Production de l'ornement
L'un des tableaux qui seront la cause de la brouille entre Bloch et Lukacs : les chevaux bleus de Franz Marc
La production de l'ornement
(Ernst Bloch, L'Esprit de l'Utopie)
[Les chiffres entre parenthèses renvoient à la numérotation des extraits de la sélection que vous pouvez télécharger télécharger ici]
La première partie de ce chapitre est consacrée à l'étude du rapport entre art, technique et expression. Bloch récuse dès l'abord l'optique d'un déterminisme économico-technique qui considérerait la machine comme le facteur-clé, sur lequel reposerait la transformation du monde moderne. Cette transformation doit être envisagée, comme toute mutation profonde de la civilisation, dans sa dimension spirituelle (1).
Pour Bloch, il y a bien un conflit entre les propriétés internes de la technique moderne et les exigences esthétiques propres à l'art. Il est certes possible de penser une esthétique industrielle ou commerciale, visant à parer des objets utilitaires, mais il ne saurait s'agir d'un véritable ornement. Car c'est précisément la substitution de la valeur pratique au pathos qui marque l'esprit de la technique moderne, en opposition avec l'espace inutilitaire – et par là-même tourné vers l'essentiel – de la fête ou du théâtre.
Ce n'est donc pas la perspective d'un mariage contre-nature de la technique et de l'ornement qui est porteuse d'avenir, mais bien celle de leur séparation radicale : technique intégrale et expression intégrale deviennent alors les deux dimensions d'un même exode, aboutissant, pour l'une, à une « grande technique » visant la satisfaction des besoins matériels de tous les hommes, et pour l'autre à une « grande expression » permettant à l'âme de travailler à son propre avènement.
Cette grande expression se trouvait déjà figurée dans l'ornement baroque ; mais en lui le mélange de l’expression et de l'utilitaire ne faisait qu'exprimer l'alliance contre-nature du trône et de l'autel. Dès que l'on récuse cette alliance, l’expression gagne son autonomie et, au lieu de servir la sanctification de ce monde, devient annonciation prophétique d'un autre monde (2).
Bloch procède alors à une typologie des styles historiques, qui met en lumière leur rapport aux deux dimensions, aux deux pôles que constituent l’exubérance vitale et la rigueur géométrique, au sein d'une évolution que l'on peut considérer comme dialectique. Le style grec exprime ainsi la recherche d'une synthèse harmonieuse au sein de laquelle les exigences de chacun des pôles se trouvent reconnues sans être pleinement assumées, permettant à l'homme grec d'échapper aussi bien à la « peur du chaos » qu'au « sérieux de la décision ». Pour Bloch, ce style grec se retrouve dans la tradition médiévale, qui substitue à l'harmonie immanente du cosmos une harmonie de l'hétérogène, que l'on retrouve aussi bien dans la structure sociale (la commune) ou l'architecture, que dans l'espace théologique (avec la doctrine thomiste).
Aphrodite comme "Venus Genitrix", en marbre de Paros (Italie, 1er siècle ap. J.-C.)
Ce style, comme tout style, ne peut échapper au destin qui veut qu'à l'étape de son accomplissement, qui est aussi celle de son déclin, se produise une victoire du pôle géométrique sur la vitalité créatrice. C'est ce primat du géométrique sur le vivant, de l'extériorité pétrifiée sur l'intériorité organique qui définit pour Bloch le style égyptien. La rigidité géométrique est négation de l’exubérance vitale, et son lieu de consécration est le tombeau.
Entrée du tombeau de Sennedjem
Mais ce triomphe de l'inorganique ne rend que plus flamboyante la résurgence des formes qui traduisent la vie intérieure, lorsqu'elle resurgit à travers le gothique. La ligne gothique possède son foyer en elle-même, elle est la source jaillissante de son propre trajet, qui donne à l’exubérance nordique son foyer spirituel : celui d'une religion du « fils de l'Homme », dans laquelle la mise en forme de l'extériorité n'est que l'expression et l'épanouissement d'une intériorité, le parcours d'un Moi qui s'exprime pour devenir lui-même le Christ qu'il porte en lui. (3)
Sculpture gothique
Mais ce style gothique est à son tour menacé par le triomphe de la rigidité égyptienne, qui transforme le « gothique a priori » en gothique historique, historiquement figé. Ce danger s'incarne dans l'impressionnisme, qui vise une subjectivation immédiate du monde, dans un relâchement de la forme qui en détruit l'expressivité.
