Philosophie de la musique (2)
Ernst Bloch, L'esprit de l'utopie, 1923
Philosophie de la musique 2 : Contribution à la théorie de la musique.
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Pour Bloch, ce qui fait la force de la musique repose moins sur ce qu'elle désigne que sur ce qu'elle laisse pressentir. La compréhension d'une création musicale ne consiste pas à saisir une signification clairement identifiable : elle repose sur l'accueil de ce qui s'esquisse, de ce qui s'annonce depuis les profondeurs du Moi. C'est ce qui condamne toute approche strictement technique de la création musicale : ne retenir que ce qui est certain et palpable dans la musique, c'est justement laisser s'échapper son élément poétique insaisissable. C'est pourquoi l'écoute musicale s'oppose au discernement rationnel : elle consiste à se rendre disponible à ce qui émerge et qui, émergeant, échappe à l'emprise des catégories. (1)
C'est ce qui fonde l'opposition irréductible de la musique au logos : vouloir ressaisir le sens de la musique dans une signification verbale, comme tend à le faire Wagner, c'est réduire l'énonciation musicale à une assertion qui la trahit nécessairement. La grande musique excède les capacités du mythe, du poème ou du drame, comme la prophétie reste incommensurable au sermon ; la musique est le lieu d'une vision auditive dont l'objet, à la fois perdu et à venir, reste indisponible à l'emprise du langage. (2)
Mais pressentir, accueillir le sens musical n'a rien d'une attitude passive. La quête du sens profond d'une création musicale est aussi une quête menée en direction de notre propre profondeur, de notre propre approfondissement : elle exige donc du créateur et de l'auditeur l'élan déterminé vers ce qui est à dire, et non sur le plaisir retiré de ce qui serait déjà là.
La musique fait ainsi appel à ce qui caractérise la vision au sens propre, laquelle ne peut s'adresser qu'à ce qui ne baigne pas déjà dans la lumière de l'actualité. La valeur de l'art n'est pas dans le plaisir pris à la perception sensorielle, mais dans la participation au mouvement tourné vers le fond essentiel et mystérieux de la nature, et de nous-mêmes. Le sentiment artistique ne résulte pas d'une concordance entre un donné et un récepteur, mais du pressentiment d'une adéquation ; c'est ce qu'exprime aujourd'hui l'art expressionniste, dans sa « prescience assombrie » d'un contenu utopique, qui fait de l’expérience esthétique de l'œuvre « comme l'antichambre d'une parousie prochaine ». (3)
Mais l'art n'est pas lui-même le lieu de cette parousie ; pour Bloch, les créations artistiques restent de l'ordre de la représentation, de la figuration d'une promesse que l'art lui-même ne peut remplir. Le problème-clé de l'expérience esthétique est donc de laisser apparaître ce qui ne pourra être vu et vécu que dans une autre lumière. L'art doit donc utiliser les formes mondaines pour annoncer un monde dont la seule représentation possible au sein de notre monde serait celle, négative, de son anéantissement. L'expérience directe de cet autre monde serait en revanche une expérience non plus esthétique mais mystique, celle du Moi rejetant toute représentation pour plonger vers un Dieu sans image, sans la médiation d'aucune œuvre. (4)
Seul ce qui a pris forme peut apparaître ; mais ce qui ainsi apparaît, le contenu essentiel qui se manifeste n'a pas lui-même de forme déterminée. Cela n'implique pourtant pas qu'il existe une hétérogénéité radicale des formes et du contenu, et que les formes (artistiques, et plus généralement culturelles) soient simplement renvoyées à l'arbitraire individuel. Le contenu essentiel « contient » la forme en tant que détermination, il appelle la forme qui l'exprime au sein d'un contexte culturel déterminé (il est ici assez difficile de différencier la terminologie de Bloch de celle que Tillich élabore à la même époque). Dans le domaine musical, le son est ainsi le moyen par lequel le Contenu cherche à s'exprimer à travers une forme qui, comme telle, doit toujours être brisée, mais qui « porte » néanmoins un Contenu qui la porte. L'harmonie et le rythme sonores sont les autres constituants de cette « mise en forme » du Contenu opérée par les grands musiciens.
