Marx, la mort et l'apocalypse
"Karl Marx, La mort et l'Apocalypse" : collage de Thierry Tillier (2000)
Ernst Bloch, L'esprit de l'utopie, 1923
"Karl Marx, la Mort et l'Apocalypse"
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Karl Marx, la mort et l'Apocalypse (57.18 Ko) ;
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Ce dernier chapitre de l'Esprit de l'Utopie accomplit le mouvement de retour vers la réalité extérieure dont, selon Bloch, doit nécessairement s'accompagner la quête de soi comme quête de l'intériorité. En tant que tel, il est la première manifestation de l'orientation marxiste de la pensée de Bloch. Cette orientation n'a pas seulement un intérêt historique (permettant, par exemple, de déterminer dans quelle mesure c'est avec, ou sous l'influence de Lukacs que Bloch a entamé sa "conversion" au marxisme) ; elle permet également de remettre en cause le biais interprétatif par lequel on tend à radicaliser la dimension "individualiste" de la pensée de Bloch dans sa première oeuvre. Certains commentateurs ont tendance à lire ce dernier chapitre comme une sorte d'appendice, appartenant déjà à la phase suivante du trajet blochien... dont il conviendrait, par conséquent, d'atténuer ce qu'il comporte de plus mystique (comme la référence à la métempsycose). Il semble pourtant préférable de procéder de façon inverse : la dimension politique, sociale du chapitre éclaire (comme il se doit d'ailleurs, en bonne logique blochienne) le trajet parcouru, interdisant toute lecture "solipsiste" de l'oeuvre ; et sa dimension religieuse, loin d'y figurer comme un reliquat, en est un élément essentiel. Il s'agit ici pour Bloch, comme dans tous ses ouvrages, d'introduire (ou mieux encore : de révéler) une dimension religieuse dans le propos de Marx, et une dimension marxiste dans l'élan religieux. C'est bien à l'élaboration d'une eschatologie marxiste, fondée à la fois sur une dé-théocratisation (selon une formule dont il usera plus tard) de la religion et une dé-positivisation du marxisme que Bloch procède dès sa première oeuvre.
Karl Schmidt-Rottluf, Christ, 1918.
Le chapitre s'ouvre donc sur l'affirmation de la nécessité, pour celui qui a accompli le geste de retrait vers l'intériorité sans lequel la "mise en question" de la question (inconstructible) ne peut s'opérer, de revenir au monde dont il s'était détourné. Ce retour ne doit pas être pris en un sens étroitement chronologique : Bloch ne veut en aucun cas prétendre qu'il faut d'abord s'être trouvé soi-même pour ensuite déterminer les formes de réalisation concrète dont le soi ainsi dévoilé devrait être revêtu. Dans l'optique de Bloch, cela reviendrait tout simplement à affirmer que ce retour... ne s'opèrera jamais. Car le soi véritable ne pourra être dévoilé que si le monde en lequel il prend place est capable de l'accueillir, d'en permettre l'épanouissement, ce qui suppose qu'il soit devenu foyer. Or, comme Bloch y insiste, ce n'est qu'à la condition de poursuivre la quête qui constitue son être propre, la quête du soi dans sa vérité, que l'homme pourra par là même acheminer le monde vers cette "humanisation de la nature" qui lui permet d'advenir comme ce qu'elle est en vérité. Le retrait intérieur et l'expansion extérieure ne sont donc que les termes d'un rapport dialectique.
C'est ce rapport dialectique qui oblige à sortir des bornes d'un individualisme stérile et mortifère : car la quête du soi ne se conjoint à la con-quête du monde que si le sujet se met en quête du Nous par lequel seule l'humanisation, la désaliénation de l'homme peut advenir. Car c'est bien de l'homme qu'il s'agit, et non d'un moi soucieux de son salut ; et la réalisation de l'humanité de l'homme dans l'humanité des hommes est la condition de possibilité d'un accès de chacun au Soi véritable. C'est ce qui voue la quête de soi à devenir un engagement politico-religieux, c'est ce qui renverse l'individualisme en humanisme, c'est ce qui dissout l'égoïsme dans une éthique de la responsabilité. (texte 1)
Karl Schmidt-Rottluf, Christus deutsche holzschnitt, 1918.
