Marx, la mort et l'apocalypse

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"Karl Marx, La mort et l'Apocalypse" : collage de Thierry Tillier (2000)

Ernst Bloch, L'esprit de l'utopie, 1923

"Karl Marx, la Mort et l'Apocalypse"

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Ernst bloch, l'Esprit de l'Utopie (Marx, la mort et l'Apocalypse)Karl Marx, la mort et l'Apocalypse (57.18 Ko) ;

L'étude des textes n'étant pas encore complète, les extraits numérotés sont ceux qui sont pris en compte dans la présentation. La longueur et l'importance de ce chapitre ont conduit à en répartir la présentation sur plusieurs pages (pagination en bas de page).]

Ce dernier chapitre de l'Esprit de l'Utopie accomplit le mouvement de retour vers la réalité extérieure dont, selon Bloch, doit nécessairement s'accompagner la quête de soi comme quête de l'intériorité. En tant que tel, il est la première manifestation de l'orientation marxiste de la pensée de Bloch. Cette orientation n'a pas seulement un intérêt historique (permettant, par exemple, de déterminer dans quelle mesure c'est avec, ou sous l'influence de Lukacs que Bloch a entamé sa "conversion" au marxisme) ; elle permet également de remettre en cause le biais interprétatif par lequel on tend à radicaliser la dimension "individualiste" de la pensée de Bloch dans sa première oeuvre. Certains commentateurs ont tendance à lire ce dernier chapitre comme une sorte d'appendice, appartenant déjà à la phase suivante du trajet blochien... dont il conviendrait, par conséquent, d'atténuer ce qu'il comporte de plus mystique (comme la référence à la métempsycose). Il semble pourtant préférable de procéder de façon inverse : la dimension politique, sociale du chapitre éclaire (comme il se doit d'ailleurs, en bonne logique blochienne) le trajet parcouru, interdisant toute lecture "solipsiste" de l'oeuvre ; et sa dimension religieuse, loin d'y figurer comme un reliquat, en est un élément essentiel. Il s'agit ici pour Bloch, comme dans tous ses ouvrages, d'introduire (ou mieux encore : de révéler) une dimension religieuse dans le propos de Marx, et une dimension marxiste dans l'élan religieux. C'est bien à l'élaboration d'une eschatologie marxiste, fondée à la fois sur une dé-théocratisation (selon une formule dont il usera plus tard) de la religion et une dé-positivisation du marxisme que Bloch procède dès sa première oeuvre.

Karl Schmidt-Rottluff, Christ, 1918

Karl Schmidt-Rottluf, Christ, 1918.

Le chapitre s'ouvre donc sur l'affirmation de la nécessité, pour celui qui a accompli le geste de retrait vers l'intériorité sans lequel la "mise en question" de la question (inconstructible) ne peut s'opérer, de revenir au monde dont il s'était détourné. Ce retour ne doit pas être pris en un sens étroitement chronologique : Bloch ne veut en aucun cas prétendre qu'il faut d'abord s'être trouvé soi-même pour ensuite déterminer les formes de réalisation concrète dont le soi ainsi dévoilé devrait être revêtu. Dans l'optique de Bloch, cela reviendrait tout simplement à affirmer que ce retour... ne s'opèrera jamais. Car le soi véritable ne pourra être dévoilé que si le monde en lequel il prend place est capable de l'accueillir, d'en permettre l'épanouissement, ce qui suppose qu'il soit devenu foyer. Or, comme Bloch y insiste, ce n'est qu'à la condition de poursuivre la quête qui constitue son être propre, la quête du soi dans sa vérité, que l'homme pourra par là même acheminer le monde vers cette "humanisation de la nature" qui lui permet d'advenir comme ce qu'elle est en vérité. Le retrait intérieur et l'expansion extérieure ne sont donc que les termes d'un rapport dialectique.

C'est ce rapport dialectique qui oblige à sortir des bornes d'un individualisme stérile et mortifère :  car la quête du soi ne se conjoint à la con-quête du monde que si le sujet se met en quête du Nous par lequel seule l'humanisation, la désaliénation de l'homme peut advenir. Car c'est bien de l'homme qu'il s'agit, et non d'un moi soucieux de son salut ; et la réalisation de l'humanité de l'homme dans l'humanité des hommes est la condition de possibilité d'un accès de chacun au Soi véritable. C'est ce qui voue la quête de soi à devenir un engagement politico-religieux, c'est ce qui renverse l'individualisme en humanisme, c'est ce qui dissout l'égoïsme dans une éthique de la responsabilité. (texte 1)

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Karl Schmidt-Rottluf, Christus deutsche holzschnitt, 1918.

C'est aussi, comme nous pouvons d'ores et déjà l'indiquer, ce qui implique de ressaisir la quête de soi par le sujet individuel dans le processus collectif de l'histoire humaine, de l'intégrer à un processus à caractère eschatologique, dont le terme, pour l'individu (contrairement à celui du héros tragique) n'est pas atteint au seuil de sa mort : ce qui fonde l'orientation du discours de Bloch vers l'idée de métempsycose.

Encore faut-il se prémunir de la confusion entre l’engagement sociopolitique et l’adoption de slogans ou de programmes. Dans la mesure même où la tâche qui nous incombe consiste à faire advenir ce qui n’est pas encore, il est illusoire de vouloir traduire l’horizon utopique en un ensemble de dispositifs susceptibles de combler l’écart entre l’être tel qu’il est et ce qu’il est en vérité. Cela même supposerait une saisie claire et distincte du but à atteindre, qui nous demeure voilé, et une parfaite disponibilité du réel à sa métamorphose, évidemment illusoire. Mais il ne s’ensuit pas que l’on doive faire basculer l’horizon utopique dans ce qui, précisément, n’ayant aucun enracinement dans l’actualité, ne peut être saisi que comme une impossibilité abstraite (selon l’acception trompeuse de « l’utopie »). Car l’élan utopique s’enracine dans la part du sujet qui excède toujours sa détermination par le contexte historique, il appartient à cette part de l’homme irréductible à tout déterminisme mécaniste. L’homme n’est pas seulement le membre (et le produit) d’une communauté historiquement circonscrite, il appartient à l’humanité totale, dont il porte l’exigence de réalisation sous la forme d’un devoir dont l’accomplissement déborde le temps présent. L’homme ne peut prétendre détenir le savoir qui lui permettrait de soumettre le réel à l’idéal, mais il sait néanmoins vers où il doit s’acheminer, il pressent la forme d’accomplissement à laquelle il doit œuvrer. (texte 2)

Loin, donc, que l’inadéquation du réel à sa vérité conduise le sujet à un repli sur l'intériorité, ou au projet d’une métamorphose chimérique du monde (deux formes de dénégation de la réalité), elle doit le conduire vers ce rêve en avant orienté vers une transformation du monde dont l’objet est de le rendre disponible à l’accomplissement du but : réduire en lui les résistances qui s’y opposent, faire éclore et renforcer ce qui, dans la réalité, participe au mouvement utopique. L’âme doit ainsi travailler à l’éclosion du monde qui est véritablement le sien, ce monde qui n’est ni un « autre » monde, ni « ce » monde, mais un monde encore à naître et au sein duquel le sujet et l’objet, l’âme et le monde, l’homme et la nature mettent fin à leur antagonisme en gagnant leur Foyer. (texte 3)

Image associée

Leon Spilliaert, Femme sur la digue (1907)

C’est donc dans l’expérience même de l’inadéquation du monde à sa vérité que l’âme se révèle, c’est dans le rire ou la souffrance que le monde fait naître en elle, c’est dans la révolte qu’ils attisent, qu’elle dévoile et manifeste son intériorité. L’âme n’est âme qu’au contact du monde, dans la reconnaissance de son appartenance à une réalité qu’elle refuse, au nom de son appartenance à une réalité qu’elle doit faire advenir. La quête (kantienne) de l’adéquation du sujet à son essence, de la pleine réalisation de l’humanité en lui, nous reconduit ainsi à la nécessité (hégélienne) d’une réalisation de l’Esprit dans le monde objectif, tandis que cette réalisation est elle-même rattachée à l’accomplissement d’une exigence éthique dont l’homme est à la fois le sujet et l’objet. (texte 4)

Cette "subjectivation" de Hegel doit nous conduire, selon Bloch, à rejeter catégoriquement toute absolutisation de l'Etat. L’État n’est pas l’incarnation de l’Esprit, il appartient tout entier à la sphère de l’objectivité matérielle, à laquelle il est (et doit être) asservi. La finalité de l’État, sa raison d’être, est pour Bloch essentiellement économique et, de même que l’État n’a jusque là tiré sa puissance et sa légitimation que de son rôle dans le maintien d’une domination de classe, elle-même asservie au déploiement maximal des moyens de production, la légitimité de l’État dans l'avenir ne peut être appréhendée qu’à partir des nécessités de la satisfaction des besoins matériels de tous les hommes.

L’État n’est pas l’instance qui édicterait et garantirait le respect de règles dont la mise en œuvre signifierait la fin de l’aliénation. L’égalité devant la loi n’abolit en rien la domination de l’homme sur l’homme, à laquelle elle donne au contraire une forme instituée dès lors qu’elle s’articule à la sacralisation de la propriété. Le droit n’est pas la morale objectivée, il est l’instrument au service de la domination de ceux qui possèdent. Même lorsque, dans le domaine pénal, il prétend combattre l’injustice, il ne produit en fait que l’oppression de ceux qui ne sont « criminels » que parce qu’ils portent atteinte à la propriété ; lorsqu’il châtie, il ne fait que commettre lui-même le mal qu’il condamne, ce à quoi ne l’autorise en fin de compte que sa puissance (qui ne saurait « justifier » quoi que ce soit) ; et lorsque la peine se veut préventive, elle ne constitue qu’une forme aberrante de pédagogie. L’abolition de ce que le droit veut combattre exige en réalité l’abolition de cela même qu’il défend : la propriété ; c’est-à-dire que l’accomplissement du droit ne peut être autre chose – que sa suppression.

