L'esprit de l'Utopie
L'esprit de l'utopie (1918, 1923)
"L'Esprit de l'Utopie" peut être considéré comme la première oeuvre d'Ernst Bloch ; elle a, par conséquent, souvent été lue comme une oeuvre "pionnière" pour la doctrine du penseur du Principe Espérance, comme le point de départ d'un cheminement, mais aussi comme l'annonce et l'esquisse encore imparfaites du Grand oeuvre à venir. Bloch lui-même semble valider cette perspective lorsqu'il écrit, dans la "remarque terminale" qu'il ajoute à l'oeuvre initiale en 1963 :
"Quant au reste, cette oeuvre de jeunesse reparaît inchangée : tentative d'une première oeuvre importante, expressive, baroque, pieuse, avec un objet central. La musique, tissant ses fils dans la crypte de l'âme comme dit Hegel, y garde pourtant sa charge de "poudre explosive" dans la relation sujet-objet. L'ensemble met en oeuvre cette thèse : "Le monde n'est pas vrai mais il cherche, grâce à l'homme et à la vérité, à rejoindre son foyer." Tel est ce travail de fouille et de percée, mené durant des années de nuits contre la guerre, en vue d'un livre Sturm-und-Drang, et aussi d'un premier ouvrage qui, dans l'entreprise d'une philosophie utopique, soit centré sur nous ; il a lui-même une place d'anticipation. Son romantisme révolutionnaire trouve (comme la monographie consacrée à Thomas Münzer) mesure et détermination dans Le Principe Espérance et les livres suivants. Ainsi L'Esprit de l'Utopie, dans son caractère spécifique qui faisait confiance en propre au mal comme au bien, peut d'autant mieux se définir : gnose révolutionnaire."
Que l'Esprit de l'Utopie porte en lui quelque chose d'un romantisme révolutionnaire (qu'on pourrait rattacher aux idées d'un Landauer, que l'on croise également dans les écrits du "jeune" Tillich), c'est certain. Que ce romantisme révolutionnaire trouve "mesure et détermination" dans les oeuvres ultérieures, c'est possible. Mais il ne s'ensuit pas que l'on doive lire L'esprit de l'Utopie à l'ombre portée du trajet parcouru par la suite ; si les thèses du Principe Espérance peuvent éclairer le sens (parfois presque hermétique) de cette profession de foi que constitue l'Esprit de l'Utopie, il faut se garder d'une illusion rétrospective qui, d'une part, tendrait à en fausser l'interprétation (voire l'exégèse !) et, d'autre part, surdéterminerait certains traits de l'oeuvre au détriment d'autres, sans doute moins prégnants dans le corpus plus tardif -- à commencer par les considérations religieuses. L'Esprit de l'Utopie est un livre qui se veut, qui se proclame prophétique ; que la prophétie ait mauvaise presse aux yeux de la communauté philosophique, et notamment aux yeux d'une orthodoxie marxiste, ne doit pas conduire à traduire en termes de "mythe" ce qui s'affirme ici comme parole, et à réduire au statut de "visionnaire" celui qui se voulait voyant.
Le même danger guette celui qui tente d'appréhender L'Esprit de l'Utopie à la lumière de son contexte culturel. Il est évidemment absurde de vouloir dissocier une oeuvre de la culture à laquelle elle appartient ; c'est d'autant plus vrai lorsqu'il s'agit d'un penseur qui a fait sienne cette forme spécifique de dialectique qui articule l'enracinement (dans le passé), la projection (dans l'avenir) et la connaissance (du présent) dans un même geste théorico-pratique qui est à la fois interprétation, espérance et décision. Et c'est encore plus exact lorsqu'il s'agit d'une oeuvre de l'Allemagne des années 1920 (ce contexte a bien des égards sidérant), qui fait de l'expressionnisme l'un de ses principes-clé. A cet égard, Jean-Michel Palmier a tout à fait raison de considérer L'Esprit de l'Utopie comme le manifeste philosophique de l'expressionnisme. Et pourtant, aussi "expressionniste" (ou baroque) que puisse nous paraître aujourd'hui la composition même de l'oeuvre, avec son étrange partie "centrale" consacrée à la musique, le crescendo qui la suit, aboutissant à une sorte de da capo donnant enfin accès au fameux chapitre final (apocalyptique), il nous semble que ce qui y est dit n'a rien perdu de sa puissance et de son actualité ; ou, pour le dire de façon sans doute plus appropriée, de son caractère inactuel.
Nous proposons ici une présentation générale de chaque chapitre, accompagnée d'une sélection d'extraits.
3. Philosophie de la musique (1) : Contribution à l'histoire de la musique
4. Philosophie de la musique (2) : Contribution à la théorie de la musique
5. La forme de la question inconstructible
6. Karl Marx, la mort et l'apocalypse (en construction...)
[Remarque : les deux derniers chapitres comptent parmi les plus beaux textes de Bloch. C'est surtout en ce qui les concerne que vaut l'avertissement indiqué ci-dessus. La relecture de ces chapitres à l'aune du Principe espérance tend en effet à radicaliser (par opposition au marxisme du Principe espérance), l' "individualisme" de L'esprit de l'Utopie, dont le Moi n'est pourtant jamais dissociable du Nous. Elle tend également, plus ou moins explicitement, à relier la terminologie religieuse de Bloch à l'influence de son épouse d'alors, Else von Stritzky, tout en relativisant l'importance qu'il faudrait accorder à l'appel final à la métempsychose. Il nous semble pour notre part que ces textes gagnent à être saisis dans leur autonomie, assumés dans leur intégralité, hors de l'ombre portée du Principe Espérance.]
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