La question inconstructible

Ernst Bloch, L'esprit de l'utopie, 1923

La forme de la question inconstructible

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Bloch oppose dès l'abord son approche à tout réductionnisme matérialiste visant à transformer le monde par des opérations portant sur ses éléments les plus tangibles, les plus immédiats. Dans cette optique, seul apparaîtrait finalement comme « réel », objet de savoir et d'action, ce qui peut être réduit à un calcul, ce qui ne franchit pas la barrière des instincts. La réalité ainsi conçue ne laisse plus aucun espace pour la foi, aboutissant ainsi à un dessèchement de l'âme qui ne peut plus tendre, et se tendre, vers une transformation du monde qui en constitue un véritable renouvellement.

L'âme ne peut alors plus tendre vers son propre accomplissement, aliénant ainsi ce qui constitue pourtant sa vie propre, dans la mesure où il lui devient impossible de vouloir porter le monde au-delà de lui-même, de ce qu'il est déjà ; le but sans lequel l'âme dépérit s'épuise en modifications locales, en agencement d'une réalité d'autant plus étrangère qu'elle apparaît nécessaire. La vision du rêveur s'éteint dans le regard du savant, qui ne connaît les choses que dans la mesure où il reste sourd à leur rêve, au dynamisme inhérent à leur matérialité. En ce sens, ce réductionnisme est à la fois l'expression d'un rapport au monde qui devient strictement technique, mais aussi d'un ressentiment qui veut détruire la vie de ce qu'il ne peut connaître sans le mettre à mort.

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La leçon d'anatomie, MichielJansz van Mierevelt et Pieter van Mierevelt

C'est donc à ce réductionnisme que s'oppose le créateur, en tant qu'il vise à faire naître l'authentiquement nouveau, en tant qu'il vise une vérité qui ne se définit plus par l'adéquation à ce qui est déjà, mais bien par la manifestation d'un être des choses encore voilé. Le créateur est donc un être de foi. Mais cette foi elle-même, ne s'adressant qu'à ce qui n'est pas encore, à un avenir qui échappe à toute nécessité mécanique, ne peut reposer dans la calme certitude de la contemplation du visible. La foi du créateur est nécessairement incertitude, angoisse, à l'égard d'un monde dont elle doit d'abord désespérer pour atteindre une espérance qui ne se réduise pas à un optimisme, à une croyance dans le « progrès ». Et c'est aussi à l'égard d'elle-même, et de lui-même, que la foi du créateur est incertaine, dans la mesure où elle exprime ce qui lui reste encore obscur, où son objet n'est pas d'ores et déjà saisissable dans la trame d'une objectivité extérieure. La recherche d'une authenticité à venir est indissociable du sentiment d'une inauthenticité actuelle qui, s'il aiguillonne la recherche, comporte aussi le doute sur la valeur de l'objet qu'elle s'assigne. (1)

Le vide laissé par l'absence de croyance dans l'âme de l'homme moderne est en effet ambivalent ; d'un côté, il fait de l'âme le sépulcre d'un dieu mort, qui ne se remplit que de connaissances. De l'autre, ce vide manifeste l'absence de ce qui importe le plus, et donc laisse pressentir ce qui, étant absent, nous rend absents à nous-mêmes. C'est vers ce « ce qui », encore indéterminé, qu'il faut s'acheminer. (2)

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C'est dans l'expérience du tombeau vide que la foi peut trouver son plus ferme appui...

Pour Bloch, notre époque peut prendre en charge le « pas encore » des temps qui l'ont précédée, ce qui en eux était but et qui ne s'est pas réalisé. Non parce que notre époque aurait triomphé des forces opposées à l'accomplissement ; ces forces se font au contraire sentir, dans l'intensité que leur confère une heure décisive ; mais précisément : cette intensité indique que le Non auquel nous devons faire face, le Non de la désespérance, de la désillusion, du renoncement, se fait d'autant plus insistant qu'il s'adresse à un « Oui » qui, en nous, couve et le menace. L'expérience authentique est toujours dialectique : si nous ne pouvons donner consistance au Oui que dans l'épreuve du Non qui le nie, si l'utopie ne se dessine que dans le refus d'une aliénation qu'elle récuse, en revanche l'expérience du Non indique ce que, en nous, le Non veut détruire, et qui doit triompher pour que ce triomphe soit nôtre. (3)

Pour Bloch, il ne nous est certes plus possible de prendre appui sur un sens apparent, manifeste du monde ; mais l'absence de sens extérieur, en rendant le monde à son aventure, en lui rendant sa nature d'espace ouvert, renforce l'exigence adressée au sujet qui doit lui-même allumer le feu divin, ce feu qui doit être allumé derrière le monde. Nous sommes encore loin d'être nous-mêmes cette lumière qui resplendit et qui, transparente à elle-même, fait apparaître toutes choses en sa vérité : ce moi-lumière est précisément ce que nous devons faire advenir pour advenir à nous-mêmes, pour tenir la promesse que nous sommes. Nous nous trouvons encore dans l'état d'incognito métaphysique, et il nous est donc impossible de produire effectivement, de réaliser ce qui ne fait que s'esquisser dans la conscience. En ce sens, nous ne pouvons encore rien faire, si ce n'est nous préparer, nous rendre disponible, approfondir notre écoute, produire des signes et des symboles pour ce qui doit advenir. (4)

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Magritte (La condition humaine, 1935)

C'est déjà ce qui se manifeste, selon Bloch, dans la pensée de Kant, dont le concept de « nature » n'introduit en rien une perfection formelle dans le monde tel qu'il est. Kant, contrairement à Newton ou Kepler, ne cherche pas à mettre en lumière le caractère harmonieux de l'être objectif, mais à tourner le regard vers un devoir être fondé sur une législation enracinée dans le sujet humain. L'optique téléologique de Kant n'est que le corrélat de l'espérance, et le primat de la raison pratique exprime le dépassement de toute connaissance de ce qui est, au profit d'une liberté mise au service d'une fin qui, tout en étant inscrite dans le corps même de la nature, est une tâche à réaliser.