Et en ce qui concerne les formes de criminalité qui seraient sans lien avec la propriété, elles ne sont pas, selon Bloch, du ressort du verdict judiciaire, mais relèvent de la compétence de ceux qui sont en charge du diagnostique médical, ou de de la direction de conscience. (texte 5)

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Otto Dix, La grande guerre

L'Etat ne peut en rien vouloir juger de la valeur des hommes ; tout au plus peut-il assumer la fonction administrative, logistique, consistant à articuler les fonctions sociales et les compétences individuelles, afin d'optimiser une efficience purement technique. Mais cela exigerait que l'Etat se conçoive lui-même comme un simple outil, un moyen qui ne saurait être une fin, qu'il renonce donc à toute prétention à la valeur "en soi", à la sacralité. Or c'est précisément de l'impossibilité, pour un Etat fondé sur la puissance, de se maintenir lui-même (et de lui-même) dans le seul registre du profane, que témoigne l'histoire humaine. (texte 6)

C’est précisément cette auto-sacralisation de l’État qui le conduit à sortir du cadre que prétend lui fixer une analyse exclusivement économique ; loin de se cantonner au statut d’instrument au service de la classe économiquement dominante, l’État moderne a trouvé dans la guerre le terrain de son affirmation débridée, allant ainsi à l’encontre des intérêts qu’il devait servir. Pour Bloch, c’est bien l’essence « satanique » de l’État qui apparaît alors, le satanisme caractérisant la dynamique d’une entité qui, éprise de sa propre puissance, se divinise elle-même en refusant le service qui devrait la définir, le service de Dieu en tant que service de l’homme. (texte 7)

Une conception socialiste de l’État doit donc prendre le contre-pied de toute divinisation de l’État pour le réduire à sa nature exclusivement instrumentale, technique, matérielle. Alors même que l’on peut en reconnaître la nécessité, cette nécessité n’aboutit qu’à sa destitution en tant qu’autorité ; l’État n’a aucune fonction spirituelle, il n’est en rien la réalisation d’un Esprit objectif comme peuvent l’être les cultures nationales auxquelles il doit être assujetti. Toute spiritualisation de l’État, toute tentative visant à lui accorder une valeur en soi est idéologique, au sens où elle cherche à légitimer une représentation de la puissance étatique étrangère à son essence administrative, logistique, technique. (texte 8)

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Si l’engagement sociopolitique ne doit pas se dissoudre dans l’adoption d’un programme ou d’un manifeste, s’il doit rester tendu vers ce but qui ne se laisse encore qu’entrevoir, pressentir, et qui reste irréductible à quelque réforme que ce soit de l’état actuel du monde ; mais si d’autre part il doit à la fois se garder du repli vers l’intériorité du soi et de la rêverie chimérique, en quoi cet engagement consiste-t-il ?

Pour Bloch, le travail du Soi doit viser à actualiser les possibilités concrètes qui s’offrent à lui et qui, sans s’identifier aucunement à la réalisation du Royaume, ni même aux étapes d’un acheminement nécessaire vers un objectif clairement déterminé, apparaissent néanmoins comme des fanaux éclairés par la lumière de l’espérance, comme des jalons sur le chemin qui se perd vers l’horizon utopique. C’est en ce sens que l’engagement révolutionnaire, loin de vouloir opposer l’idéal au réel, doit chercher à faire éclore ce qui couve déjà au sein de la réalité, et qui ne peut éclore que par l’action des forces effectivement agissantes au sein de cette réalité. L’acte engagé n’est pas celui qui se réclame d’une pureté abstraite pour y plier le monde : il est celui qui, s’enracinant dans la texture même de la réalité, vise à la faire accoucher de ce dont elle peut accoucher étant données ses dispositions présentes. C’est le sens du recours par Marx à l’intérêt des membres de la classe ouvrière pour travailler à l’avènement de la société sans classe. Loin de la posture idéaliste qui consisterait à présupposer un désintéressement de l’ouvrier, c’est bien à l’égoïsme de l’ouvrier que Marx fait appel, dans la mesure où cet égoïsme, dès qu’il prend conscience de lui-même, échappe à tout individualisme pour impliquer une solidarité en elle-même révolutionnaire. Cette prise de conscience n’est pas tributaire d’un « éclairement », qu’il resterait à construire, de la classe ouvrière par une élite éclairée : elle jaillit du processus historique lui-même qui, d’une part, conduit l’ouvrier à reconnaître que son combat doit nécessairement prendre la forme (éthique) d’une révolte contre les structures qui aliènent l’homme, et qui, d’autre part, amène le philosophe à reconnaître que le combat éthique ne peut être que celui qui vise à l’émancipation du prolétariat. (texte 9)

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Une image très blochienne de l'engagement : Sartre tel qu'il se serait voulu.

Pour Bloch, ce qui est propre au monde dans son état actuel est précisément ce qui ne peut trouver sa vérité qu’en se dépassant lui-même, et en travaillant à la destruction de ce monde ; l’intérêt le plus matériel ne peut trouver son accomplissement qu’en s’ouvrant à une dimension éthique qui le spiritualise, qui l’approfondit dans l’action collective pour lui donner une dimension proprement humaniste. Et inversement, l’idée ne peut se réaliser qu’en s’inscrivant dans la matière même du monde, en prenant appui sur les processus dynamiques propres au monde présent, lequel travaille ainsi, conformément à sa logique, à sa propre suppression. (texte 10)

Mais, de même que le Soi (et non le monde) apparaît chez Bloch comme l’élément "porteur" du dynamisme par lequel le réel advient à sa vérité, de même ici c’est l’idée qui semble constituer l’élément moteur, et non les processus matériels qu’elle ne fait jouer (à son profit) que pour se jouer du monde qu’elle porte ainsi à sa dissolution. C’est ce « renversement du renversement » de Hegel par Marx, d’un Hegel par ailleurs subjectivé par Kant, qui conduit Bloch à dénoncer ce qu’il considère être l’erreur atavique de Marx. En tant que sujet pensant et agissant, en tant que Soi à l’œuvre dans l’histoire, Marx n’a certes pas considéré le monde comme un système clos, enfermé dans un ordre nécessaire, imperméable à la philosophie, et qui vouerait à l’échec toute volonté visant à le transformer. Mais en tant que théoricien, le contempteur de tout finalisme religieux a étrangement réintroduit dans l’ordre du monde une forme de déterminisme mécaniste aboutissant à la sacralisation, à l’absolutisation des forces productives, auxquelles tout est asservi, par lesquelles tout est déterminé. Ce qui rend problématique la possibilité même d’une dynamique révolutionnaire, et semble disqualifier la portée réelle de tout engagement en le privant de tout enjeu.

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Pour Bloch, ce fatalisme des forces productives ne provient pas du matérialisme lui-même, mais de la conception étroite que prend ce matérialisme dans la philosophie marxiste de l’histoire (mais non dans l’engagement de Marx dans l’histoire). Le matérialisme authentique n’a rien d’un mécanisme, c’est un matérialisme ouvert qui trouve son principe dynamique dans un substrat ontologique qui ne se laisse pas réduire à la sphère économique, et dont rien ne garantit qu’il trouvera toujours la forme lui permettant de s’actualiser dans l’écorce visible de l’histoire. Il faut ainsi soumettre à l’examen les fondements métaphysiques de la doctrine de Marx, non pour réintroduire un dualisme entre esprit et matière, immanence et transcendance, mais bien pour arracher la matière à une « physique » de l’inertie qui réduit son mouvement à celui d’un automate. C’est précisément parce que le principe dynamique se trouve dans la nature ontologique de la matière même, en-deçà de toute physique naturelle ou sociale, que ce principe peut être détaché du déroulement manifeste des événements sur la scène de l’histoire.

Ainsi, il se peut que le déroulement historique exprime l’éclosion, la germination des dispositions les plus dynamiques, les plus en phase avec le mouvement utopique constitutif de l’être, il se peut que le déroulement de l’histoire témoigne de l’acheminement du réel vers sa vérité  ; mais il se peut également que ces dispositions soient étouffées dans l’œuf, que le procès de l’histoire prenne la forme d’un champ de bataille sur lequel les formes instituées imposent triomphalement leur suprématie ; comme il se peut, enfin, que le jeu des forces en présence n’aboutisse qu’à un chaos au sein duquel pourrait se produire la polarisation de l’ensemble des forces les plus contraires au mouvement utopique, même si elles ne s’y opposent qu’en récupérant à leur profit ses énergies motrices.

Cette introduction du possible dans l’histoire met fin à l’optimisme trompeur d’un « fatalisme révolutionnaire »… contradictoire ; mais elle réintroduit la liberté dans le processus même dont la liberté doit jaillir, elle redonne à l’homme une responsabilité dans l’aventure dont l’enjeu est sa propre émancipation. (texte 11)

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[Le passage qui suit, qui correspond au texte 12 de la sélection, concerne l'un des plus "morceaux" du corpus blochien ; c'est en lui que se trouvent exprimées certaines des intuitions les plus marquantes de l'Esprit de l'Utopie, qui serviront de fil conducteur à l'oeuvre ultérieure.]