Mais encore une fois, si la forme est le lieu de manifestation du contenu essentiel, le contenu lui-même échappe à toute forme déterminée, et sa révélation ne peut reposer dans une forme objective extérieure. L'expérience musicale n'est donc pas contemplation d'une forme objective, mais bien l'expérience intérieure, nécessairement critique, par laquelle l'homme brisé devient lui-même le lieu au sein duquel la transcendance devient présente. (5)
("Transe en danse", Cité des Arts, Bayonne décembre 2018)
Ce qui tend à se manifester appelle ainsi pour apparaître des formes toujours nouvelles, que leur nouveauté même (comme le veut Schönberg) rend expressives, quoique toujours temporaires. L'adéquation de la forme sonore avec ce qu'elle exprime est d'ordre symbolique, et c'est dans sa capacité expressive (qu'il est impossible de traduire en termes techniques) que réside la "nécessité" propre à la création musicale. (6) C'est donc cette expressivité qui est la source de la création musicale, et non un système de règles qui ne peut être qu'un support pour l'éducation du talent de l'artiste. Le génie de l'artiste consiste précisément dans sa capacité à instituer ses propres règles, à donner une forme subjective à un contenu qui tend à prendre forme au sein d'un contexte historique déterminé. C'est lorsque la contrainte formelle externe devient nécessité interne que l'expression musicale s'épanouit. (7)
La musique est ainsi l'art temporel par excellence, mais dans la mesure uniquement où cette temporalité désigne, non l'accumulation successive d'états présents, mais un mouvement, un voyage vers ce qui est nécessairement inactuel. La créativité de l'artiste consiste à faire transparaître le pas-encore dans le réel. Mais ce pas-encore est lui-même inséré dans l'histoire, il est ce vers quoi le réel s'achemine comme vers son être propre, il est ce dont le dévoilement exige la marche historique du passé dans son ensemble. La musique est temporelle dans la mesure où le temps lui-même est musical, temps orienté vers un aboutissement présent dès l'origine, temps rythmé par la scansion des formes au sein desquelles cet aboutissement se dévoile. La quête des grands musiciens est la quête du réel lui-même, quête utopique du foyer au sein duquel s'accomplit l'adéquation de soi à soi, l'authenticité enfin trouvée, qui est à la fois retour à l'origine et atteinte du but. Le temps musical est ainsi le déploiement d'un mouvement en quête de l'espace propre en lequel il s'accomplit. (8)
C'est cette dimension temporelle de la musique qui fonde, pour Bloch, l'opposition de la fugue et de la sonate. La fugue exprime la nécessité objective d'un ordre au sein duquel le commencement et la fin s'articulent au sein d'un espace où rien ne peut survenir qui rompe l'harmonie synthétique des voix qui s'enchaînent, se répondent et se confondent dans une totalité qui les résorbe. Le temps de la fugue est celui d'un espace clos sur lui-même. La fugue n'est pas une aventure personnelle, c'est une explicitation objective. En revanche, la sonate libère le flot aventureux de la ligne mélodique personnelle, affranchie de la totalité : elle est le lieu d'expression baroque, impétueuse de la subjectivité luciférienne, s'accomplissant dans un temps qui est nécessairement rupture, mouvement, devenir. (9)
Partition de la sonate K 457 (Mozart)
