qu'objet de discours qu'à travers ses médiatisations culturelles. Il n'y a pas d'accès immédiat à une « nature en soi » : dans la mesure où tout discours est ici interprétation, et donc élucidation d'un sens, il est impossible de court-circuiter ce par quoi la nature elle-même accède au sens, devient signifiante, c'est-à-dire la culture. Pas de théologie de la nature, donc ; mais Tillich en déduit ici l'impossibilité d'une théologie de la technique, ou de la technologie. Pour Tillich, tout contenu religieux est à rechercher dans un espace de sens, et c'est donc dans les interprétations (culturelles) de la nature que la théologie trouve ses matériaux. Or il est remarquable que les instances interprétatives indiquées par Tillich correspondent aux formes classiques de la culture (art, science, droit, religion, politique), sans inclure la technique en tant que telle. Pour Tillich en 1919, la technique n'apparaît donc pas elle-même comme instance interprétative, elle ne jouit d'aucune « autonomie herméneutique », ou, ce qui est une autre manière de le formuler, elle est « idéologiquement neutre ». C'est précisément cette pure hétéronomie de la technique qui sera remise en cause par les théologiens protestants ultérieurs, et notamment Ellul. (Texte)
16. Théologie de la culture et théologie d'Eglise : principe religieux et culture religieuse
La question qui se pose enfin est de savoir quel rapport la théologie de la culture peut entretenir avec les formes proprement religieuses de la culture, c'est-à-dire le domaine constitué des formulations « autonomes » du religieux. Que peut être une théologie… de la théologie ? Quel sens donner à la théologie « d’Église » dans le cadre d'une théologie de la culture ? Faut-il lui dénier toute légitimité au nom de l'autonomie des formes culturelles, ou peut-on lui donner un sens (et donc une nécessité) au sein du processus dialectique ? Pour Tillich, la fonction de la religion en tant qu'espace culturel spécifique est avant tout de ressaisir, de manifester et d'exprimer la dimension religieuse des autres espaces culturels (ce qu'elle ne peut faire que dans une perspective religieuse concrète) : elle est donc de manifester le « second pôle » (sacré) de la culture, non en tant que force opposée à une autre force (profane), mais en tant que seconde dimension d'une totalité culturelle dont l'explicitation, l'élucidation nécessaires exigent cette distinction. On aboutit ainsi à l'idée selon laquelle le rôle fondamental d'une « théologie culturelle » (indissociable ce de ce que l'on pourrait nommer une « culture religieuse ») est précisément de produire une théologie de la culture permettant de manifester la dimension religieuse de la culture. (Texte)
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Commentaires
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- 1. P. Destienne Le 12/12/2017
Merci pour cette sélection et de vos commentaires : la suite sera la bienvenue !
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