Pour Bloch, il faut donc mettre fin au dualisme sur lequel repose l’opposition trompeuse d’un réalisme matérialiste et d’un idéalisme spiritualiste. Dans cette optique, le monde matériel se trouve livré à de strictes considérations d’intérêt assurant la domination de ceux qui possèdent, tandis qu’un Christ impuissant les exhorte (en vain) à la vertu. Marx met fin à ce dualisme, non pas en fusionnant les deux termes (ce qui n’aboutirait qu’à une légitimation, proprement idéologique, de la force et du fait accompli), mais en payant le prix d’une « descente » de l’idéal dans le monde terrestre, dont il doit adopter les principes pour mieux le vaincre. L’âme ne peut mettre la force au service de la justice qu’en acceptant de s’en saisir comme d’un moyen, dont il est illusoire de penser qu’il changerait de nature du seul fin qu’on l’attache à une fin légitime. La force, le pouvoir, la domination ne sont en rien, pour Marx, des moyens « neutres » dont la valeur serait déterminée par la fin qu’on leur assigne ; ils sont intrinsèquement mauvais, et il est faux d’affirmer que l’âme pourrait conserver sa pureté en en faisant les armes de son triomphe ; mais elle la conserverait moins encore en s’enfermant dans une éthique de la patience souffrante qui n’est qu’une forme hypocrite de coopération avec le mal. La force ne peut être combattue que par la force, le mal par le mal, sans que le mal devienne bon du seul fait de l’intention éthique de celui qui l’accomplit.

En ce sens, l’impératif éthique, dans son intransigeance même, nous barre la route d’une recherche de la préservation de notre pureté intérieure, qui n’apparaît que comme une recherche égoïste et irresponsable. L’âme doit s’engager dans le monde, et cet engagement doit adopter la logique et les forces de ce monde dont elle veut triompher.

Ce n’est qu’à cette condition que, selon Marx, la nécessité du recours au mal pourra ensuite être abolie, que le pouvoir et la domination perdront toute légitimité, de même d’ailleurs que la référence à un « bien » moral qui ne prend sens que par son opposition avec un monde dont l’être actuel est im-moral. La révolution ainsi comprise ne consiste donc pas à imposer le Bien à un monde qui s’y refuse, à déterminer la réalité matérielle par les décrets de l’idéal, mais bien à combattre le monde par le monde. Ceci implique que la victoire ne pourra être qu’une victoire matérielle, et que ce n’est en rien l’idéal qui assurera ainsi son triomphe.

Mais précisément : pour Marx, cette victoire matérielle est une condition de la victoire spirituelle, dans la mesure où le monde spirituel reste toujours le fruit du contexte matériel au sein duquel il resplendit. La victoire sur le monde est donc une victoire sur les idéaux, les idéologies que ce monde a secrétées, les mensonges grâce auxquels la domination cupide a procédé à sa propre justification. Le combat pour l’idéal est donc en réalité une guerre matérielle contre des conditions matérielles dont l’expression spirituelle s’oppose à l’idéal. Il ne s’agit pas de soumettre la matière à l’idéal, mais de produire matériellement un contexte matériel dont l’idéal sera l’expression spirituelle. C’est en ce sens que le « réalisme » de Marx est un réalisme « matérialiste » : ce n’est pas l’idée qui doit se rendre maîtresse de la matière : c’est la matière qui doit être transformée, conformément aux principes qui la régissent actuellement, en une matière dont l’expression spirituelle se trouvera ainsi renouvelée.

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Et c’est cette détermination du spirituel par une matière réduite (« en dernière instance ») aux rapports de production, que Bloch récuse. Cette forme de matérialisme s’oppose en fait à toute démarche authentiquement révolutionnaire, car il ne saurait y avoir de révolution véritable sans discontinuité, rupture, création. Or un déterminisme réductionniste aboutit nécessairement à une interprétation mécaniste de l’histoire, qui exclut par nature tout nouveau véritable ; un automate ne crée pas, le seul être créateur est l’homme, en tant précisément qu’il reste irréductible (ce qui ne signifie évidemment pas qu’il puisse s’en abstraire) au monde social dans lequel il s’inscrit. En supprimant la dimension créatrice de l’homme, c’est en fait la totalité de sa dimension spirituelle que Marx évacue du champ des facteurs historiques, reléguant la sphère éthique au statut d’épiphénomène, aussi dépourvu d’efficace historique qu’un chant de victoire sur les affrontements qui l’ont précédé. De sorte qu’on aboutit à une marche paradoxale de l’histoire, selon laquelle c’est à la nécessité qu’il reviendrait de faire jaillir la liberté comme son écho, et que la moralité de l’homme ne serait conquise que par le jeu de processus dépourvus de toute éthique, au sein desquels l’homme disparaît en tant que sujet responsable.

Or c’est bien une éthique nouvelle, irréductible aux idéaux bourgeois de la libre pensée et de l’athéisme plat, qui doit selon Bloch accompagner le renouveau de la sphère matérielle. Et certes, Marx a eu raison de ne pas chercher seulement à déterminer la manière éthique dont devrait s’effectuer le partage équitable des biens dans une société, mais de s’engager activement dans la recherche des conditions d’une transformation effective des rapports de production ; et de ce point de vue, la mise en retrait des considérations éthiques au profit d’une analyse lucide, désillusionnée, pragmatique, « matérialiste » du capitalisme était nécessaire. Mais ce matérialisme n’a lui-même que la valeur d’un outil, et cette valeur s’abolit lorsque ce point de vue aboutit à la forclusion dans un univers exclusivement économique, où les travailleurs ne sont censés devenir maîtres des moyens de production que dans la mesure où eux-mêmes se trouvent assujettis à la dynamique interne, déterminante de ces « moyens », qui deviennent ainsi des fins. Le déterminisme matérialiste reconduit le principe capitaliste de l’assujettissement du travailleur à la machine, puisque celui-ci, dans sa révolte même, n’est qu’un instrument inconscient au service de l’auto-déploiement des forces productives. Loin de conduire à poser l’homme comme fin, dans la pleine garantie de sa liberté, le processus d’émancipation de l’homme n’apparaît ainsi que comme un produit de forces matérielles oeuvrant à leur propre déchaînement, par un processus évolutif qui n’a plus de « révolutionnaire » que le nom, extorqué au prix de justifications théoriques dont on ne voit pas bien en quoi elles permettraient de penser l’émergence d’un réel qualitativement nouveau à partir de processus strictement quantitatifs.

La Psychopathologie du Travail

La seule « révolution » portée par le matérialisme marxiste semble donc concerner la suppression d’un mode d’organisation périmé (le capitalisme), et non le principe même d’une domination que le capitalisme a certes exprimé dans le contexte historique qui était le sien, mais qu’il n’a pas inventé. Le fondement de la domination dans le monde capitaliste ne peut être élevé au statut de principe général des formes (féodales, militaires, articulées au principe d’autorité) de domination dans l’histoire qu’au prix d’une généralisation abusive, qui fragilise la portée du socialisme dès qu’il prétend œuvrer à l’abolition de la domination comme telle, et non à celle de la domination capitaliste.

Mais Bloch insiste également sur le caractère stérilisant que revêt la disqualification (en tant qu’ « idéologie ») de toute idée qui prétendrait trouver sa valeur en soi, et devenir ainsi efficiente au lieu de reconnaître humblement son statut d’épiphénomène de « l’infrastructure ». Le rejet de l’idéalisme aboutit à un durcissement, à un renversement de la dialectique en une détermination causale à la lumière de laquelle aucune idée ne peut être posée comme cause, au sens large, c’est-à-dire à la fois comme cause et comme fin. Et pourtant, c’est bien l’élan utopique, qui n’a rien d’une rêverie détachée du réel, qui a nourri le combat (intrinsèquement religieux) des premières formes de communisme ; et il est tout à fait idéologique de considérer que les aspirations spirituelles n’ont pas elles-mêmes oeuvré dans la révolution française, que l’on ne saurait réduire au schéma mécanique d’une prise du pouvoir politique par les détenteurs du pouvoir économique.

Enfin, cette absence de rupture véritable s’atteste dans la manière dont la « libre » pensée de la vulgate marxiste, loin de s’opposer au sens commun hérité de l’époque bourgeoise, en reconduit au contraire le credo défroqué en sacrifiant l’aspiration à la transcendance à un matérialisme eudémoniste sans grandeur.

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Pour Bloch, on aurait tort d’identifier « le marxisme » à la forme matérialiste qu’il a prise dans le discours de Marx, en tant que discours engagé dans un combat qui exigeait d’abord le désenchantement. Ce matérialisme n’est que l’une des composantes du marxisme, qui détruit les formes illusoires de l’idéalisme en déconstruisant les prétentions trompeuses de l’esprit à une autonomie d’autant plus abstraite qu’elle se veut indépendante de toute condition de possibilité matérielle. En ce sens, Marx a élaboré une nouvelle critique de la raison pure… qui attend sa critique de la raison pratique, à même d’assumer la charge de l’injonction éthique, en s’adressant à l’homme comme sujet responsable, qui ne peut conquérir sa liberté qu’en l’affirmant, par-delà tout déterminisme phénoménal. Marx a rappelé que l’âme ne pouvait nourrir le corps par décret ; mais « l’homme ne vit pas que de pain », et l’âme aussi doit trouver sa nourriture pour que la culture de l’homme, en tant qu’épanouissement de l’humanité dans l’homme, humanisation de l’homme par l’humanisation de la nature, puisse s’opérer. Le processus authentiquement révolutionnaire doit s’abreuver au courant utopique dont il convient certes d’assécher les bras morts, mais qui est lui-même l’expression de la vitalité propre de l’homme en tant qu’aspiration à l’assomption finale de l’homme au sein du Royaume.

Le marxisme doit donc assumer sa dimension religieuse, non pas (comme les églises instituées l’ont toujours fait) en dénonçant les hérésies comme des chimères, mais bien en en recevant l’héritage et en s’en faisant le témoin renouvelé. Le marxisme doit assumer sa dimension religieuse, non pas (comme les églises instituées l’ont toujours fait), en affirmant la totale absence de transcendance de la matière, mais bien en faisant droit à l’exigence qu’aucun physicalisme ne saurait satisfaire. Ce n’est pas en acceptant sa forclusion dans un matérialisme sans transcendance que le marxisme pourra faire trembler ceux dont le matérialisme est déjà la religion, ni qu’il pourra éviter de devenir lui-même une nouvelle "religion", au sens détestable du terme. C’est en assumant sa dimension religieuse que le marxisme pourra assurer le triomphe de l'homme dans le domaine économique, et non le triomphe de l’économique dans l'homme.