Là encore, la compréhension du sens de la création musicale est affaire de sensibilité, de cœur, et non d'entendement ; car ce sens n'appartient pas à l'ordre de l'objectivité. Le sens de la musique est expression d'un sujet, d'un Moi, en tant que ce Moi est tendu vers un achèvement dont l’œuvre doit être le symbole. C'est en ce sens que l'audition musicale, que ce soit celle de l'artiste ou celle de l'auditeur, doit être espérance. (10) C'est pourquoi tout analyse formelle de la musique échoue nécessairement ; le sens de la création se trouve dans ce que la forme exprime, et non dans la forme elle-même. La forme, en tant que forme, possède son ordre propre, sa logique, sa structure ; mais ce n'est pas dans cet ordre que l'on peut trouver le sens de la création musicale. Il n'y a de sens que dans la mesure où les formes sont appelées par et pour un sujet créateur, qui s'exprime lui-même à travers ces formes. La saisie du sens est donc entrée en résonance d'une subjectivité qui écoute et d'une individualité qui s'exprime, cette résonance étant rendue possible par le fait que l’œuvre, offrant un symbole adéquat pour une transcendance qui se manifeste au sein d'un contexte culturel donné, devient à la fois nécessaire et universelle. (11)
Pour Bloch, l'histoire de la musique depuis l'époque moderne récapitule en elle, non pas seulement l'histoire de la musique en général, mais bien les grandes phases de l'histoire culturelle occidentale. L'historien de la musique est ainsi amené vers une forme de « phénoménologie de l'esprit », au sein de laquelle le processus musical devient philosophie de l'histoire. Là encore, il ne s'agit pas de considérer les formes musicales comme des « concrétisations » objectives, extérieures, d'un contenu spirituel : elles ne le sont que dans la mesure même où elles sont ressaisies dans une écoute subjective qui seule peut donner consistance à leur expressivité. Encore une fois, ce ne sont pas les caractéristiques objectives (techniques, formelles) du symbole qui sont signifiantes : le symbole n'est symbole que pour un sujet, au sein d'une expérience subjective.
Le symbole comme miroir de l'âme de celui qui le contemple : le doublon d'or de Moby Dick (par Rockwell Kent)
Dans cette optique, la musique de Mozart (que Bloch semble parfois réduire à l'air du champagne du Dom Juan, tel que l'entend Kierkegaard) correspond à la phase grecque de la joie païenne, celle du « petit Moi » temporel et joueur ; celle de Bach exprime l'éthos médiéval de la piété religieuse du « petit Moi » spirituel, sujet de la croyance ; Beethoven et Wagner expriment la révolte du « grand Moi » temporel, celle du sujet luciférien qui désespère et s'affirme par la négation du donné. La musique qui est encore en attente est donc celle qui exprimera le « grand moi spirituel », le stade d'achèvement d'une humanité accomplie : telle sera la musique du Royaume. (12)
Mais quelles que soient les formes musicales, elles supposent la collaboration de celui pour lequel elles doivent prendre sens ; car c'est lui qui les inscrit dans une temporalité qui n'est plus celle de la succession des sons, mais bien celle d'un sujet tendu entre la nostalgie d'une origine et l'espérance d'un achèvement. La musique n'est art du temps que dans la mesure où une conscience la ressaisit dans sa temporalité propre, qui est (comme le veut Bergson) tension entre passé et avenir. (13)
Aussi le son musical doit-il être arraché à la matérialité du son physique, comme tout symbole doit être dissocié de son enveloppe sensible, pour trouver son sens résolument spirituel : car de même que tout symbole ne symbolise en dernier lieu que celui qui l'interprète, le son musical ne transporte l'auditeur que vers lui-même. (14) Ce que l'auditeur discerne alors, c'est ce qui n'est pas encore l'objet d'un savoir, ce qui ne peut déjà devenir objet pour la conscience, mais qui s'annonce comme le lieu objectif de notre subjectivité, comme origine et destination : comme foyer. (15)
L'être aimé comme symbole de l'âme de l'amant, qui doit parfois s'effacer physiquement pour ne pas voiler son sens spirituel : une idée omniprésente dans l'interprétation soufie du rapport entre Majnoun et Leïla (tapis de Kashan)