En ce sens, ce n'est pas malgré le fait, mais parce qu'ils sont indémontrables par la raison théorique, que les postulats de la raison pratique peuvent prétendre à une valeur inconditionnelle ; et c'est parce qu'ils sont irréductibles à une forme quelconque de nécessité saisissable par l'entendement, qu'ils peuvent être considérés comme porteurs d'une obligation absolue.

La conscience, en tant que faculté réflexive, est ainsi ce qui nous libère de tous les cloisonnements, de toutes les nécessités de la « nature » telle que peut l'appréhender la raison théorique. La conscience ouvrant, comme le voulait Hegel, l'existence humaine à sa seconde dimension, libère l'homme de l'ordre de la nécessité naturelle. Mais cette libération ne nous conduit en rien à un simple arbitraire, ou à un pacte avec des forces « irrationnelles » : libérés de la nécessité, nous ne le sommes qu'à la condition de devenir libres pour la réalisation d'une tâche qui nous requiert en tant qu'êtres dotés d'une raison pratique. C'est donc à un « rationalisme du cœur » que nous invite, selon Bloch, la pensée de Kant.

Le point de départ de ce rationalisme, ce n'est plus le ferme point d'appui offert par la connaissance certaine que le sujet aurait de lui-même dans le cogito. C'est au contraire de son incognito, de l'énigme que le sujet est à lui-même que procède ce nouveau rationalisme, en tant que cette adéquation du sujet à lui-même n'en est plus l'axiome, mais le but. L'homme n'a pas à produire à l'extérieur ce qui serait en lui et qu'il saisirait clairement et distinctement, il n'a pas à « faire » un monde à son image telle qu'elle se reflète, lumineuse, dans le miroir de sa conscience. Ce mode de transformation du monde est propre à la fabrication technique des choses, et non à la découverte et à la réalisation éthique du sujet. Aussi le « devoir » expérimenté par la conscience n'a-t-il ici rien d'une règle à appliquer, d'une procédure à suivre, d'un protocole à mettre en œuvre. Être déterminé par la loi telle qu'elle se révèle dans le sentiment du respect, ce n'est pas devenir objet pour une législation objective ; au contraire, être saisi par la loi c'est avant tout faire l'épreuve de l'incapacité de toute législation objective face à l'exigence dont nous sommes porteurs (et qui nous porte), c'est faire l'expérience de l'impuissance de l'entendement face à l'idée d'absolu.

C'est en ce sens que l'espérance est désespoir, solitude : le sujet ne peut ici récuser sa liberté, il est bien, comme le veut Sartre, « sans excuses » ; l'espérance que nous devons porter est donc bien celle d'un « athéisme héroïque ». Mais cette liberté ne peut en rien prétendre à une « authenticité » qui exigerait une transparence du sujet à lui-même qui n'existe pas encore, dont les conditions ne sont pas encore réalisées. Le choix de l'homme est un choix qui est jugé par le Moi, le Nous en tant qu'habitants et souverains d'un horizon utopique que nous ne pouvons que pressentir. Nous devons choisir à la lumière d'une étoile qui n'éclaire ni le ciel, ni la terre, qui ne nous indique au mieux qu'une direction, d'autant plus fragile que l'étoile brille au sein d'un espace qui n'est pas celui au sein duquel nous avons à marcher. (5)

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Van Gogh, Nuit étoilée sur le Rhône

Encore cette hétérogénéité du ciel et de la terre, de la fin et de l'actuel, ne doit-elle pas nous conduire à vider le but de tout contenu. Il est certain que le but à atteindre reste nécessairement indéterminé, au sens où la signification d'un concept est déterminée. Mais cette indétermination ne doit pas basculer dans la clarté diffuse d'un ciel qui ne serait si pur que parce qu'il serait vide. Le mouvement vers l'ultime exige que le regard puisse se porter vers des possibilités concrètes, et l'horizon utopique est un désert si l'on n'y trace pas les coordonnées de tâches que nous avons à réaliser. Le monde tel qu'il est n'est pas vrai ; mais la vérité ne se trouve pas dans un autre monde, et nous devons discerner les points d'étapes qu'il nous faut rejoindre pour acheminer le monde et nous-mêmes vers l'adéquation véritable ; sans chercher à en dresser aujourd'hui un portrait trop fidèle, sans confondre l'étape et l'aboutissement, mais sans négliger les étapes au nom d'un infini mortel. (6)

Ce qu'il faut alors abandonner, ce sont toutes les tentatives visant à enclore le réel dans une totalité achevée. La pensée systématique devient mortifère lorsqu'elle veut faire du réel lui-même une totalité close, comme chez Hegel. Le système hégélien ferme la porte à toute ouverture, à tout renouvellement véritable d'un monde qui n'a plus dès lors qu'à être expliqué, élucidé dans sa rationalité par une spéculation désintéressée, miroir qu'une âme sans sujet tend à un réel sans avenir. (7)

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Magritte (La reproduction interdite)

Si donc on doit lire, comme l'histoire de la philosophie nous y invite, Kant à la lumière de Hegel, c'est uniquement dans la mesure où Hegel peut nous aider à "enflammer" Kant, à faire sortir le sujet d'une individualité restreinte, à s'emparer d'un monde dont le salut est indissociable de son salut, lequel ne peut advenir que par et dans la constitution d'une communauté véritable. Mais c'est bien Kant qui doit être pris comme fanal, en ce qu'il a rétabli les droits de la subjectivité, la primauté du Soi sur toute universalité objective. Il faut donc se tenir sur le seuil d'une réconciliation qui est encore à venir, tenir l'exigence d'un soi qui ne se perde pas dans le monde sans pour autant reposer en lui-même. Le monde ne peut trouver sa vérité que par le sujet qui s'y réalise dans le Nous, et cette réalisation n'est possible que dans un monde ainsi porté à sa vérité ; mais cette adéquation n'existe pas, elle n'est que l'horizon utopique vers lequel nous devons nous acheminer. Le "monde de l'âme" est l'objet de l'espérance. (8)