Le marxisme doit détruire l’opposition trompeuse, bourgeoise, idéologique du réalisme économique et de la mystique politique, afin que la destruction de l’individualisme concurrentiel, par la production sociale des conditions matérielles de l’épanouissement spirituel de l’individu humain, ne s’achève pas en sacrifice de l’âme individuelle. (texte 12)

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Un ancien ministre de l'éducation nationale... très blochien à l'occasion !

C’est ainsi que le communisme trouvera sa dimension pleine et entière, qui ne se limite pas à un mode d’organisation économique de la production, mais s’ouvre à l’émergence d’une communauté spirituelle. On n’a pas assez vu que le communisme en tant que principe économique (de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins) a justement pour but de libérer l’homme de la sphère de la préoccupation économique, de la recherche de la survie et de la rentabilité, pour que l’âme puisse se tourner vers un ordre supérieur ; le collectif de la coopérative ouvre ainsi la voie à la quête du Nous spirituel, d’une Eglise située au-dessus de la société civile ; cette communauté spirituelle est ordonnée à un telos qui transcende la sphère du travail, et qui n’est une réponse (encore voilée) qu’aux questions véritablement essentielles que l’oppression et l’aliénation visent justement à occulter. Le communisme en tant que principe économique, qui conjoint tous les hôtes à la table du travail, ne trouve donc son accomplissement que dans le fait qu’il dresse cette autre table qu’est la table du Seigneur, autour de laquelle les convives se préparent à la venue du Royaume. (texte 12)

Bloch pose alors la question qui, déjà, mobilisait la réflexion de Kant : si l’histoire doit être rattachée à un telos qui en est à la fois le terme et la finalité, en quoi peut-on dire de ceux qui, de tout temps, ont travaillé, consciemment ou non, à la venue du Royaume, qu’ils sont véritablement conviés à ces deux tables ? Quels sens donner à la fraternité humaine si elle se limite à la communauté de ceux qui auront eu la chance et le privilège de naître au moment où l’histoire elle-même se décide à accoucher ? Si le Salut ne doit plus être pensé dans la seule verticalité de l’élan mystique, qui ménageait la possibilité d’un accès de l’individu à la transcendance, mais bien dans l’horizontalité d’un processus historique, quel lien peut-on encore garantir entre la participation anonyme au périple de l’histoire et la participation au banquet qui l’accomplit ?

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Tant que l’histoire était ordonnée à un telos distinct de l’homme lui-même (Dieu, la vie, ou autre transcendance inhumaine), on pouvait concevoir que l’être humain individuel soit sacrifié au processus global dont il n’était en fin de compte qu’un rouage. Mais si l’histoire doit être conçue comme histoire de l’homme, si c’est bien le Soi humain qui donne son sens, c’est-à-dire à la fois son orientation et sa signification au déploiement du temps dans le devenir historique, si donc le vecteur de l’histoire est l’humanisation de la nature en tant qu’elle accompagne la naturalisation de l’homme, sa pleine humanisation au sein d’une communauté débarrassée de toute aliénation, comment concilier cet humanisme radical avec l’exclusivisme étroit auquel semble nous vouer la mort de tous ceux qui ont disparu avant de voir advenir ce qui seul donnait sens à leur être ?

La réponse de Bloch est sans ambiguïté : l’humanisme radical de la perspective utopique ne peut être autre chose qu’un mirage s’il ne sait triompher de la mort elle-même.

Bloch se livre alors à une récapitulation, qui peut sembler de prime abord étrange, reprenant, presque mot à mot, l’incipit de l’ouvrage  (« Il fallait donc, il se pouvait donc que nous tombions si bas... ») et se poursuivant sur plus d’une page. Ce retour s’éclaire d’abord par la logique même du développement historique selon Ernst Bloch, qui est intrinsèquement dialectique, quoique de nature très différente de la dialectique hégélienne. De même que la quête du Foyer est à la fois mouvement vers le but et retour à l’origine, de même les voies de l’avenir ne s’éclairent que par un approfondissement perpétuel des chemins du passé. L’horizon utopique s’illumine et s’abreuve aux sources même qu’il a fait jaillir, dont les aspirations non encore exprimées et/ou réalisées sont précisément celles que l’avenir doit prendre en charge.

Revenir en arrière n’est « réactionnaire » que si l’on cherche à opposer le déjà réalisé à ce qui en encore en gestation, si l’on cherche à étouffer l’à-venir sous le devenu ; mais ce retour en arrière est aussi la voie proprement révolutionnaire (c’est en ce sens que Pasolini parlait de la « force révolutionnaire du passé »), dans la mesure où l’histoire ne progresse qu’en s’acheminant vers ce qui constitue son essence, sa vérité, qu’en s’éclairant ainsi elle-même. La projection vers l’avenir n’éclaire donc le passé que dans la mesure même où elle accepte de se laisser éclairer par lui.

Pasolini sur le tournage des Murs de Sanaa (c'est dans ce documentaire qu'apparaît la fomule citée)

Ainsi s'éclaire la version blochienne de l’Aufhebung historique : non pas dépassement de la contradiction dans une synthèse supérieure, mais éclairement progressif de l’avenir par le passé, et du passé par l’avenir, par l’approfondissement de l’interprétation des rêves que l’humanité a portées comme l’expression de l’aspiration utopique qui constitue le principe dynamique de son être.

Si l’ Esprit de l’Utopie se veut prophétique en ce qu’il se donne comme un nouveau commencement, c’est précisément en ce qu’il assume l’héritage qui est le sien ; et ce mouvement de l’âme, qui répond à cette autre dialectique qui est celle de l’intériorité et de l’extériorité, se manifeste dans le discours de celui qui prétend l’éclairer en l’exprimant. (texte 13)

[Cette démarche de Bloch doit d'ailleurs nous conduire à adopter un principe de « double lecture » de ses œuvres ; s’il est indéniablement légitime d’éclairer les formules de l’Esprit de l’Utopie à la lumière des concepts ultérieurs (comme celle de « front », de non-encore conscient, etc.), il est aussi nécessaire d’éclairer le propos des œuvres ultérieures par la perspective ouverte par l’Esprit de l’Utopie, dont nous allons maintenant examiner l’un des points d’aboutissement.]

4 oeuvres pour comprendre l'expressionnisme

"Récollection", une oeuvre de Karen Hale

Bloch commence par renvoyer dos à dos la prétendue "incrédulité" de ceux qui, comme l'a vu Chesterton, ne rejettent le principe de l'immortalité de l'âme qu'au nom d'un dogme préétabli (affirmant l'inexistence de tout ce qui ne se laisse pas prendre dans les filets rigides d'une épistémologie réductrice), et l'ésotérisme de foire, qui confond la transcendance immanente et la duplication magique d'une réalité plate. (texte 14)

Pour comprendre la conception blochienne de la métempsycose, il faut repartir d'une herméneutique du Sujet qui fait du Moi le centre à la fois nécessaire et toujours occulté de tout acte saisi dans son authenticité ; ce Moi est à la fois l'origine et destination, fondement et fin d'une vie à travers laquelle il se déploie en se dévoilant. (texte 15) C'est ce Moi qui fonde notre insatisfaction radicale face à l'imperfection de ce qui est : nous ne souffririons pas de la réalité si nous ne portions pas en nous l'exigence d'une réalité autre, qui n'est autre que la réalité portée à sa vérité, en tant que cette vérité signe l'avènement de notre propre adéquation à nous-mêmes. (texte 16) Mais cette insatisfaction à l'égard du monde, qui aboutit à l'engagement du sujet dans le monde pour le porter vers les possibilités d'accomplissement supérieur, n'est encore qu'un rapport du Soi à ce qui n'est pas lui : le Sujet qui nie la vérité du monde, qui refuse de le reconnaître parce qu'il ne s'y reconnaît pas, ne rompt ainsi qu'avec un ordre de réalité qui lui reste extérieur. Or il est un autre refus qui engage le rapport du Soi à lui-même : c'est celui que le Moi oppose au sujet dans la mesure même où il lui reste obscur, et où par conséquent la non-transparence du sujet à lui-même lui indique qu'il n'est pas encore ce qu'il est.

Car précisément : ce "pas encore" que le Moi oppose, en tant que refus et exigence, au désir d'être du sujet rend éminemment problématique l'expérience de la mort en tant qu'anéantissement de ce en quoi le Moi a refusé de se reconnaître. Si le Moi tragique pouvait voir dans la mort son assomption suprếme, cette possibilité est refusée au Moi dont la transparence à soi est solidaire d'une pleine humanisation du monde (et de l'humanité en général), à laquelle sa mort peut peut-être oeuvrer, mais qu'elle ne saurait accomplir. C'est donc face à la mort que l'âme, selon Bloch, doit "faire ses preuves", non pas au sens où elle doit risquer la mort pour conquérir sa vérité, mais au sens où elle est mise au défi de maintenir le sens là où la mort semble la condamner à l'absurdité d'une aliénation sans appel. L'âme doit donc triompher de la mort pour faire de l'accomplissement de l'histoire son propre accomplissement : ce qu'elle ne peut faire selon Bloch qu'en articulant la perspective apocalyptique à la métempsycose. (texte 17)

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Donald Pass, Résurrection

Selon la métempsycose telle que Bloch la comprend, chaque âme re-vient au monde après sa mort, telle qu'elle est devenue au terme (provisoire) de son parcours, dans l'ignorance conjointe de ce qu'elle a été et de ce qu'elle a à être, dans un cycle perpétuellement renouvelé qui fait de l'histoire du monde celle des âmes elles-mêmes, en quête d'une adéquation qui est à la fois celle de chaque entité (le Moi, le monde) avec elle-même, et celle de l'une à l'autre. (texte 18) Encore faut-il se garder de faire du cours du monde un simple reflet, un symbole de l'acheminement de l'âme individuelle vers sa propre vérité. Le rapport de l'âme au monde, de l'âme au corps est un rapport expressif dans la mesure même où le monde n'est pas son rêve, mais où elle trouve en lui une matière qu'elle peut travailler, façonner selon des logiques dont elle ne décide pas, mais dont elle doit jouer. C'est précisément cette hétérogénéité de l'âme et du monde qui évite d'enfermer l'âme (et le monde) dans un destin (réduisant le temps à une simple apparence), dans la mesure où l'âme n'advient à elle-même qu'au cours d'un processus au sein duquel elle doit sortir d'elle-même pour gagner son Foyer.