C'est aussi, comme nous pouvons d'ores et déjà l'indiquer, ce qui implique de ressaisir la quête de soi par le sujet individuel dans le processus collectif de l'histoire humaine, de l'intégrer à un processus à caractère eschatologique, dont le terme, pour l'individu (contrairement à celui du héros tragique) n'est pas atteint au seuil de sa mort : ce qui fonde l'orientation du discours de Bloch vers l'idée de métempsycose.
Encore faut-il se prémunir de la confusion entre l’engagement sociopolitique et l’adoption de slogans ou de programmes. Dans la mesure même où la tâche qui nous incombe consiste à faire advenir ce qui n’est pas encore, il est illusoire de vouloir traduire l’horizon utopique en un ensemble de dispositifs susceptibles de combler l’écart entre l’être tel qu’il est et ce qu’il est en vérité. Cela même supposerait une saisie claire et distincte du but à atteindre, qui nous demeure voilé, et une parfaite disponibilité du réel à sa métamorphose, évidemment illusoire. Mais il ne s’ensuit pas que l’on doive faire basculer l’horizon utopique dans ce qui, précisément, n’ayant aucun enracinement dans l’actualité, ne peut être saisi que comme une impossibilité abstraite (selon l’acception trompeuse de « l’utopie »). Car l’élan utopique s’enracine dans la part du sujet qui excède toujours sa détermination par le contexte historique, il appartient à cette part de l’homme irréductible à tout déterminisme mécaniste. L’homme n’est pas seulement le membre (et le produit) d’une communauté historiquement circonscrite, il appartient à l’humanité totale, dont il porte l’exigence de réalisation sous la forme d’un devoir dont l’accomplissement déborde le temps présent. L’homme ne peut prétendre détenir le savoir qui lui permettrait de soumettre le réel à l’idéal, mais il sait néanmoins vers où il doit s’acheminer, il pressent la forme d’accomplissement à laquelle il doit œuvrer. (texte 2)
Loin, donc, que l’inadéquation du réel à sa vérité conduise le sujet à un repli sur l'intériorité, ou au projet d’une métamorphose chimérique du monde (deux formes de dénégation de la réalité), elle doit le conduire vers ce rêve en avant orienté vers une transformation du monde dont l’objet est de le rendre disponible à l’accomplissement du but : réduire en lui les résistances qui s’y opposent, faire éclore et renforcer ce qui, dans la réalité, participe au mouvement utopique. L’âme doit ainsi travailler à l’éclosion du monde qui est véritablement le sien, ce monde qui n’est ni un « autre » monde, ni « ce » monde, mais un monde encore à naître et au sein duquel le sujet et l’objet, l’âme et le monde, l’homme et la nature mettent fin à leur antagonisme en gagnant leur Foyer. (texte 3)
Leon Spilliaert, Femme sur la digue (1907)
C’est donc dans l’expérience même de l’inadéquation du monde à sa vérité que l’âme se révèle, c’est dans le rire ou la souffrance que le monde fait naître en elle, c’est dans la révolte qu’ils attisent, qu’elle dévoile et manifeste son intériorité. L’âme n’est âme qu’au contact du monde, dans la reconnaissance de son appartenance à une réalité qu’elle refuse, au nom de son appartenance à une réalité qu’elle doit faire advenir. La quête (kantienne) de l’adéquation du sujet à son essence, de la pleine réalisation de l’humanité en lui, nous reconduit ainsi à la nécessité (hégélienne) d’une réalisation de l’Esprit dans le monde objectif, tandis que cette réalisation est elle-même rattachée à l’accomplissement d’une exigence éthique dont l’homme est à la fois le sujet et l’objet. (texte 4)
Cette "subjectivation" de Hegel doit nous conduire, selon Bloch, à rejeter catégoriquement toute absolutisation de l'Etat. L’État n’est pas l’incarnation de l’Esprit, il appartient tout entier à la sphère de l’objectivité matérielle, à laquelle il est (et doit être) asservi. La finalité de l’État, sa raison d’être, est pour Bloch essentiellement économique et, de même que l’État n’a jusque là tiré sa puissance et sa légitimation que de son rôle dans le maintien d’une domination de classe, elle-même asservie au déploiement maximal des moyens de production, la légitimité de l’État dans l'avenir ne peut être appréhendée qu’à partir des nécessités de la satisfaction des besoins matériels de tous les hommes.