Mais il n'est encore que cela. Il n'y a pas de socle sur lequel m'appuyer pour le produire ou le déduire, et certainement pas la certitude de soi. Le soi dont je peux être certain n'est que le soi devenu, qui en tant que tel est nécessairement inauthentique ; ce que je peux produire comme documents pour attester ce que je suis appartient au passé, et jamais la succession de mes états, la somme de mes actes ne peut satisfaire l'exigence de présence à soi portée par la conscience. Ce que je suis ne peut être interprété, ne peut trouver sens que dans l'horizon des attentes que mon passé à portées et que je ne peux combler : mon histoire n'a de sens que rapportée à un aboutissement qui se dessine comme une ligne de fuite, mais que je ne peux "occuper". De sorte que ma conscience se trouve écartelée entre la mémoire d'un passé dont la vitalité réside dans son inaccomplissement, et la tension vers un avenir dont l'accomplissement ne peut être que pressenti. Il n'y a pas de présent véritable pour la conscience, dans la mesure où le sujet ne peut jamais être présent à lui-même. 

Et alors même que cette impossibilité est vécue dans toute son intensité, elle ne l'est que dans une expérience qui nous reste obscure, qui n'a pas elle-même le privilège de l'authenticité. Si le cogito ne me délivre pas l'idée claire de ce que je suis, c'est parce que le doute n'est porteur d'aucune évidence : le sujet du doute est encore un sujet voilé, qui ne pourra devenir transparent à lui-même que dans ce qui, précisément, abolira le doute. La seule certitude théorique qui s'offre à nous est négative, et elle n'est pas le produit d'un raisonnement ; elle jaillit de l'expérience même de la conscience en tant qu'expérience ouverte, et obscure : nous ne sommes pas ce que nous avons été, nous ne sommes pas ce que nous sommes ; elle transparaît dans la dimension pratique, éthique de cette expérience, comme injonction à devenir ce que nous sommes, à faire naître le monde en lequel l'âme trouvera son foyer. Mais ce que nous avons à devenir ne peut encore être déterminé, il est ce que nous devons établir et que nous ne pouvons caractériser que négativement, par la négation de ces négations que notre être devenu lui oppose, par la négation des déceptions que notre être devenu apporte à l'exigence dont nous sommes porteurs depuis toujours, par la négation de notre perpétuelle aliénation. (9)

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Gill Madge (Collection d'Art Brut de Lausanne)

Mais se rendre disponible au non-encore conscient, ce n'est pas céder aux fantaisies nocturnes de l'inconscient tel que le conçoit la psychanalyse, et plus encore la psychologie des profondeurs de Jung. L'inconscient de la psychanalyse trouve ses moteurs dans les sphères les moins spirituelles de l'immanence : l'instinct sexuel ou la volonté de puissance, attachés à des schèmes hérités de la préhistoire ou de l'enfance. Dans de rares cas, l'obscur du rêve entre en résonance avec le pressentiment utopique, comme avec le soupir de l'origine ; mais en règle générale, les résurgences ataviques auxquelles nous confronte la plongée dans l'inconscient n'ont rien de commun avec l'élan vers l'eschaton. Ce n'est pas ce qu'il y a de vivant dans le passé qui se trouve mobilisé par l'inconscient de la psychanalyse, dont le mouvement propre n'est pas celui d'une éclosion, mais d'une répétition mécanique. La « science » de cet inconscient est ainsi la science d'un passé sans sujet, matériel et mécanique : c'est-à-dire tout le contraire d'une pensée qui voudrait participer à la dynamique utopique de l'être. Les concepts de la psychanalyse ne sont pas même des chiffres pour le vouloir utopique : ce sont les termes d'un schématisme d'autant plus formel qu'il est creux, et qui a renoncé à rendre compte de son objet, le sujet, pour avoir voulu le réduire aux catégories mécaniques d'un entendement « objectif » ; le discours psychanalytique ne peut ainsi que tendre à schématiser, selon des modèles hérités de l'économie, le comportement fictif d'un Moi fantôme, d'un fantôme de Moi. (10)

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Pour Bloch, le secret de notre être ne se trouve pas dans un « inconscient », produit du refoulement et dont il faudrait produire l'anamnèse, mais dans un non-encore conscient qui ne repose pas dans une mémoire censurée, mais dans l'espérance de notre accomplissement et la nostalgie d'une origine toujours déjà perdue, dans « l'attente de ce qui est en route » dont nous sommes porteurs depuis l'enfance. La prise de conscience véritable ne repose donc pas sur l'éclairage du passé, elle n'est pas une réconciliation avec ce que nous avons été : elle est reconnaissance de la non-adéquation du sujet à lui-même, et projection vers un avenir capable de tenir la promesse d'une réalisation véritable. La connaissance de soi n'est pas reconnaissance de l'occulté, mais expérience du fait que nous ne sommes pas encore, que nous n'avons jamais été ce que nous avons à devenir, et participation au mouvement par lequel nous cherchons à tenir la promesse inscrite dans ce manque de présence à soi. Ainsi l'amour n'est-il pas, pour Bloch, la sublimation d'un instinct organique, enraciné dans les profondeurs biologiques de notre être, mais l'expression de notre dimension « théologique », de l'élan créateur, luciférien, par lequel nous cherchons à dévoiler notre propre lumière, à faire éclore le nom véritable, le nom propre de l'homme tel qu'il résonne déjà dans la musique, mais que nous ne savons prononcer. (11)

La prise de conscience n'est donc pas une certitude de soi, mais un étonnement dont nous ne sommes pas maîtres, dans un questionnement dont faisons l'épreuve, avec l'intuition que c'est dans cette question que se révèle notre être le plus propre, le sujet de la question étant précisément ce que la question questionne. Aussi les réponses que l'on peut apporter ne doivent elles-mêmes être considérées que comme des signes, des annonces en lesquelles la question se reformule perpétuellement, et non comme des solutions susceptibles de résoudre le problème que nous sommes. (12)

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La réponse à l'énigme du sphinx ne peut être que l'homme lui-même...