C'est cette migration de l'âme à travers les générations qui l'affranchit de l'absurde auquel la condamnerait tout "coup du sort" vécu au sein d'une existence, toute impossibilité réelle de faire advenir, ou même s'approcher, le Royaume dans un contexte historique désolant. Ici l'âme s'affranchit du possible en tant que réalisable, elle triomphe de la mort en tant que jugement dernier, renouant ainsi avec le sens proprement religieux, eschatologique de l'espérance, tournée vers la venue du Fils de l'Homme. (texte 19)

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Une citation de Bernanos, qu'on peut rapprocher d'une autre formule (du même auteur), selon laquelle l'optimisme, lui, est une fausse espérance, à destination des lâches et des imbéciles.

Pour Bloch, c'est donc par son retour perpétuel que l'âme fait de l'Histoire des hommes son histoire, une histoire au cours de laquelle elle prend conscience de ce qu'elle est dans la mesure même où elle participe à l'acheminement du monde vers sa vérité. Dans cette optique, il n'est certes pas nécessaire de concevoir l'histoire de l'âme comme une juxtaposition chronologique d'existences particulières ; dans la mesure où le fondement (ontologique) de la temporalité historique est le mouvement utopique tendu vers la transparence à soi, la vie du Sujet est moins une somme d'existences particulières que l'enchaînement de ce qui, en chacune d'elles, participe du sens de l'Histoire : c'est donc dans ce que l'on pourrait appeler la "fidélité créatrice" du Sujet à l'égard de lui-même que se trouve le secret de sa continuité transhistorique, permettant de corréler l'histoire de l'homme et celle de l'humanité. (texte 20)

Mais précisément : cette corrélation entre l'acheminement de l'âme et celui de l'humanité, toutes deux tendues vers leur pleine révélation (connaissance-réalisation), permet de fonder ontologiquement la participation de toutes les âmes au banquet final ; c'est parce que le but est à la fois le terme et la destination du Soi et de l'humanité que l'eschatologie individuelle se superpose à l'eschatologie universelle, dans une perspective qui aboutit nécessairement à l'apocatastase. (texte 21)

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Botticini, L'asomption de la Vierge (1475)

Avant de poursuivre notre parcours, il convient peut-être de s'interroger sur le sens qu'il convient de donner à cette "doctrine" de la métempsycose dans l'Esprit de l'Utopie, et plus particulièrement sur son statut épistémologique (que Bloch ne cherche à guère à clarifier) ; et ce d'autant plus que cette doctrine, qui marque pourtant l'aboutissement de la démarche suivie dans l'oeuvre, disparaît dans les écrits ultérieurs.

Sans entrer dans une analyse qui déborderait le cadre de cette présentation, il semble qu'il faille en placer l'affirmation à mi-chemin entre les postulats de la raison pratique de Kant, et l'intuition qui découvrit à Nietzsche la doctrine de l'Eternel Retour. Ce qui marque en effet la revendication en faveur de la métempsycose, c'est son adéquation avec les réquisits de l'Espérance. Les principales raisons qui soutiennent la croyance en la métempsycose sont en effet relatives à ce que cette croyance autorise, justifie, légitime, articule, et non sur sa validité interne en tant que système théorique capable de rendre compte d'un ensemble de phénomènes. En ce sens, si la métempsycose n'a rien d'irrationnel pour Bloch, c'est avant tout parce qu'elle trouve sa légitimation dans l'ordre de la raison pratique. Et si Bloch ne distingue pas, dans son exposé, le contenu de la croyance et ses fondements (ce qui peut effectivement donner un tour "dogmatique" à l'exposé, qui semble d'autant plus prophétique qu'il se passe de toute procédure de justification), c'est parce que le contenu lui-même est intrinsèquement déterminé par son aptitude à répondre à une exigence de principe (ce qui explique d'ailleurs l'indifférence totale de Bloch à l'égard des rapprochements que l'on pourrait effectuer avec telle ou telle forme historique de croyance à la migration des âmes). Bloch ne décrit pas la doctrine de la métempsycose, il la montre, en ce sens que celui qui la considère doit saisir dans le contenu même ce qui fait la valeur, le sens, la légitimité d'une croyance qui ne peut trouver sa vérité que dans sa capacité à s'intégrer et à participer au processus ontologico-historique par lequel le réel advient à sa vérité.

On peut ainsi lire la présentation de la métempsycose dans l'Esprit de l'Utopie comme l'une des illustrations les plus pures, dans toute l'oeuvre de Bloch, de ce en quoi peut consister une croyance résultant d'un "embrasement" réciproque de Hegel par Kant.

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D'une part, la métempsycose permet de concevoir l'Histoire comme un processus animé par un mouvement qui transcende le déroulement mécanique des phénomènes, sans que cette transcendance n'ait besoin d'être posée dans une sphère d'objectivité extérieure à l'homme. Dans l'optique de la métempsycose, l'Homme est à la fois l'élément porteur de l'élan transcendant, ce par quoi cette transcendance se manifeste, et ce qui en constitue l'aboutissement. L'Homme est à la fois sujet et objet de la transcendance, qui peut ainsi rester intégrée à la sphère de l'immanence. Encore une fois, tant que la transcendance était rapportée à une extériorité inhumaine, l'homme pouvait être considéré comme moyen de l'auto-découverte/réalisation de la transcendance ; mais si l'Homme lui-même est posé comme le véritable sujet de la transcendance, si c'est bien l'humanité qui est à la recherche de sa propre essence dans l'Histoire, si celle-ci est orientée vers la pleine humanisation de l'homme (et de la nature), si donc l'Être dont l'histoire doit accoucher est l'Homme lui-même en tant que Fils de l'Homme, alors il devient paradoxal d'admettre que les hommes au cours de l'Histoire ne sont apparus que comme des moyens de ce processus. Or la migration des âmes permet de maintenir l'idée selon laquelle aucune âme humaine n'est réduite dans le cours de l'Histoire au statut de simple rouage permettant le dévoilement d'un sens et la progression vers un accomplissement auquel elle n'aurait aucune part.

Bloch récuse, d'une part, l'optique (que l'on pourrait dire kantienne) selon laquelle l'accomplissement pour l'homme ne serait pas à rechercher dans son épanouissement personnel, mais dans sa participation à un processus historique dont on doit postuler qu'il aboutira à un état final conciliant les exigences du bonheur et celles de la vertu pour tous les hommes. Dans cette optique, la nature n'a pas fait l'homme de façon à ce qu'il atteigne le bonheur, mais de manière à ce qu'il soit conduit à s'en rendre digne par un effort travaillant (consciemment ou non) à l'avènement d'une humanité qui, une fois portée à sa pleine maturité, pourra (enfin) concilier les exigences du bonheur et de la vertu. De sorte que, paradoxalement, l'homme apparaît bien dans le cours de l'Histoire comme un moyen dont la nature se sert pour atteindre cette fin que constitue la pleine humanisation de l'homme par l'homme (c'est-à-dire en fait le plein avènement de la Raison dans l'homme).

Mais Bloch récuse également une autre optique (que l'on pourrait dire nietzschéenne) selon laquelle ce qui donne sens et valeur à la vie de l'homme est de travailler à l'avènement de quelque chose qui le dépasse, et qui ne peut advenir que par sa mort, le tragique (héroïque) consistant pour l'homme à accepter, et plus encore à oeuvrer à sa propre destruction au nom de la perspective apocalyptique du surhumain. De sorte que là aussi la finalité propre de l'homme implique la reconnaissance de son statut de moyen au service de l'avènement d'un Royaume dont il sera nécessairement exclu : l'homme n'est réellement vivant que dans la mesure même où il accepte de mourir pour que la Vie triomphe.

La perspective de la migration des âmes permet, elle, de rompre catégoriquement avec toute forme d'instrumentalisation de l'homme par un principe qui le transcende (Dieu, la raison, la Vie), en posant que toute âme, à travers son inscription dans l'histoire, est bel et bien orientée vers son propre accomplissement, sa propre apothéose au sein d'un Royaume dans lequel elle siégera. De sorte que le Soi n'est pas seulement sujet et objet de l'histoire, il est aussi moyen et fin d'un processus qu'il accompagne de son origine à son aboutissement.

Apothéose de Saint Sébastien, Sebastiano Ricci

Par ailleurs, la doctrine de la métempsycose, et son achèvement apocatastatique, permet de faire imploser le cadre individualiste que toute doctrine semble impliquer dès lors qu'elle cherche à articuler la perspective eschatologique et la vie de l'homme saisi dans son individualité. Si l'âme est orientée vers son Salut, comment admettre qu'elle puisse trouver une forme d'accomplissement au cours de la vie humaine sans briser le lien qui l'unit au Salut du monde, et plus encore à celui des autres sujets humains ? Formulons la question différemment : si chaque âme atteint sa pleine révélation dans l'histoire, pourquoi devrait-on admettre que cette révélation adviendra pour toutes les âmes "en même temps", au terme apocalyptique du processus historique ?

