La question inconstructible
Ernst Bloch, L'esprit de l'utopie, 1923
La forme de la question inconstructible
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Bloch oppose dès l'abord son approche à tout réductionnisme matérialiste visant à transformer le monde par des opérations portant sur ses éléments les plus tangibles, les plus immédiats. Dans cette optique, seul apparaîtrait finalement comme « réel », objet de savoir et d'action, ce qui peut être réduit à un calcul, ce qui ne franchit pas la barrière des instincts. La réalité ainsi conçue ne laisse plus aucun espace pour la foi, aboutissant ainsi à un dessèchement de l'âme qui ne peut plus tendre, et se tendre, vers une transformation du monde qui en constitue un véritable renouvellement.
L'âme ne peut alors plus tendre vers son propre accomplissement, aliénant ainsi ce qui constitue pourtant sa vie propre, dans la mesure où il lui devient impossible de vouloir porter le monde au-delà de lui-même, de ce qu'il est déjà ; le but sans lequel l'âme dépérit s'épuise en modifications locales, en agencement d'une réalité d'autant plus étrangère qu'elle apparaît nécessaire. La vision du rêveur s'éteint dans le regard du savant, qui ne connaît les choses que dans la mesure où il reste sourd à leur rêve, au dynamisme inhérent à leur matérialité. En ce sens, ce réductionnisme est à la fois l'expression d'un rapport au monde qui devient strictement technique, mais aussi d'un ressentiment qui veut détruire la vie de ce qu'il ne peut connaître sans le mettre à mort.
La leçon d'anatomie, MichielJansz van Mierevelt et Pieter van Mierevelt
C'est donc à ce réductionnisme que s'oppose le créateur, en tant qu'il vise à faire naître l'authentiquement nouveau, en tant qu'il vise une vérité qui ne se définit plus par l'adéquation à ce qui est déjà, mais bien par la manifestation d'un être des choses encore voilé. Le créateur est donc un être de foi. Mais cette foi elle-même, ne s'adressant qu'à ce qui n'est pas encore, à un avenir qui échappe à toute nécessité mécanique, ne peut reposer dans la calme certitude de la contemplation du visible. La foi du créateur est nécessairement incertitude, angoisse, à l'égard d'un monde dont elle doit d'abord désespérer pour atteindre une espérance qui ne se réduise pas à un optimisme, à une croyance dans le « progrès ». Et c'est aussi à l'égard d'elle-même, et de lui-même, que la foi du créateur est incertaine, dans la mesure où elle exprime ce qui lui reste encore obscur, où son objet n'est pas d'ores et déjà saisissable dans la trame d'une objectivité extérieure. La recherche d'une authenticité à venir est indissociable du sentiment d'une inauthenticité actuelle qui, s'il aiguillonne la recherche, comporte aussi le doute sur la valeur de l'objet qu'elle s'assigne. (1)
Le vide laissé par l'absence de croyance dans l'âme de l'homme moderne est en effet ambivalent ; d'un côté, il fait de l'âme le sépulcre d'un dieu mort, qui ne se remplit que de connaissances. De l'autre, ce vide manifeste l'absence de ce qui importe le plus, et donc laisse pressentir ce qui, étant absent, nous rend absents à nous-mêmes. C'est vers ce « ce qui », encore indéterminé, qu'il faut s'acheminer. (2)
C'est dans l'expérience du tombeau vide que la foi peut trouver son plus ferme appui...