 

Ce ne sont donc pas les systèmes, les concepts ou les symptômes qui peuvent former le miroir dans lequel notre Soi transparaît, mais les symboles ; symboles dont le sens est toujours à créer-découvrir par l'individu, qui s'achemine vers lui-même à travers l'effort qu'il effectue pour en produire l'interprétation. Le sens d'un symbole n'est pas d'abord fixé par son rapport « horizontal » aux autres symboles, comme l'est le sens du signe linguistique : le symbole ne prend signification que par le fait d'être rapporté « verticalement » à un signifié ultime, qui n'appartient pas lui-même à la trame des signifiants, pas plus qu'il n'en constitue la totalisation. Les symboles ne sont pas les éléments d'une structure sacrée, ils ne sont pas les concepts d'une religion : ils n'ont de sens que dans la mesure où ils se réfèrent, nous réfèrent spirituellement à cet Un qui ne peut encore avoir de nom pour nous.

Il est donc vain de vouloir hiérarchiser des systèmes de symboles, en fonction de leur plus ou moins grande adéquation à une "réalité" objective : seule est ici légitime une logique de l'expression, dans laquelle l'âme saisit les symboles comme des miroirs dans lesquels elle se révèle à elle-même, dans son inadéquation actuelle à son essence, dans la promesse de cette adéquation, et dans le mouvement propre qui l'anime en tant qu'élan utopique tendu vers cet achèvement. C'est dans cette révélation que réside selon Bloch le sens véritable de la naissance mystique du Christ, dans l'âme ayant fait l'épreuve de son propre néant, au sein de la mystique rhénane. (13)

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Le danger est alors que ces symboles cessent d'être des jalons sur la voie du mystère pour devenir des réponses. Si l'absence de symboles nous exposerait à la tentation du désespoir, la solidification, la pétrification du symbole peut le priver de son sens en le rendant opaque : ce n'est plus alors notre destination qui y transparaît, mais notre être devenu qui s'y reflète, assis au milieu d'un monde encyclopédique, en opposition à un Dieu objectivé. Le sens véritable d'un symbole ne peut être que paradoxal, problématique, car il n'y a pas de solution au problème que nous sommes, que nous devons être pour nous-mêmes ; la question véritable, celle dont nous devons saisir l'écho dans le symbole, ne nous demande rien mais nous met en question, de façon telle que la seule « réponse » possible est cet être que nous ne sommes pas encore et que nous ne pouvons d'ores et déjà connaître. En d'autres termes, la réponse ne peut être qu'eschatologique, et le monde ne saurait y répondre que par son apocalypse. (14)

L'homme ne doit donc pas chercher dans la clarté trompeuse de l'objectivité ce qui ne s'annonce que dans l'obscur de l'intériorité ; Dieu même devient une forme dévoyée d'infini dès que l'on cherche à l'objectiver. La connaissance véritable, comme l'a vu Kierkegaard, n'a rien d'une adéquation avec ce qui, étant extérieur, nous reste étranger. La vérité authentique n'est pas celle que nous pouvons contempler, mais celle qui nous observe et qui, dans l'obscurité de l'instant vécu, nous cite à comparaître devant un jugement irréductiblement moral. La vérité n'est pas saisie dans l'évidence d'une transparence à soi-même : elle nous saisit avec la force d'un commandement, dans un pathos existentiel, nous appelant à une humanité encore en souffrance, sans que nous puissions à notre tour lui donner une forme adéquate, sans que nous puissions la traduire en concepts mondains. (15)

La présence à soi dans l'instant vécu n'est donc en rien la certitude à partir de laquelle nous pourrions bâtir. C'est justement cette présence à soi qui constitue l'horizon vers lequel nous avons à nous acheminer, à la lumière d'instants vécus qui perpétuellement nous échappent. Ce qui s'offre à notre représentation est la somme inerte des instants passés, ou l'image de ce que nous anticipons : la présence à soi dans l'instant actuellement vécu n'appartient qu'à ce point de vue qui n'est pas encore le nôtre, et qui donc se dérobe lui-même à nos regards. Notre conscience est bien, comme l'a vu Bergson, tendue entre ce qui n'est déjà plus et ce qui n'est pas encore ; mais c'est précisément cet écartèlement qui nous condamne à la spatialisation de notre expérience, en supprimant la dimension temporelle de nos représentation. Car le temps, la vie elle-même ne se manifestent que dans ce présent qui nous échappe, et qui est ontologiquement autre que les objets du souvenir ou de l'imagination. A la tentation d'élaborer une physique du réel, il faut donc substituer une philosophie de l'histoire qui redonne au réel sa temporalité en lui restituant son mouvement, dont les pôles ne sont pas des bornes symétriques, reliées par une causalité mécanique, mais se rejoignent en tant qu'objets d'une nostalgie et d'une espérance. Ce que révèle l'expérience du présent, c'est donc bien notre être propre, mais sous la forme négative d'une absence, absence à soi et au monde, épreuve d'une aliénation dont la suppression constitue l'horizon utopique.

Ainsi ne pouvons-nous prétendre savoir ni « ce qui est », ni « qui nous sommes ». Même le fait de nous définir comme des hommes ne fait que nous marquer du sceau de ce qui reste à accomplir, car nous ignorons en quoi consiste cette humanité ; pour nous, elle ne peut être que ce qui, précisément, nous juge, sans que nous puissions la nommer. Ce qui nous juge est certes ce que nous sommes, mais dans la mesure même où ne le sommes pas encore, et qui comme tel n'existe pas. Ainsi, c'est dans l'obscurité du phénomène que se dévoile la "chose en soi", car cette chose en soi est par nature, et partout, ce qui n'existe pas encore ; de même que le seul Dieu véritable est celui qui ne se laisse posséder que comme un fantôme, comme ce qu'exige la question à laquelle aucune réponse ne peut être donnée, dans la mesure où cette question même reste inconstructible. Le dernier dieu est celui qui n'est encore que le dieu qui pleure de ne pas exister, celui qui annonce qu'il est celui qui sera, comme aboutissement d'un exode qui est toujours aussi retour vers le foyer. (16)

papiers epars

Pour les adeptes de science fiction : Wojtek Siudmak, Papiers épars

Mais si le secret gît bien dans l'obscur de l'intériorité, si c'est bien le Moi qui aspire à se révéler dans la pleine adéquation du sujet et du monde, on ne doit pas oublier que cette adéquation elle-même exige un dépassement de la clôture du sujet sur lui-même. L'aspiration utopique est aspiration à la communauté dans laquelle la mosaïque antagoniste des ego cède la place à l'aspiration commune au monde commun, par l’œuvre commune. L'égoïsme n'est pas une condition, mais un obstacle à l'éclosion des conditions grâce auxquelles l'aliénation du sujet pourra être combattue. (18)