Bloch n'affirme jamais que chaque âme participe également, et de la même façon, à l'accomplissement du télos de l'histoire ; même lorsque la perspective (que l'on pourrait dire aristocratique, et qui peut être mise en rapport avec l'influence de Lukacs) de la hiérarchie des âmes tend à disparaître entre la première et la seconde rédactions de l'oeuvre, ce n'est jamais au profit d'un égalitarisme qui, pour Bloch, entrerait en conflit avec la nécessaire hétérogénéité des Soi, garante de leur véritable ipséité ; l'égalité ne peut être affirmée que par l'abolition des singularités, produite par la référence à une forme de transcendance radicale extérieure (égalité devant Dieu, etc.) Pourquoi donc des âmes "nobles" ne pourraient-elles achever leur quête avant que le terme de l'Histoire ne soit atteint ?

Pour Bloch, la réponse est précisément que la pleine réalisation de l'humanité dans l'homme pris dans sa singularité est parfaitement indissociable de la pleine réalisation de l'humanité dans l'Humanité. Le Salut de l'Humanité n'est le Salut de l'âme individuelle que parce que la réciproque est également vraie. Ainsi, il n'y a de plein accomplissement de l'âme que dans un univers au sein duquel le Soi a renversé les clôtures qui le séparaient des autres ; l'homme ne peut réaliser son humanité que par l'institution d'une communauté humaine : le Soi ne peut se réaliser que dans le Nous. Mais le Soi doit également avoir renversé les clôtures qui le séparent du monde en général, dont l'humanisation doit être accomplie pour que la naturalisation de l'Homme puisse être gagnée : la fin du processus eschatologique n'exige pas seulement l'abolition de la séparation du Soi et d'autrui dans la communauté, elle exige également que l'opposition du Sujet et de l'objet, de l'homme et de la nature soit elle aussi "sursumée" dans une forme de communauté qui, pas plus que la communauté des sujets, ne supprime leur distinction.

Ainsi, la doctrine de la métempsycose permet d'articuler les perspectives eschatologiques individuelle, collective et universelle. En ce sens, elle est seule (pour Bloch) à relever le défi véritable que la sphinge lance à l'homme en le confrontant à la mort : la réponse à l'énigme n'est pas seulement l'homme en tant que communauté abstraite de tous les hommes, elle est aussi chaque homme saisi dans sa singularité, elle est le Soi en tant qu'il est ce par quoi l'Humanité peut rejoindre son foyer, et ce qui ne peut lui-même se réaliser hors de ce Foyer.

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Marc Chagall, Les paysans de Vence (1967)

Cette interprétation du rôle joué par le recours à la métempsycose dans l'Esprit de l'Utopie permet, en retour, d'éclairer les raisons de son abandon par Bloch dans la suite de son oeuvre. Cette élucidation permet en effet de comprendre à la fois ce qui, dans l'approfondissement de la dimension proprement marxiste de sa pensée, s'oppose aux principes sur lesquels la métempsycose était fondée, mais aussi ce qui, dans l'exigence à laquelle la métempsycose cherchait à répondre, impose une reformulation assez radicale du "matérialisme" de Marx.

Si la métempsycose permettait d'introduire l'idée de transcendance immanente, elle n'en maintenait pas moins la nécessité d'une distinction des "plans" au sein de cette immanence, le plan (transhistorique) de l'âme se superposant, de façon plus ou moins convaincante, à la succession des vies humaines. Le fait même que Bloch ait jugé bon de distinguer (voir le texte 20) le déploiement de l'âme dans la succession de ses incarnations successives, et ces incarnations elles-mêmes implique une reconnaissance d'une sorte de niveau que l'on pourrait dire "méta-phénoménal", difficilement conciliable avec un matérialisme conséquent. Par ailleurs, si la doctrine de la métempsycose pouvait sembler recevable, voire réconfortante pour une âme aristocratique (l'âme noble pouvant trouver à se réjouir dans l'idée que ses incarnations successives sont autant de maillons dans une chaîne d'or, dont l'unité serait à trouver dans l'interpolation de différents sommets du développement historique), on voit mal en quoi elle pourrait s'avérer rassérénante pour l'âme de celui dont la vie terrestre se limite à une expérience de l'aliénation et de l'oppression. De ce point de vue, la doctrine de la métempsycose semble bien tomber sous le coup de la critique marxiste de l'illusion religieuse, cherchant à consoler l'opprimé en faisant miroiter l'espérance d'une vie bienheureuse située dans un au-delà post-mortem.

En ce sens, c'est bien le renforcement du marxisme de Bloch, conçu à la fois comme anti-spiritualisme et anti-élitisme, qui conduira à l'abandon de la métempsycose ; mais ce renoncement n'abolit en rien l'exigence à laquelle cette doctrine cherchait à répondre. Et c'est cette exigence qui contraindra Bloch à faire "descendre" la transcendance, non plus dans le plan métaphénoménal d'une âme transhistorique, mais bien dans la matière même de l'histoire ; en ce sens, si le renforcement du matérialisme de Bloch le conduit à renoncer au spiritualisme encore impliqué dans la métempsycose, elle l'amène également à approfondir la spiritualisation de la matière même, qui devra être arrachée au plan physicaliste sur lequel l'écrase tout réductionnisme mécaniste. Sans doute ce refus d'un matérialisme plat est-il déjà affirmé dans l'Esprit de l'Utopie ; mais il ne trouve son approfondissement théorique que dans les écrits ultérieurs, nourris des recherches que Bloch mènera dans son parcours de l'histoire du matérialisme occidental.

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En d'autres termes, Bloch ne deviendra réellement marxiste que dans la mesure même où il fera subir au marxisme une inflexion radicale : il n'en accepte le matérialisme qu'à la condition de redéfinir la notion même de matière. Bloch ne s'est ainsi "converti" au marxisme qu'en opérant une conversion du marxisme lui-même, le marxisme blochien n'ayant ainsi jamais cessé d'être hétérodoxe. Ainsi, si l'Esprit de l'Utopie semble davantage incoporer des éléments issus du marxisme dans une perspective blochienne, c'est bien à une "blochisation" du marxisme que procéderont ses écrits ultérieurs ; lesquels, de ce point de vue, sont au moins aussi criticables (et dangereux) du point de vue du marxisme officiel que ne l'est l'Esprit de l'Utopie.

On peut dresser un constat analogue en ce qui concerne l'évolution du caractère aristocratique de la pensée de Bloch. On sait que l'expression la plus politique de cet aristocratisme (élaborée notamment dans le dialogue de Bloch avec Lukacs) a disparu entre la première et la seconde rédactions de l'Esprit de l'Utopie. Et comme nous l'avons souligné, la perspective adoptée dans l'Esprit de l'Utopie appartient bien au registre d'un humanisme radical, l'histoire n'oeuvrant que vers une fin reposant sur la libération de tous les hommes, sur la pleine humanisation de l'humanité, dans laquelle et par laquelle seule le Soi peut advenir à sa propre vérité. Mais cet humanisme reste encore marqué par l'élitisme caractéristique de l'humanisme historique, lequel (comme le remarquait par exemple Sartre) reste élitiste par son humanisme même : si l'histoire progresse par la réalisation de l'humanité de l'homme dans l'homme, elle reste essentiellement tributaire de la marche des hommes au sein desquels cette humanité se maniifeste de façon éclatante ; de sorte que la grande histoire, l'histoire philosophique de l'humanité, reste avant tout l'Histoire... des grands hommes.

Si tous les hommes sont par nature humains, il ne s'ensuit pas qu'ils le soient également : l'homme reste plus ou moins proche (ou éloigné) de sa nature selon le degré d'accomplissement que les dispositions spécifiquement humaines (ses dispositions culturelles) parviennent à atteindre dans sa vie concrète. En ce sens, l'homme réellement humain est avant tout l'homme cultivé, l'homme au sein duquel les dispositions humaines se trouvent portées à un degré de développement supérieur, l'homme dans lequel et par lequel un certain stade de culture trouve un terrain d'expression ; l'histoire de la culture est ainsi tributaire de l'éclosion des génies qu'elle fait certes naître, mais sans lesquels elle ne peut réellement exister.

Cet élitisme traverse de part en part la première oeuvre de Bloch qui, sans jamais réduire l'histoire de la culture (et notamment l'histoire de l'art) à une succession de biographies, et faisant au contraire apparaître les phases du développement culturel comme autant de mouvements de l'âme de l'humanité (voire de l'être en général), enflammant ainsi Kant avec Hegel, enflamme néanmoins Hegel par Kant en cherchant à corréler l'expression d'une forme culturelle au geste créateur (et, en tant que tel, irréductible à tout déterminisme historique) d'un Soi déterminé ; ainsi dans le domaine musical voit-on le "pett Moi temporel" s'incarner dans Mozart, le "petit Moi spirituel" s'incarner dans Bach, le "grand moi temporel" dans Beethoven et Wagner, etc.

Que cet élitisme humaniste (dont nous avons vu qu'il pouvait assez bien s'accomoder de cette forme d'immortalité transhistorique qu'impliquait la métempsycose) s'estompe radicalement dans les oeuvres ultérieures de Bloch, c'est évident. Mais il est tout aussi évident que ce processus de désaristocratisation, s'il a bien conduit Bloch à trouver dans les formes d'insurrection populaire des lieux d'expression privilégiée de l'élan utopique, n'a jamais abouti à une sacralisation des masses telle qu'elle a pu prendre forme dans le marxisme officiel, au moment même où le communisme s'affirmait de plus en plus comme le garant idéologique d'un centralisme bureaucratique.