Mais là encore, il est tout fait vain de chercher à traduire en termes objectifs la correspondance du son musical au monde qu'il indique. Il n'y a pas ici d'analogie formelle, mathématique, comme celle que l'astrologie voulait établir entre les rapports astraux et musicaux. (16) De même, le foyer qui transparaît n'a rien d'un « monde idéal », d'une objectivité parfaite auquel la musique se référerait comme l'apparence à son principe. Ce qui prend vie dans la musique n'est pas ce qui conduit à l'abolition de l'individuation ; la « chose en soi » de la musique n'est ni l'apparence sensible, ni l'arrière-monde universel : elle est le Soi lui-même en quête d'une vérité qui ne peut être vérité que pour nous, et qui ne peut se réaliser que par nous. Cette vérité ne repose plus sur l'adéquation d'un objet et d'un sujet, mais bien sur l'adéquation du sujet-homme à lui-même, adéquation qui constitue l'horizon eschatologique de l'âme. (17)
Bloch adresse donc la même critique à la philosophie de Schopenhauer et à la musique de Wagner ; chacune d'elles tend à priver l'individualité de toute consistance au profit d'un fonds universel dissolvant. Ici comme là, la quête de l'intériorité ne conduit qu'à un lyrisme sans sujet, à un universel étranger. (18) Au contraire, la musique doit s'adresser à une subjectivité qui se cherche elle-même, et c'est en cela que son public est un public d'auditeurs, par opposition à un public de « connaisseurs ». Ce que requiert la musique, ce n'est pas le Moi de la vision claire, le Moi auquel Dieu apparaît de façon manifeste dans sa création : la musique est un appel au Moi du pressentiment, au Moi dont la voyance porte sur ce qui n'est pas encore, au Moi tendu vers un accomplissement utopique, qui résonne déjà sans pouvoir être saisi dans les rets du logos. (19)
Si la musique est un rêve, le rêve musical n'est donc pas reproduction onirique du passé, ou création fantasmatique : il est réalisation anticipée d'un désir dont l'objet ne se trouve pas dans le monde, mais dans la réponse à la question que nous sommes pour nous-mêmes. (20) Si la musique est nostalgie, c'est la nostalgie d'une origine que nous avons toujours perdue, et qui ne peut exister que comme notre propre accomplissement ; en ce sens, la musique est nostalgie de l'avenir. (21) La musique est l'écho anticipé du chant d'une autre gorge, d'un autre verbe, en lequel s'énonce le soi encore obscur, le nom divin perdu et à venir (22, 23, 24).
Quand Kandkinsky rencontre Schönberg : Composition VII, 1913.
L'âme entend dans la musique l'appel lancé depuis une transcendance qu'elle tend toujours à poser dans un au-delà, mais qui n'est en fait que l'appel qu'elle se lance à elle-même. Le sauveur qu'elle attend ne peut plus prendre la forme d'une transcendance extérieure, située dans une sphère d'objectivité qui lui serait étrangère : c'est en lui-même, dans son propre devenir, dans son accomplissement que le sujet peut trouver la réponse à l'exigence portée par la musique. Le sujet ne peut s'éclairer qu'en devenant lui-même lumière dans un mouvement luciférien, renonçant à un dieu qui l'abandonne et qu'il doit abandonner comme le masque objectif, faussement extérieur, de sa propre apothéose. C'est cet élan vers une transcendance sans dieu, cette course du soi qui se dessaisit de ce qu'il est pour conquérir ce qu'il a à être, pour produire enfin sa propre adéquation, qui caractérise ce que Bloch intitule « l'athéisme héroïco-mystique ». (25)
La musique est donc l'expression sensible de cet temps de l'Avent, temps angoissé d'une crise dont la catastrophe est une apocalypse ; révélation finale, non plus d'un Dieu venant abolir le monde, mais bien d'un sujet enfin révélé à lui-même dans la pleine adéquation de son être, et de l'être d'un monde dont la vérité ne se limite pas davantage à son apparence actuelle qu'elle n'appartient à un au-delà étranger. (26)
Illustration de Clare O'Connell pour Schönberg, La nuit transfigurée
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