Mais ce qui lie cette communauté, ce par quoi elle peut se constituer, ne peut en rien être appris par l'observation de la réalité extérieure. Ce que sont les sociétés humaines est affaire de science ; mais ce qu'est la communauté qui doit advenir pour que nous puissions enfin être pleinement ce que nous sommes, repose sur des tendances inscrites au plus profond de l'âme humaine, qu'aucun enseignement extérieur ne peut nous délivrer. L'amour, la fraternité, l'espoir ne sont pas des sentiments acquis : ce sont des tendances inhérentes à notre être même, qui nous poussent à faire naître le monde dans lequel elles pourront fonder l'être en commun. Ce n'est donc pas la réalité qui doit juger l'utopie dont ces tendances sont porteuses : c'est au contraire le réel qui se trouve jugé par son inadéquation avec ce qui ne constitue pas une autre réalité, un ordre ontologique séparé, mais bien le réel saisi dans sa vérité, dans son achèvement. Les tendances utopiques qui s'expriment dans l'amour et l'espérance dénoncent ainsi le monde dans sa non-vérité, et en manifestent l'être véritable en tant qu'être en devenir, tendu vers une adéquation à soi qui n'existe pas encore. (19)

Oscar Kokoschka, La fiancée du vent (1914)

Le secret qui gît au cœur de l'obscurité de l'instant vécu n'est donc pas objet de connaissance ; il n'est objet que d'une attente qui est celle du réel lui-même, en tant que la réalité n'est jamais une succession d'états déterminés, mais un processus en devenir, tendu vers ce qui est à naître et dont la naissance résonne comme un impératif. En ce sens, c'est l'espérance qui constitue la réponse authentique du sujet, comme elle constitue la réponse de la foi à la promesse pour les chrétiens. (19) Si donc la philosophie veut répondre (comme elle le doit) elle-même à l'appel, elle ne peut tirer ses réponses d'un système théorique clos, aux concepts clairement déterminés : elle doit laisser résonner en elle la parole du mythe, dans laquelle s'exprime depuis toujours (et contre toutes les théologies dogmatiques) cette attente d'un absolu à venir. (20)

Pourtant, cette écoute du mythe ne doit en aucune façon nous amener à dissoudre les exigences de la pensée rationnelle dans une forme d'irrationalisme exalté. Si la spiritualité pure n'est jamais réductible à un entendement fermé sur lui-même, si elle exige toujours de faire droit aux tendances inscrites dans l'émotion, il ne s'ensuit pas que l'esprit lui-même doive être sacrifié à un enthousiasme inspiré. Le discours rationnel est l'élément au sein duquel nous pouvons donner une forme théorique, conceptuelle, logique à ce que les tendances émotionnelles nous poussent à chercher, et dont la quête est inscrite dans la raison même. C'est donc un rationalisme du cœur qu'il faut mettre en œuvre, en opposition à la fois au positivisme étroit et à l'irrationalisme mystique. (21)

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Si donc la démarche philosophique s'articule au passé, ce n'est pas à la manière des sciences qui, comme la psychanalyse, s'attachent au réel déjà devenu en prétendant y réduire ce qui advient. Si l'élan utopique implique le passé, c'est comme nostalgie d'une origine toujours perdue, retour vers un Nous qu'il nous faut déchiffrer et conquérir, retour vers un foyer encore à venir. (23) C'est cette nostalgie de l'avenir qui résonne en nous dans ces moments où la magie du monde rayonne dans la chaleur distante d'une chambre éclairée à la tombée de la nuit. (24) Alors le fait cesse d'être la limite au-delà de laquelle nous ne pouvons rien envisager, et ce qui est devient distant, et comme le signe annonciateur de ce qui nous est le plus proche. Et c'est dans ce pressentiment nostalgique que la pensée existentielle rejoint les chemins de l'expérience religieuse. (25)

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Van Gogh, Terrasse de café le soir

Pour Bloch, l'amour lui-même doit être arraché au domaine de l'explication biologique pour retrouver sa dimension religieuse : rencontre par laquelle le rêve trouve son interprétation, quête d'une unité perdue par l'union créatrice. Par où l'amour humain d'un homme et une femme s'élève bien au-dessus de l'association virile qui ne peut symboliser que la force ou le pouvoir, et non la fécondité par laquelle le réel peut enfanter sa forme propre. (26) En quoi la féminité est bien la dimension fondamentale de l'être, en tant qu'il porte en lui le rêve de ce dont il doit accoucher pour s'accomplir ; cette féminité est donc celle de l'homme lui-même qui, après avoir saisi sa propre image dans le visage de la femme, se comprend lui-même comme ce par quoi cette image doit advenir. (27)

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Vitrail de Chagall, La vierge à l'enfant

L'amour de l'autre n'est donc en rien une perte de soi-même ; ce que je cherche en l'autre et qui transparaît en lui, c'est bien un Moi ; mais un Moi qui excède les limites de notre être biologique et psychologique (et de celui d'autrui) pour atteindre à une forme supérieure. C'est cet amour que traduit la forme chrétienne de l'amour du prochain, qui rompt avec tout égoïsme pour s'élever, dans l’œuvre accomplie en faveur du plus bas de nos frères, à une forme plus haute d'humanité. L'amour du prochain est amour de cet homme qu'autrui n'est pas plus que je ne le suis encore, mais qui est notre commun aboutissement. L'amour ne supprime pas plus nos différences qu'il n'abolit la distance qui nous sépare de l'Homme qui doit naître et qui, dès à présent, nous appelle ; mais c'est à cet appel que répondent en nous l'amour et l'espérance. L'amour du prochain est donc l'expression d'une fraternité en gestation, par laquelle nous communions dans une communauté qui n'existe pas encore, mais que nous devons faire advenir. Communauté véritablement humaine, qui ne résulte pas de la soumission de tous au Père, mais de l'identification utopique de tous au Fils de l'Homme : à l'Homme délivré de toute aliénation, à l'Homme enfin revenu à lui-même. (28)