A cet égard, on doit noter que le refus de toute absolutisation de l'Etat, change progressivement de forme chez Bloch. Dans l'Esprit de l'Utopie, c'est avant tout comme lieu d'écrasement de l'individualité même de l'homme (sur laquelle repose précisément son humanité) que l'Etat est condamné, dès lorsqu'il prétend à une validité "en soi" ; en ce sens, "l'anarchisme" de Bloch dans l'Esprit de l'Utopie doit avant tout être situé dans la trajectoire ouverte (entre autres) par Landauer. Ce que l'on a pu (avec Löwy) appeler le "romantisme révolutionnaire" de Landauer concilie en effet l'approche radicalement individualiste selon laquelle c'est dans l'expression même des singularités individuelles que se trouve la (seule) liberté authentique, et le rejet de tout "individualisme" stirnérien visant à dissocier l'épanouissement individuel de la construction d'une communauté proprement humaine. En ce sens, Landauer s'opposait aussi bien à toute centralisation étatique qu'à une sacralisation de la "masse", toutes deux constituant des formes de négation de la communauté véritable (ce qui explique que ladite communauté doive d'abord s'instituer comme communauté "en retrait"). Ainsi, l'affirmation par l'homme de son humanité suppose bien, pour Landauer, la création d'un contexte social (économique, politique, culturel) communautaire, mais cette création n'est elle-même en rien conditionnée par un système de prérequis historiques, de conditions "objectives", qui ne peuvent pas plus faire naître mécaniquement la communauté authentique qu'elles ne peuvent la rendre impossible. C'est dans cette perspective que s'inscrit de propos de Bloch dans l'Esprit de l'Utopie, qui n'est anti-étatique que dans la mesure même où il oppose l'affirmation de la singularité individuelle à toute dissolution grégaire.

Gustav Landauer

Gustav Landauer

Cette double dimension du discours de Bloch changera de forme, mais non de nature au cours de l'évolution de sa pensée. De façon paradoxale, on pourrait ainsi remarquer que l'approfondissement de la dimension marxiste, en déconstruisant la dimension élitiste initiale, va ouvrir la voie à une nouvelle forme de légitimation de l'Etat, lequel pourra trouver sa justification dans sa capacité à participer activement au processus d'émancipation des hommes, dans la mesure même où il se fait l'instrument de la libération du prolétariat en tant que classe opprimée (le génie musical, lui, n'avait guère besoin de l'Etat pour créer ses symphonies). Mais d'un autre côté, cette légitimité n'est obtenue que par l'assujettissement de l'Etat à la classe dont il doit exprimer et réaliser les aspirations ; si les opprimés peuvent avoir "besoin de l'Etat" pour mettre en oeuvre les transformations qui conditionnent la suppression de la domination, c'est uniquement dans la mesure où cet Etat reste un pur et simple instrument dans leurs mains, une puissance dont ils doivent rester maîtres. En ce sens, le refus de toute absolutisation de l'Etat est maintenu dans le cours même de sa justification, et Bloch appartient définitivement aux courants marxistes qui proclament (dans la lignée de Rosa Luxemburg) que la libération des travailleurs ne peut être le fait que des travailleurs eux-mêmes.

Pourtant, cette affirmation de la souveraineté des opprimés n'aboutit jamais chez Bloch à une destitution des droits de la subjectivité comme telle. Non pas au sens (infiniment rabâché) où la société sans classe serait nécessairement la société dans laquelle chaque individualité trouverait une forme d'épanouissement maximal, mais bien au sens où le mouvement populaire n'est jamais dissociable de ses expressions concrètes dans la parole, l'oeuvre et l'engagement d'individus particuliers, dans lesquels elle trouve une forme d'expression créatrice dont aucun Etat, aucune masse ne peut jamais devenir l'auteur.

A cet égard, le fait que la première forme de révolte populaire explicitement envisagée par Bloch à la suite de l'Esprit de l'Utopie soit une insurrection à caractère religieux est révélateur. D'une part, ce caractère religieux (et donc spirituel) interdit d'emblée toute réduction du sens (c'est-à-dire : aussi bien des causes que du but) du soulèvement à un système de conditions économiques ; d'autre part, cette dimension religieuse légitime le rôle que peut jouer le prédicateur de la parole au sein du mouvement insurrectionnel. Le titre du livre de Bloch n'est pas "la guerre des paysans", mais Thomas Münzer ; et c'est bien de Thomas Münzer, en tant qu'individu, qu'il est question à chaque page. Et certes, l'homme Münzer ne cherche pas davantage à faire son Salut qu'il ne prétend orchestrer, gouverner, régir de façon éclairée, surplombante, la révolte populaire. Au contraire, celui qui apparaît comme le faux révolutionnaire (Luther), c'est bien celui qui se détache des revendications populaires pour mieux servir sa propre position d'autorité, en faisant appel au pouvoir temporel en tant qu'instance tutélaire et oppressive. Thomas Münzer n'a de sens et de valeur historique que dans la mesure où il se fait le porte-parole d'une classe opprimée qui doit produire par elle-même les conditions de son émancipation ; mais elle ne peut le faire sans trouver dans Münzer celui qui lui renvoie l'écho articulé de sa propre révolte. La masse ne devient communauté insurgée que par l'expression de la tendance utopique dont elle est porteuse dans l'oeuvre de celui qui ne travaille à l'assomption de l'Homme que dans le mesure même où il est cet homme.

Thomas Müntzer Before the Battle of Frankenhausen

Thomas Münzer avant la bataille de Frankenhausen

A cet égard, il est intéressant de noter les remarques critiques qui jalonnent le texte de Bloch ; au fil du livre, le lecteur aura certes appris à détester Luther, mais il n'aura pas appris à vénérer Münzer ; la dimension incontestablement bio-graphique du livre n'en fait pas une hagiographie. Pourtant, les travers que Bloch s'accorde à reconnaître chez Münzer ne sont pas ceux auxquels on pourrait s'attendre. Münzer n'a pas su donner une forme organisée au soulèvement, il a échoué sur presque tous les plans stratégiques, il a, d'un point de vue militaire, adopté une posture plus que malencontreuse dans la bataille de Frankenhausen : Bloch acquiesce sur tous ces points, mais il n'en tient pas rigueur à Münzer. Ce qu'il reproche à Münzer, ce n'est jamais un manque de compétence stratégique, organisationnelle, militaire : c'est davantage un manque d'humilité. Cette orientation critique serait des plus déconcertante s'il s'agissait d'estimer la valeur de Münzer en tant que meneur politique. Mais précisément, ce n'est pas en tant que Lénine du XVI° siècle qu'il faut comprendre Münzer ; il n'est pas même un "intellectuel organique" au sens de Gramsci, dans la mesure où il n'a, précisément, aucune responsabilité organisationnelle. La tâche de Münzer est celle du prédicateur : c'est en tant que parole qu'il existe, en tant que lieu de surgissement d'un verbe dans lequel trouve à se dire ce qui s'exprime à travers l'élan insurrectionnel, et dont l'expression exige son énonciation dans la parole du prédicateur. Reprocher à Münzer d'être un mauvais Lénine, c'est commettre une double erreur : c'est réduire le combat spirituel qu'il devait soutenir (combat nécessaire) à une fonction logistique, lui attribuer une fonction de direction politique qui ne lui revient pas ; et c'est en priver celui-là seul qui en est le dépositaire : la masse devenue peuple par son insurrection même.

GP (4) Armement sous une voûte

Käte Kollwitz, Armement sous une Voûte, feuillet 4 du cycle "La Guerre des Paysans”, (1906)

 

Ces précisions concernant la dimension eschatologique de l'Esprit de l'Utopie, qui permet d'articuler perspective politique et perspective religieuse, conduit naturellement à interroger le rapport qui existe, chez Bloch, entre l'horizon de l'histoire tel que le pense le marxisme, et la téléologie proprement religieuse. Si chacun ne peut réellement assumer son être que dans la mesure où il participe à la dynamique ontologique tendue vers l'avènement d'un monde "vrai", faut-il penser ce monde final (aux deux sens du terme) dans la perspective marxiste de l'avènement d'une société sans classe, débarrassée de toute aliénation, ou plutôt dans celle de la venue du Royaume tel qu'il se laisse entrevoir dans une perspective chrétienne ?

Dans ce chapitre de l'Esprit de l'Utopie, il semble bien que la philosophie marxiste de l'histoire cède le pas à une dimension proprement religieuse : Marx conduit à l'apocalypse, et non l'inverse. Le long passage consacré à la métempsycose semble d'ailleurs soutenir cette perspective, et c'est souvent de cette manière que le chapitre est lu ; ce qui permet au passage de marquer, avec plus ou moins de bienveillance, les limites du projet blochien d'une articulation entre théorie marxiste et "mystique" religieuse. (Le fait que cette tentative se solde par un échec est l'un des leitmotiv de la critique blochienne ; mais il est curieux de constater que les raisons pour lesquelles on doit la considérer comme un échec sont, le plus souvent, passées sous silence.)

Pourtant, la manière dont Bloch se réfère à la transcendance dans son oeuvre indique clairement que cette transcendance ne peut en aucun cas être pensée comme un arrière-monde, un "au-delà" dissocié du monde de l'immanence. La métempsycose telle que la pose Bloch se dissocie de toute assomption religieuse par le fait qu'elle inscrit le parcours sotériologique de l'âme dans la chair même du monde. Par conséquent, si l'histoire toute entière est rendue vers l'Apocalypse, celle-ci ne doit en aucun cas être entendue comme une rupture conduisant de ce monde à un autre monde (dont il resterait à déterminer en quoi le vocable de "monde" lui reste adéquat), ou comme un double processus articulant l'anéantissement de ce monde et l'émergence d'un règne supérieur. Si "Apocalypse" il y a, c'est au sens étymologique du terme, qui fait de l'horizon eschatologique le lieu d'une révélation pleine et entière de l'être à lui-même. Si le monde tel que le pense Bloch est tendu vers l'Apocalypse, c'est dans la mesure même où celle-ci ne constitue pas son anéantissement, ni même son "rétablissement", mais bien son accomplissement, sa venue à l'être tel qu'il est dans sa vérité.