Pour Bloch, notre époque peut prendre en charge le « pas encore » des temps qui l'ont précédée, ce qui en eux était but et qui ne s'est pas réalisé. Non parce que notre époque aurait triomphé des forces opposées à l'accomplissement ; ces forces se font au contraire sentir, dans l'intensité que leur confère une heure décisive ; mais précisément : cette intensité indique que le Non auquel nous devons faire face, le Non de la désespérance, de la désillusion, du renoncement, se fait d'autant plus insistant qu'il s'adresse à un « Oui » qui, en nous, couve et le menace. L'expérience authentique est toujours dialectique : si nous ne pouvons donner consistance au Oui que dans l'épreuve du Non qui le nie, si l'utopie ne se dessine que dans le refus d'une aliénation qu'elle récuse, en revanche l'expérience du Non indique ce que, en nous, le Non veut détruire, et qui doit triompher pour que ce triomphe soit nôtre. (3)
Pour Bloch, il ne nous est certes plus possible de prendre appui sur un sens apparent, manifeste du monde ; mais l'absence de sens extérieur, en rendant le monde à son aventure, en lui rendant sa nature d'espace ouvert, renforce l'exigence adressée au sujet qui doit lui-même allumer le feu divin, ce feu qui doit être allumé derrière le monde. Nous sommes encore loin d'être nous-mêmes cette lumière qui resplendit et qui, transparente à elle-même, fait apparaître toutes choses en sa vérité : ce moi-lumière est précisément ce que nous devons faire advenir pour advenir à nous-mêmes, pour tenir la promesse que nous sommes. Nous nous trouvons encore dans l'état d'incognito métaphysique, et il nous est donc impossible de produire effectivement, de réaliser ce qui ne fait que s'esquisser dans la conscience. En ce sens, nous ne pouvons encore rien faire, si ce n'est nous préparer, nous rendre disponible, approfondir notre écoute, produire des signes et des symboles pour ce qui doit advenir. (4)
Magritte (La condition humaine, 1935)
C'est déjà ce qui se manifeste, selon Bloch, dans la pensée de Kant, dont le concept de « nature » n'introduit en rien une perfection formelle dans le monde tel qu'il est. Kant, contrairement à Newton ou Kepler, ne cherche pas à mettre en lumière le caractère harmonieux de l'être objectif, mais à tourner le regard vers un devoir être fondé sur une législation enracinée dans le sujet humain. L'optique téléologique de Kant n'est que le corrélat de l'espérance, et le primat de la raison pratique exprime le dépassement de toute connaissance de ce qui est, au profit d'une liberté mise au service d'une fin qui, tout en étant inscrite dans le corps même de la nature, est une tâche à réaliser.
En ce sens, ce n'est pas malgré le fait, mais parce qu'ils sont indémontrables par la raison théorique, que les postulats de la raison pratique peuvent prétendre à une valeur inconditionnelle ; et c'est parce qu'ils sont irréductibles à une forme quelconque de nécessité saisissable par l'entendement, qu'ils peuvent être considérés comme porteurs d'une obligation absolue.
La conscience, en tant que faculté réflexive, est ainsi ce qui nous libère de tous les cloisonnements, de toutes les nécessités de la « nature » telle que peut l'appréhender la raison théorique. La conscience ouvrant, comme le voulait Hegel, l'existence humaine à sa seconde dimension, libère l'homme de l'ordre de la nécessité naturelle. Mais cette libération ne nous conduit en rien à un simple arbitraire, ou à un pacte avec des forces « irrationnelles » : libérés de la nécessité, nous ne le sommes qu'à la condition de devenir libres pour la réalisation d'une tâche qui nous requiert en tant qu'êtres dotés d'une raison pratique. C'est donc à un « rationalisme du cœur » que nous invite, selon Bloch, la pensée de Kant.
Le point de départ de ce rationalisme, ce n'est plus le ferme point d'appui offert par la connaissance certaine que le sujet aurait de lui-même dans le cogito. C'est au contraire de son incognito, de l'énigme que le sujet est à lui-même que procède ce nouveau rationalisme, en tant que cette adéquation du sujet à lui-même n'en est plus l'axiome, mais le but. L'homme n'a pas à produire à l'extérieur ce qui serait en lui et qu'il saisirait clairement et distinctement, il n'a pas à « faire » un monde à son image telle qu'elle se reflète, lumineuse, dans le miroir de sa conscience. Ce mode de transformation du monde est propre à la fabrication technique des choses, et non à la découverte et à la réalisation éthique du sujet. Aussi le « devoir » expérimenté par la conscience n'a-t-il ici rien d'une règle à appliquer, d'une procédure à suivre, d'un protocole à mettre en œuvre. Être déterminé par la loi telle qu'elle se révèle dans le sentiment du respect, ce n'est pas devenir objet pour une législation objective ; au contraire, être saisi par la loi c'est avant tout faire l'épreuve de l'incapacité de toute législation objective face à l'exigence dont nous sommes porteurs (et qui nous porte), c'est faire l'expérience de l'impuissance de l'entendement face à l'idée d'absolu.
C'est en ce sens que l'espérance est désespoir, solitude : le sujet ne peut ici récuser sa liberté, il est bien, comme le veut Sartre, « sans excuses » ; l'espérance que nous devons porter est donc bien celle d'un « athéisme héroïque ». Mais cette liberté ne peut en rien prétendre à une « authenticité » qui exigerait une transparence du sujet à lui-même qui n'existe pas encore, dont les conditions ne sont pas encore réalisées. Le choix de l'homme est un choix qui est jugé par le Moi, le Nous en tant qu'habitants et souverains d'un horizon utopique que nous ne pouvons que pressentir. Nous devons choisir à la lumière d'une étoile qui n'éclaire ni le ciel, ni la terre, qui ne nous indique au mieux qu'une direction, d'autant plus fragile que l'étoile brille au sein d'un espace qui n'est pas celui au sein duquel nous avons à marcher. (5)
Van Gogh, Nuit étoilée sur le Rhône
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