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Un autre Chagall : La création de l'homme

Cette part religieuse de l'espérance, la dimension chrétienne de l'amour exigent donc d'être ressaisies à la lumière de ce qui caractérise le christianisme authentique, débarrassé des scories du paganisme. Pour Bloch, la spécificité du Christ en tant que prophète du christianisme, sa dimension proprement révolutionnaire, vient du fait qu'il ne nous reconduit ni au monde tel qu'il est advenu, ni à un au-delà transcendant, mais à un monde encore à naître ; la souffrance assumée par le Christ est la douleur d'un accouchement. Le Christ n'est pas cette victime substituée qui doit assumer la charge de notre Salut auprès d'un Père solaire : il est celui qui nous appelle depuis les rives du pas-encore, il est ce fils qui doit advenir en tant que fils de l'Homme, en tant qu'homme totalement désaliéné. (29)

A cet égard, tout renvoi du monde à un ordre transcendant, toute interprétation du réel visant à en faire une émanation d'un arrière-monde est païenne. Le cycle des saisons n'est pas la manifestation mondaine d'une périodicité magique, le monde n'est pas le point d'appui à partir duquel nous devrions nous élever vers l'immatériel. C'est au contraire dans la matière même que gît le secret, dans la dynamique interne de la physis qui couve en elle une nature à laquelle nous ne savons pas encore accéder, comme nous ne pouvons encore accéder à nous-mêmes. La clé qui nous ouvrira la porte de cette nature ne descendra pas du ciel, elle n'a rien d'un sceau magique que nous devrions recevoir : ce qui peut révéler le sens de l'être est ce vers quoi il tend, comme la compréhension de l'être est participation à ce mouvement utopique tendu vers l'accomplissement. La perspective herméneutique adéquate est donc une perspective eschatologique, tendue vers une pleine révélation de toutes choses qui constitue leur seul véritable Salut. C'est ce Salut qui s'annonce (et qui nous appelle) dans ces théophanies d'un Dieu encore à naître que sont la musique et l'éthique. (30)

La figure du Christ doit donc être radicalement « démythologisée » : le Christ n’est pas plus le symbole d’une « descente » de la transcendance dans l’immanence (par l’incarnation), qu’il n’est le signe d’un "retour" de l’immanent vers la transcendance. La mort du Christ n’est pas le prélude à sa résurrection, mais le signe que le Dieu-Père et les hommes (et notamment les dépositaires de l’autorité) en sont les meurtriers ; la prophétie du Christ ne s’est pas réalisée, non pas au sens où la faute de l’homme envers Dieu ne serait pas rachetée, mais parce que l’homme a commis la faute capitale, envers le Christ, envers l’être, envers lui-même, en mettant à mort celui qui lui annonçait (et l’appelait à) son propre avènement. Telle fut la seule « victoire » exprimée par le calvaire : non pas sur Satan, mais de Satan. (31)

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Le Christ selon Emil Nolde (expressionniste allemand)

Et c’est à la lumière du Christ authentique qu’il faut entendre ce qu’est réellement l’éthique du christianisme, par-delà (et en opposition à) toute « morale chrétienne » déduite des Commandements d’un Seigneur-Dieu, interrogé par les Autorités. C’est bien l’âme humaine qui y est célébrée, en tant que principe advenant à soi à travers la réalisation de sa dynamique propre, dynamique du Bien acheminant l’âme vers son propre Salut. Salut, qui ne peut en aucun cas être envisagé comme un intérêt personnel, une rédemption égotique, dans la mesure où son principe est le rapport à l’autre, l’amour de l’autre permettant l’éclosion d’une communauté véritable, véritablement humaine, réalisation de l’Homme en tout homme. C’est cette éthique qui se révèle dans les hérésies de Marcion ou de Joachim de Flore, éthique nécessairement hérétique du fait de sa portée révolutionnaire. (32)

Répondre à l’appel du Christ, ce n’est donc pas saisir sa mort comme une victoire sur Satan, ou comme une rédemption du vieil Adam, enfin lavé de sa faute. C’est au contraire saisir et répondre à la dimension proprement luciférienne du Christ lui-même, au défi déjà lancé à cet Adam qui n’avait pu l’assumer : l’appel du Christ est celui-là même du Serpent, qui nous appelle à notre propre avènement en attisant le désir constitutif de notre être en devenir : le désir d’être comme Dieu. Sans doute cet appel n’est-il pas en lui-même la révélation de ce en quoi consistera cet avènement : il ne nous dévoile pas le visage du véritable Fils de l’Homme, il ne brise pas le sceau de ce qui est encore Secret. En rupture avec toute morale de l’autorité, il ne nous dit pas ce que nous devons être pour être ce que nous avons à être. Et si le sceau s’est encore trouvé renforcé par la crucifixion de celui qui nous portait vers le mystère, c’est néanmoins en ce sens (et en ce sens seulement) que l’on peut voir dans cette crucifixion un signe révélateur : ce qu’elle révèle, c’est que précisément ce qu’il s’agit de faire advenir ne nous sera jamais « révélé » par un Dieu paternel, et encore moins par les récipiendaires de son autorité. Ce qu’elle révèle est qu’il n’y a d’autre révélation que celle que l’homme se donnera à lui-même, et dont il est à la fois le sujet et l’objet. Ce qu’il ne pourra faire qu’en s’opposant à toutes les formes instituées, instituantes, de son aliénation : « seule cette part cachée du Christ, parce qu'elle est l'anti-démiurgique pur et simple, est aussi le véritable caractère théurgique de celui-ci, compris comme le Fils de l'Homme en révolte. » A la théologie des Noms divins, doit être substituée l’eschatologie du Fils de l’Homme. (33)

