Philosophie de la musique (1)

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Philosophie de la musique, I

(Ernst Bloch, L'Esprit de l'Utopie, présentation)

Dans ce chapitre, Bloch met en lumière ce qui fait de la musique l'art par excellence, l'art dans lequel s'exprime le mouvement même d'un être en quête de son essence. Les numéros entre parenthèses renvoient à la numérotation des extraits que vous pouvez télécharger iciErnst bloch l esprit de l utopie philosophie de la musique 1télécharger ici

Bloch refuse dans le domaine de l'histoire de l'art le réductionnisme techniciste qu'il récuse pour l’histoire en général : l'histoire de l'art n'est pas l'histoire des techniques et des procédés artistiques. Le propre de l'innovation technique est de perdre sa valeur dès qu'elle est intégrée dans les nouveaux canons de la composition artistique. En art, les génies sont moins les précurseurs que ceux qui auront su développer ce dont les premiers ont posé les germes ; le génie de Beethoven ne repose en rien sur une quelconque innovation technique. La demeure d'un artiste ne se réduit donc pas à ses coordonnées dans la frise chronologique des innovations techniques : elle est l’œuvre dans laquelle son âme trouve son foyer. (1)

Ce que ne peut offrir l'histoire des techniques, il serait tout aussi vain de le chercher dans l'histoire sociale ; seule peut être réduite à un situs dans un contexte socioculturel l’œuvre de faible portée. L’œuvre du génie est nécessairement individuelle, en ce que ce qu'elle exprime est bien l'âme d'un homme, et non l'esprit d'une époque. Ce qui caractérise la grande œuvre musicale, c'est moins sa « contemporanéité » à son époque que son inactualité, comme l'avait vu Nietzsche. Encore cette inactualité doit-elle être préservée de toute tentative de réduction sociologique, qui prétendrait « l'expliquer » par des considérations extérieures à l'art lui-même. De même, il ne faut pas réduire cette inactualité (comme Nietzsche tend à le faire ) à un rapport au passé, l’œuvre s'apparentant ainsi à une chouette de Minerve. C'est bien aussi dans son rapport à l'avenir, dans sa dimension utopique, que réside l'inactualité de l’œuvre. Et cette inactualité s'oppose à tout réductionnisme économique ou social : le secret de l’œuvre repose dans ce qui précisément, en elle, reste irréductible à son contexte culturel. Seul peut être ramené au social ce dont la production même est sociale (comme la coutume) – ce qui n'est pas le cas de l’œuvre d'art, ni d'ailleurs de ces autres « fleurons » de la culture que sont la religion, la philosophie ou même la science. Ici la grande œuvre se caractérise par sa solitude et son « décentrement » : elle ne reflète pas l'état d'un public actuel, mais s'élance vers un public qui n'existe pas encore et qu'elle contribue à faire émerger.

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"Le pianiste", selon le musicien-philosophe très inactuel que fut Luigi Russolo

Cela n'implique évidemment pas que l'on puisse considérer l’œuvre et l'artiste de façon abstraite, séparée de tout enracinement historique et culturel ; mais cet enracinement n'a rien à voir avec la réduction causale d'une superstructure à une infrastructure, ou la manifestation individuelle d'une catégorie générale. Là même où l'esprit de l’œuvre offre la plus grande coïncidence avec l'esprit d'une époque, cette coïncidence est une entrée en résonance, et non un écho.

En ce sens, c'est davantage vers Hegel que vers Marx qu'il faut ici se tourner : l'histoire de l'art n'est pas le produit superstructurel d'une évolution technologique, elle est rythmée par le mouvement même de la conscience que l'humanité prend d'elle-même, dans la tension historico-philosophique entre l'origine et l'eschaton, en tant que procès de l'auto-dévoilement de Dieu. (2)

Il n'y a donc pas d'art, mais des artistes. Et l'artiste véritable est celui dont l’œuvre est jeune, non par son caractère « innovant », mais au contraire par sa capacité à approfondir à nouveau le sillon qui mène à la fois vers l'origine et l'achèvement. En ce sens, la musique est l'art paradigmatique, dans la mesure où en elle se trouve perpétuellement ravivé le mouvement qui dort sous le repos des œuvres passées, pour les conduire et les reconduire à leur, à notre foyer.

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Entre retour au foyer et quête de la Terre Promise : le blues (Dirty Style Blues, de Jean Dubuffet)

La musique est l'art dans lequel l'avancée est un retour, le développement un dépouillement, l'élan un enracinement, la vision une élucidation, l'art dans lequel ce qui est à trouver est ce qui est perdu depuis toujours, selon le mouvement même de la conscience, en quête du sujet de la question qu'elle est à elle-même. La musique est ainsi l'art du temps, non pas en ce qu'elle se déploie dans le temps, mais en ce que le temps se déploie en elle dans son double mouvement. De cette « dia-chronie » de la musique découle les autres bipolarités qui la caractérisent. C'est en elle que se touchent les contraires (indépendamment de toute « synthèse »), où la dissonance devient support de l'harmonie, et où même l'anarchisme mathématique de la nouvelle musique se lie à une expressivité, à une subjectivité supérieures. Si la création musicale est perpétuel éveil de la force révolutionnaire du passé, c'est parce qu'en elle s'exprime l'élan révolutionnaire qui est celui du temps, destitution perpétuelle des orthodoxies dans lesquelles le Nous prend forme dans sa course vers son origine et son achèvement. (3)

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La musique est ainsi le lieu de manifestation privilégié d'un « ordre du monde » qui n'est précisément pas un ordre établi, mais un ordre en recherche de lui-même, un ordre en devenir, tendu vers la révélation d'un sens qui semble transparaître dans l'entrelacement des fils de ce « tapis » qu'est le réel. Tout comme le tapis de Lukács, le réel appelle un sens, il requiert une interprétation que nous ne pouvons ni lui donner ni lui refuser, nous qui partageons son mouvement vers le mot qui en serait la clé mais que nul n'a jamais prononcé. (4)

C'est ce mot qui répond à l'appel d'un a priori qui n'est pas celui d'un formalisme abstrait ou d'un objectivisme satisfait, a priori qui s'est toujours-déjà trouvé lui-même, mais celui d'un sujet et d'un réel en quête de leur essence, à la recherche d'eux-mêmes : pré-supposé en quête de son fondement, « a priori inquiet ». (4)

Forêt tordue — Wikipédia

Les arbres tordus de Gryfino : une nature musicale ?

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