A cette subjectivation du monde il faut opposer une objectivation du Moi, de ce Moi véritable qui s'approche et cherche de nouvelles voies pour son expression – dans l'expressionnisme.
Ce n'est d'ailleurs plus tant la mise en forme qui constitue l'élément dominant, que d'autres éléments expressifs comme la couleur. Mais la couleur n'y apparaît plus comme un élément proprement pictural (comme dans l'impressionnisme) : la couleur (brute, décontextualisée) devient pure expression des émotions, projection du paysage de l'âme. La couleur devient expressive en tant qu'elle abandonne le plaisir de la contemplation pour les nécessités de l'énonciation. Il en va de même pour le dessin, qui n'a plus à dessiner des contours, mais à donner au matériau une structure expressive ; le dessin expressif doit donc aboutir à sa propre négation en tant que « dessin », clôture, repos, pour donner corps à ce qui, précisément, en tant que mouvement, tension de l'âme vers elle-même, excède tout contour.
Carl Schmidt-Rotluff (peintre expressionniste)
Ce réveil de l'expression emporte avec lui celui de formes passées, dont il révèle les potentialités révolutionnaires : nous comprenons le sens d’œuvres passées qui nous restaient obscures, qu'il s'agisse d'une chaise baroque, de l'ornement des tabernacles, des masques et des totems. C'est la force révolutionnaire du passé (selon la formule de Pasolini) « nègre, nordique, gothique, baroque » que s'éveille et se manifeste à la lumière crue, dépicturalisée, des œuvres expressionnistes. (4)
L'art dans son ensemble apparaît alors comme l'expression d'une tension de l'âme vers elle-même : l'architecture est renvoyée au foyer, au sens où ce foyer est à la fois origine et destination. La peinture et la plastique deviennent des lieux d'annonce de notre être véritable, qui cherche à se montrer dans des formes qui doivent toujours être brisées. L'artiste devient médium, à la fois annonciateur de notre être à venir et médiation entre nous et nous-mêmes.
Nous ne sommes plus devant le tableau d'un van Gogh, nous sommes nous-mêmes dans la toile, nous sommes ce qu'elle représente, dans la mesure où ce qu'elle représente s'apparente à nous d'une façon que nous ne faisons qu'entrevoir, qui nous met en rapport avec un être qui est à la fois perdu (n'ayant jamais été possédé) et à conquérir (comme ce que nous sommes).
Magritte, La décalcomanie
Les œuvres actuelles ne sont pas, pas encore, la figuration adéquate de notre être propre, comme seules pourront l'être la "dernière" musique ou la dernière métaphysique ; elles n'en sont que le sceau, le masque qui tout à la fois voile et indique le mystère que nous sommes à nous-mêmes. C'est ce qui explique l'écart entre le sujet véritable de l’œuvre, et l'objet qu'elle représente : cet objet doit-lui même être dé-réifié pour laisser transparaître le principe originaire dans lequel s'enracinent les possibilités de toutes choses, de la nature et de l'homme, orientées vers l'horizon commun de leur accomplissement.
C'est en cela que van Gogh demande à être dépassé ; les toiles de van Gogh énoncent, les choses peintes y prennent la parole, mais elles ne parlent encore que de la nature ; l'écho qu'elles provoquent dans l'homme et qui s'y montre ne dévoile que leur être.
L'expressionnisme renverse ce jeu d'échos : les choses doivent devenir le pressentiment de notre être propre, le symbole du Moi qui s'annonce, comme origine et destination. Les formes du monde visible doivent être brisées pour que trouve à s'y exprimer, à y prendre forme l'âme en devenir ; et ce que ce Moi révèle en se révélant, c'est la possibilité la plus authentique des choses elles-mêmes. C'est ce pressentiment qui fonde « l'étrange familiarité » des œuvres expressionnistes, en tant que signes de ce qui nous est à la fois le plus intérieur et le plus lointain, de notre existence divine cachée. (5)
La chute d'eau, Franz Marc
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