L’État n’est pas l’instance qui édicterait et garantirait le respect de règles dont la mise en œuvre signifierait la fin de l’aliénation. L’égalité devant la loi n’abolit en rien la domination de l’homme sur l’homme, à laquelle elle donne au contraire une forme instituée dès lors qu’elle s’articule à la sacralisation de la propriété. Le droit n’est pas la morale objectivée, il est l’instrument au service de la domination de ceux qui possèdent. Même lorsque, dans le domaine pénal, il prétend combattre l’injustice, il ne produit en fait que l’oppression de ceux qui ne sont « criminels » que parce qu’ils portent atteinte à la propriété ; lorsqu’il châtie, il ne fait que commettre lui-même le mal qu’il condamne, ce à quoi ne l’autorise en fin de compte que sa puissance (qui ne saurait « justifier » quoi que ce soit) ; et lorsque la peine se veut préventive, elle ne constitue qu’une forme aberrante de pédagogie. L’abolition de ce que le droit veut combattre exige en réalité l’abolition de cela même qu’il défend : la propriété ; c’est-à-dire que l’accomplissement du droit ne peut être autre chose – que sa suppression.
Et en ce qui concerne les formes de criminalité qui seraient sans lien avec la propriété, elles ne sont pas, selon Bloch, du ressort du verdict judiciaire, mais relèvent de la compétence de ceux qui sont en charge du diagnostique médical, ou de de la direction de conscience. (texte 5)
Otto Dix, La grande guerre
L'Etat ne peut en rien vouloir juger de la valeur des hommes ; tout au plus peut-il assumer la fonction administrative, logistique, consistant à articuler les fonctions sociales et les compétences individuelles, afin d'optimiser une efficience purement technique. Mais cela exigerait que l'Etat se conçoive lui-même comme un simple outil, un moyen qui ne saurait être une fin, qu'il renonce donc à toute prétention à la valeur "en soi", à la sacralité. Or c'est précisément de l'impossibilité, pour un Etat fondé sur la puissance, de se maintenir lui-même (et de lui-même) dans le seul registre du profane, que témoigne l'histoire humaine. (texte 6)
C’est précisément cette auto-sacralisation de l’État qui le conduit à sortir du cadre que prétend lui fixer une analyse exclusivement économique ; loin de se cantonner au statut d’instrument au service de la classe économiquement dominante, l’État moderne a trouvé dans la guerre le terrain de son affirmation débridée, allant ainsi à l’encontre des intérêts qu’il devait servir. Pour Bloch, c’est bien l’essence « satanique » de l’État qui apparaît alors, le satanisme caractérisant la dynamique d’une entité qui, éprise de sa propre puissance, se divinise elle-même en refusant le service qui devrait la définir, le service de Dieu en tant que service de l’homme. (texte 7)
Une conception socialiste de l’État doit donc prendre le contre-pied de toute divinisation de l’État pour le réduire à sa nature exclusivement instrumentale, technique, matérielle. Alors même que l’on peut en reconnaître la nécessité, cette nécessité n’aboutit qu’à sa destitution en tant qu’autorité ; l’État n’a aucune fonction spirituelle, il n’est en rien la réalisation d’un Esprit objectif comme peuvent l’être les cultures nationales auxquelles il doit être assujetti. Toute spiritualisation de l’État, toute tentative visant à lui accorder une valeur en soi est idéologique, au sens où elle cherche à légitimer une représentation de la puissance étatique étrangère à son essence administrative, logistique, technique. (texte 8)
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