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Christ, Genadi Kurlenkov (1990)

Mais si la quête de notre accomplissement exige la révolte contre le « ce qui est », contre le monde ainsi-devenu, et contre les gardiens de toute institution-instituée, ne faut-il pas considérer l’aventure de l’âme comme une expérience nécessairement tragique ? Bloch prend ici ses distances avec la perspective adoptée par Lukács à l’égard de la tragédie, qui tend à enclore la vie du héros tragique dans le cycle d’un destin individuel ; si le destin du héros tragique tel que le conçoit Lukács est de mourir, cette mort n’affecte en rien son essence, dont elle ne constitue en réalité que l’accomplissement. Le héros tragique de Lukács se heurte moins au monde qu’il ne s’y épanouit de façon paradoxale : si bien que sa vie apparaît comme le déploiement d’une entité monadique, le libre développement d’une essence prédéterminée, bien plus que comme une épreuve du monde et une rencontre avec autrui. La mort même du héros tragique exprime le fait que le monde ne peut rien contre lui, et que les autres ne peuvent pas davantage pour lui qu’il ne peut pour eux.

C’est ce solipsisme que récuse absolument Bloch : si l’expérience de l’âme est tragique, elle ne l’est que dans la mesure même où elle fait l’épreuve véritable d’un monde qui peut non seulement la détruire mais l’aliéner, que dans la mesure où elle intègre la nécessité d’un rapport aux autres qui peut aussi bien être de domination ou de soumission, qu’amour et communauté. Pour Bloch, il est impossible de dissocier la pleine réalisation de soi et la pleine réalisation de l’Homme, laquelle n’est pas plus dissociable de l’émancipation des hommes qu’elle n’est séparable de la maturation du monde. Si l’aventure de l’âme est une aventure tragique, c’est justement dans la mesure où elle implique l’aventure de l’univers des choses et des hommes, aventure à laquelle elle participe sans jamais pouvoir la réduire à ses propres dimensions. Le Christ ne peut naître dans l’âme que dans un homme devenu membre du Royaume, qui n’a rien d’un quartier réservé du paradis. La tragédie de l’âme ne réside donc pas dans un destin indifférent à l’histoire, mais bien dans la dimension proprement historique de la vie humaine. L’âme tragique ne se caractérise pas par le fait qu’elle ne peut continuer à vivre en restant fidèle à elle-même, mais bien par le fait qu’elle ne peut devenir pleinement ce qu’elle est que par un cheminement qui implique la vie de l’humanité toute entière, l’Histoire des hommes. C’est précisément ce qui implique que, si l’on peut conserver un sens à l’idée de « Salut individuel » pour Bloch, c’est seulement au prix d’une conception impliquant (puisque "le héros doit effectivement mourir avant qu'il ne parvienne effectivement à lui") la possibilité d’une métempsycose. (34)

Mais pour Bloch, ce tragique de l’âme demande encore à être ressaisi dans ce qui, dans l’homme, triomphe de l’impossibilité que le monde lui oppose : le rire. Pour Bloch, le rire relève à la fois d’un rapport pratique au monde et d’une attitude spirituelle, et c’est ce qu’il vise à mettre en lumière dans son esquisse de typologie des registres humoristiques qui, tous, se rapportent à une désabsolutisation du monde tel qu’il est.

Le premier degré est le trait d’esprit, qui joue avec les apparences, sans entrer dans l’analyse de ce qui provoque les incohérences, les paradoxes qu’il manifeste. Le deuxième degré est le roman humoristique ou la comédie « impure », dans lesquels les prétentions à la « hauteur » (ou à l’autorité) exprimées par des figures du monde sont systématiquement rabaissées, réduites à l’absurde ou au ridicule. C’est ce que radicalise le héros de la comédie pure, du drame et du roman comiques (dont l’une des figures pourrait être Don Quichotte), lequel, enfermé dans le monde qui est le sien, se heurte à l’échec systématique que provoque le caractère inapproprié de ce monde à la réalité.

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Don Quichotte, par Pablo Picasso

Sans doute ce héros semble-t-il trouver une forme de consécration dans le héros tragique, dont la mort vient signer l’échec définitif dans le monde, un monde qui ne parvient pourtant pas à lui faire quitter le monde qui est le sien ; l’échec du héros tragique dans le monde est donc le pendant d’un échec du monde à l’égard du héros, qu’il ne peut dénaturer, et cet échec sonne comme la promesse d’une victoire à venir, une victoire promise dont le héros est l’annonciateur.

Mais pour Bloch, c’est encore dans l’humour que cette annonce trouve son accomplissement, élevant le héros comique au-dessus du héros tragique. L’humour dont il s’agit ne repose pas sur le fait de dissocier l’espace de la réalité (dans laquelle on souffre et meurt) et l’espace d’une intériorité subjective, dans laquelle on pourrait encore, dans une indifférence sereine, goûter aux joies de la fidélité à soi. L’humour qui est en cause est celui qui manifeste, exprime le sentiment que monde de la réalité, le monde tel qu’il est dans son être-advenu, n’est pas vrai, qu’il n’est encore inadéquat à lui-même, que son être-tel n’a rien d’absolu ; c’est donc le sentiment que le monde tel qu’il est, aussi atroce qu’il puisse être, ne peut être totalement pris au sérieux. Ce sentiment de l’irréalité du monde, de sa non-vérité, ne peut trouver sa confirmation, sa preuve dans le monde tel qu’il est, et c’est en cela qu’il est « mystique » ; mais en tant que pressentiment d’une adéquation encore à venir il est plus proche de la vérité que le monde lui-même.

C’est cet humour qui fonde la compréhension véritable du héros comique, la sym-pathie que nous pouvons éprouver à son égard, notre amitié avec lui. C’est ce que traduit ce sourire nouveau qui apparaît alors, sourire qui ne repose plus sur l’inadéquation (comique) de son monde avec le réel, mais bien de l’inadéquation (comique) du monde avec la vérité dont le héros est le prophète. C’est ainsi que le héros comique s’élève au-dessus du héros tragique, coupable pour sa part d’avoir pris le monde trop au sérieux, et d’avoir assumé le divorce absolu entre le monde et le Soi, dans la forme contradictoire du destin. (35)

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Une fantastique (et très blochienne) adaptation contemporaine du Don Quichotte : "Dans la peau de Don Quichotte", de cette excellente compagnie qu'est la Cordonnerie.