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Une apocalypse baroque : Joseph Heintz

Mais se pose alors une question clé : si une perspective religieuse semble frapper d'interdit toute tentative visant à "décrire" le Royaume dans les catégories propres à ce monde, le fait de maintenir la continuité entre l'être-actuel du monde et son accomplissement oblige à envisager ce en quoi pourrait consister cet "accomplissement". Bien sûr, vaut pour le "Royaume" blochien ce qui vaut pour la société sans classe de Marx : dans la mesure même où aucune pensée ne peut "sauter" par-dessus son époque, il est tout à fait vain (et même nécessairement idéologique) de vouloir faire bouillir les marmites de l'histoire. En outre, dans la mesure où il existe bien une rupture qualitative entre l'état du monde "vrai" et tous les états qui le précèdent, il est impossible de l'appréhender en l'inscrivant dans la trajectoire d'un "progrès" qui l'insituerait comme un simple perfectionnement des états antérieurs. Chez Marx lui-même, ce qui garantit la cohérence de l'optique "matérialiste" est bien le refus de toute intervention d'une altérité transcendante établissant une solution de continuité dans le cours du devenir historique ; mais cela n'empêche pas de considérer que l'avènement d'une société sans classe constitue bien une rupture radicale, qui signe le passage de la pré-histoire à l'histoire proprement dite.

Les contours du Royaume ne se laissent donc appréhender qu'à partir de lignes de fuite, ancrées à la fois dans le dynamisme de l'être lui-même (qui exige notamment la fin de l'aliénation), dans les rêves des générations, et dans l'horizon des possibilités concrètes s'offrant aujourd'hui à l'analyse. A quoi l'on peut ajouter, dans la perspective ouverte par les Thèses sur Feuerbach, la double perspective d'une humanisation de la nature, et d'une naturalisation de l'Homme.

Sans doute, la question de savoir ce qui, chez Marx, viendrait prendre la place de la "lutte des classes" est-elle cruciale. Si ce qui a constitué jusqu'à aujourd'hui le "moteur" du développement historique est supprimé, faut-il concevoir cette "histoire" succédant à la "préhistoire" comme une période de stabilité, d'équilibre, dans laquelle l'antagonisme de classe confie à une harmonie terrestre le soin de porter plus loin le développement des forces productives ? Lorsque l'Etat se sera auto-dissout, comment penser le devenir historique de la communauté ?

L'histoire de "la fin de l'histoire" de Fukuyama - #CulturePrime - YouTube

Cette question devient d'autant plus prégnante chez Bloch, dont la pensée fait de l'être-en-devenir un trait constitutif de l'Être lui-même. Que le monde soit utopiquement tendu vers son adéquation à lui-même, et que cette tension traverse la chair même du monde, soit ; mais dans ce cas,

     _ soit cette quête est en elle-même indéfinie, l'aliénation s'affirmant davantage comme l'un des temps du déploiement du monde à travers l'Histoire, que comme ce qu'il s'agirait de surmonter. On peut alors maintenir l'idée d'un dynamisme ontologique, mais sans véritabe achèvement

     _ soit cette quête vise bel et bien un achèvement, et dans ce cas c'est le dynamisme qui semble remis en cause ; si le monde est en quête de son foyer, à la fois origine et destination, on ne voit pas bien en quoi il devrait continuer à se mouvoir une fois dévoilé à lui-même, advenu tel qu'il est en vérité.

Sans surprise, c'est lorsqu'il cherchera à montrer comment on peut assumer, contre Hegel lui-même, l'héritage hégélien que Bloch favorisera la première optique ; l'une des caractéristiques de ce qu'il est convenu d'appeler l'hégélianisme "de gauche", est de faire valoir le travail du négatif contre les velléités totalitaires de l'Etat Prussien. Il s'agit moins, dans l'Histoire, d'une auto-révélation d'un Esprit absolu que d'une lutte des forces opprimées pour mettre fin à leur aliénation. Mais précisément : comment conserver une place à ce "travail du négatif" au sein d'une société qui aurait mis fin à l'aliénation ? Et si le Foyer doit être autre chose qu'un simple horizon spéculatif, un point de fuite perpétuellement replacé (ce qui risquerait de nous faire retomber dans un nouvel idéalisme, miroir du premier), comment caractériser la vie de ceux qui ont enfin atteint le terme du chemin, sans les dépouiller de cette tension utopique qui fait précisément d'eux des êtres vivants ?

La Fin de l'histoire et le Dernier Homme — Wikipédia

La fin de l'histoire signerait-elle le règne du "dernier homme"... nietzschéen ?

Bloch ne répond jamais de façon claire à cette question ; ou plutôt, il y répond par une constellation d'indications, une mosaïque d'aperçus le plus souvent corrélés aux passages les plus "spéculatifs" (voire abscons) de ses oeuvres (ce qui explique sans doute que ces passages soient rarement repris et commentés dans les ouvrages consacrés à la pensée d'Ernst Bloch). Dans L'esprit de l'Utopie, on ne trouvera pas d'énoncés programmatiques du type de ceux que Marx nous a laissés dans la Critique du programme de Gotha ("de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins", etc.) Mais on trouve cependant l'idée, maintes fois réaffirmée, selon laquelle le monde vrai, s'il est bien apocalyptique, débarrassé de toute aliénation, permet à chaque être de se réaliser pleinement ; or comment une réalité (matérielle ou humaine) intrinsèquement utopique pourrait-elle trouver sa vérité dans un être-tel du monde dans lequel cette tension vers l'avant, cette résorption du pas-encore, seraient éliminées ?

A chaque fois que Bloch aborde les rivages du monde vrai, il cherche moins à nous décrire la manière d'être de ses habitants (ou de ses paysages) qu'à souligner ce qu'ils ne seront certainement pas. Ils ne seront pas des individus isolés, se consacrant tout entier à une béatitude solaire, à l'image du Maître de musique du Jeu des perles de Verre. Ils ne seront certes pas non plus les citoyens d'un Etat garantissant l'objectivité de la moralité subjective par la garantie notariale des droits de propriété. Pas plus, d'ailleurs, que la nature ne trouvera sa vérité ultime dans les cadastres. Ils seront les membres d'un Nous, l'être adéquat de l'être-homme passant par la communauté... mais laquelle ?

De même, les hommes du Foyer ne seront pas des individus faisant de leur insatisfaction naturelle le moteur de leur développement, par le jeu propice de la rivalité et de la concurrence ; mais ils ne seront pas non plus, semble-t-il, des épuriens ayant enfin trouvé l'adéquation avec eux-mêmes dans un retour à la nature, retour à leur nature comprise comme panel de désirs "naturels et nécessaires". Si les hommes du Foyer se consacreront tout entiers à leurs besoins, c'est dans la mesure où les besoins d'un être sont définis par ce qui lui est nécessaire pour rester fidèle à sa nature. Or rien n'est plus contraire, pour Bloch, à l'humanité de l'Homme (comme à la dimension créatrice de la nature en général) que l'idée d'un être "satisfait", se complaisant dans l'élimination perpétuelle de manques qu'il a su circonscrire.

Les hommes du Foyer ne se dessinent donc qu'en creux, selon un principe qui n'est pas sans rappeler la manière dont Nietzsche introduit le plus souvent son "surhumain". Le surhumain, c'est avant tout celui vers lequel nous devons tendre, celui à l'avènement duquel nous devons travailler pour nous surmonter, lancer la flêche de notre désir par-delà nous-mêmes, et ainsi assumer notre essence tragique en refusant catégoriquement d'être humain, rien qu'humain -- ce qui nous conduirait tout droit au "dernier homme". Le surhomme seul pourra témoigner de ce que nous devons annoncer ; mais c'est bien l'homme, l'homme actuel auquel le message est adressé. [texte 24]

Transhumanisme : le futur de l'Homme ? - MBA MCI

Le transhumanisme : vers un surhumain... sans tragédie

L'homme ne pourra porter son humanité à incandescence qu'à la condition de tendre de toutes ses forces à l'avènement d'un être qu'il n'est pas, et qui sera pourtant fils de l'humanité. Pour Nietzsche, pour Bloch, mais aussi pour les tenants de cette forme paradoxale de protestantisme qu'est la théologie dite "dialectique" (que Bloch connaissait), l'homme ne peut advenir pleinement à lui-même que dans la mesure où il tend de toutes ses forces à devenir ce qu'il n'est pas, ce dont à bien des égards il constitue même la négation. Qu'il s'agisse du surhumain, du Christ ou de l'Homme Nouveau, le fils de l'Homme est toujours la négation de ce que l'Homme est actuellement : cet être-actuel n'est précisément pas / plus / pas encore ce qu'il est en vérité, et qu'il ne peut devenir qu'à la condition de consentir à la mort.

Parmi les aperçus que Bloch nous a laissés dans l'Esprit de l'Utopie, se trouve notamment un texte dans lequel les hommes du Foyer sont présentés dans des termes qui, manifestement, n'ont pas grand chose à voir avec le "travailleur" à la Jünger, ou la bête blonde nietzschéenne. L'homme rendu à lui-même n'est pas un être ayant atteint la plénitude ou la sérénité ; il n'est pas celui qui peut exprimer de manière harmonieuse son indidualité propre au sein d'un collectif sachant tirer son développement du libre épanouissement de chacun. La vie des témoins à venir n'est pas une vie de sage grec : c'est une vie "à la Dostoïevski". [texte 23] Ce passage compte parmi les plus belles lignes de Bloch :

L'objectif, l'objectif éminemment pratique, le motif fondamental de l'idéologie socialiste est celui-ci : donner, en dehors des heures de travail, à chaque homme sa misère, son ennui, son indigence, sa pénurie et sa pénombre propres, sa lumière ensevelie, appelante, lui donner une vie à la Dostoïevski, afin qu'avant tout il soit en accord avec soi, avec son engagement moral et politique, quand tombent les murailles du corps, de ce corps du monde qui nous protégeait des démons, donc quand s'écroulent les bastions du royaume érigé temporellement. (322)

Si l'homme du Foyer n'est pas aliéné, c'est d'abord qu'il n'est plus enfermé dans l'architecture protectrice-dominatrice des Puissances mondaines ; c'est donc qu'il est rendu à une forme originaire d'insécurité, dans laquelle l'angoisse n'est que le miroir de la liberté. 

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