C’est ce monde à venir que chante la poésie : son objet est bien le réel, mais saisi dans sa réalité même, c’est-à-dire non pas dans l’apparence statique en laquelle il s’est déjà fixé, mais dans le devenir qui le porte vers sa vérité. En ce sens, s’il existe un tragique du héros, ce n’est pas celui qui découlerait du fait que le héros ne peut trouver son accomplissement que dans la mort ; son accomplissement véritable ne peut s’effectuer que dans la vie, une vie pleinement humaine qui ne peut se réaliser que dans un monde tel qu’il n’est pas encore. Ce qui condamne le héros à mort, ce n’est pas le monde dans sa vérité, c’est le monde qui cherche à se sauver dans son être-tel, qui cherche à se conserver en se trahissant ainsi lui-même. Le héros ne meurt que parce que le monde n’est pas vrai, et qu’il assassine le prophète qui exige qu’il meurt pour accéder à sa, à leur vérité. En ce sens, le tragique du héros est celui-là même du Christ, dont la mort ne triomphe pas de la mort, si ce n’est en ce qu’elle en dévoile le caractère mortifère : c’est bien la mort qui triomphe de celui qui est la Vie, à cela près qu’elle ne peut le faire qu’en faisant resplendir ce qui, en lui, la démasque et la dénonce. (36)

Pour Bloch, il faut donc articuler deux principes philosophiques : le « connais-toi toi-même » de la sagesse antique, et le « deviens qui tu es » de Nietzsche. Car la quête de ce que nous sommes est bien l’acte par lequel nous exprimons notre être véritable, être en devenir vers sa vérité ; et inversement, la connaissance de soi ne peut être appréhendée que comme un processus, en marche vers un objet qui ne lui est pas déjà donné. L’objet de la connaissance de soi n’est pas un être existant dans une objectivité déjà accomplie (monde ou Dieu), qu’il reviendrait à l’entendement de discerner ; il se tient à l’horizon d’une quête dont le sens n’apparaîtra réellement qu’en dernier lieu, ce lieu-foyer qui est à la fois origine et destination. (37)

Mais si la quête de l'homme est bien quête du foyer, de l'origine, celle-ci ne doit en aucun cas être entendue comme une réalité qui lui aurait préexisté, et qu'il devrait retrouver au terme d'un long exil. Si l'homme est exilé, c'est de lui-même, et il l'est à l'origine ; si bien que le commencement de l'Histoire, ce n'est pas l'Un, Dieu, mais bien l'homme dans sa pluralité opaque. Et à cet égard, l'énigme dont l'homme est à la fois le porteur et la réponse est bien plus éclairante pour la marche effective de l'Histoire que ne peut le faire un récit qui, posant l'Un comme origine, doit alors s'épuiser à comprendre comment le divers, le multiple et l'opaque ont pu naître de l'Unité. Dieu n'est pas le créateur de l'homme : il est ce qui se révèle au terme d'un cheminement par lequel l'homme se sera pleinement révélé, ainsi que l'élan porteur de cette révélation. (38)

Gustave Moreau, OEdipe et le Sphinx, 1864. Huile sur toile, 206 x 105 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art. 

Gustave Moreau, Oedipe et le Sphinx, 1864

Le monde historique, conjonction de l’espace et du temps, est donc une scène où se joue un drame dont les acteurs doivent eux-mêmes découvrir le sens. Et certes ils ne peuvent jamais prétendre connaître la fin avant d’avoir joué l’ensemble de cette pièce qu’ils écrivent au fur et à mesure, qui les conduit à l’adéquation finale de l’acteur et de l’auteur ; révélation de l’auteur par les acteurs, et révélation des acteurs comme auteurs ayant ainsi acquis la pleine maîtrise d’une vie qui cesse ainsi de revêtir l’apparence d’un destin. L’homme ignore même le temps qui lui sera accordé pour achever son œuvre. Mais s’il ne peut prétendre à ce savoir, il peut néanmoins faire surgir sur la scène des figurations symboliques, des représentations du possible qui, alors même qu’elles sont posées comme annonces de ce qui n’appartient pas à ce temps, surgissent néanmoins à contre-temps, à contre-monde, dans une inactualité prophétique, utopique. (39)

August Macke, Ballet riusse (1912)

Cet avènement de l’homme sera également celui du monde dans lequel il vit. La quête de l’homme est celle de l’être lui-même, et il ne peut accéder à soi que dans une nature portée à sa vérité, à son achèvement, au plein épanouissement de ses possibilités latentes. Mais, pour Bloch, c’est bien l’homme qui est porteur de l’étincelle de cette culture commune de l’homme et de la nature, et c’est en ce sens que se vérifie la formule (prophétique) de Marx selon laquelle la naturalisation de l’homme doit advenir de façon conjointe à l’humanisation de la nature. (40)

Si l’être du réel est l’élan vers sa propre vérité, si l’homme est tendu vers la résolution d’une énigme dont il est lui-même la clé, la vie est à la fois une quête et un combat. Combat contre les formes du non-savoir, qui tendent à pétrifier le réel dans des formes mortes, et combat contre les formes d’assujettissement, d’aliénation de l’homme qui en découlent nécessairement. Le non-savoir est le savoir qui justifie le monde dans ses formes statiques, devenues, il est le savoir qui occulte l’être même de ce qu’il prétend défendre, fixer dans une éternité qui n’est que celle du sommeil sans rêve. Le savoir véritable est celui qui atteint l’être dans sa vérité, qui frappe ainsi le monde et l’homme tels qu’ils sont (devenus), exigeant qu’ils meurent pour que la vie triomphe dans la pleine révélation du monde, de l’homme, de l’être : apocalypse ontologique. (41)

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Oscar Kokoschka, La fiancée du vent, 1914

 

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