Christianisme, Eglise et pouvoir dans les Ecrits corsaires
La pensée religieuse de Pasolini :
Christianisme, Eglise et pouvoir dans les Ecrits corsaires
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Pour Pasolini, le pacte que l’Église chrétienne a signé avec l’État bourgeois est un pacte avec le diable, dans la mesure même où le pouvoir et l'esprit bourgeois constituent l'antithèse absolue du christianisme. (texte 1)
En signant ce pacte, l'Eglise n'a pas seulement perdu son âme : elle s'est elle-même condamnée à mort, en légitimant un pouvoir qui la rend obsolète : il n'y a plus de place pour l’Église dans un monde soumis aux exigences du pouvoir bourgeois, qui impose une éthique pragmatiste et hédoniste. (texte 2)
Ce suicide est d'ailleurs reconnu par le pape lui-même, dans son discours de Castelgandolfo : Paul VI admet l'extinction à laquelle l’Église est exposée dans le monde capitaliste contemporain, sans indiquer de solutions ; sans doute parce que sa mort est effectivement inévitable. Il n'y a pas de « solution de survie » de l’Église au sein du monde capitaliste, dans la mesure même où ces solutions sont précisément ce qui signe l'arrêt de mort de l’Église chrétienne ; l’Église est morte d'avoir voulu sauver son autorité dans un monde qui l'exclut. Mais si l’Église meurt de vouloir survivre, elle peut peut-être vivre de l'acceptation de sa mort. L’Église ne pourra se maintenir dans les instances du pouvoir temporel si elle accepte de devenir une force spirituelle d'opposition au pouvoir bourgeois, elle perdra toute « autorité » si elle choisit de devenir le guide des forces révolutionnaires qui s'opposent à la dictature capitaliste. Mais en faisant ce choix l’Église pourrait faire de son suicide même l'acte de son Salut, en renouant avec ses véritables origines.
Le rapport à la télévision illustre ce que pourrait être ce sacrifice de l’Église. En cherchant à s'approprier cet instrument majeur du pouvoir capitaliste qu'est la télévision, l’Église n'a fait que légitimer un dispositif de transformation de l'être humain en consommateur, lequel ne peut que perdre tout esprit religieux. L’Église ne peut se sauver en tant que parole spirituelle qu'en acceptant de mourir en tant que discours institutionnel, dont l'autorité serait assise sur les formes actuelles du pouvoir. Sans doute une condamnation violente de la télévision est-elle « suicidaire » dans le monde contemporain ; mais c'est précisément de cette peur de la mort temporelle que meurt l’Église en tant qu'instance religieuse. (texte 3)
Pour Pasolini, ce sacrifice de l’Église ne ferait que renouer avec le véritable Évangile, avec le sens vrai de la parole du Christ, qui sépare radicalement les pouvoirs. Le « scandale » que représenterait l’Église en s'opposant violemment aux formes instituées du pouvoir ne serait que l'envers de l'interprétation scandaleuse de l’Évangile sur laquelle repose la compromission de l’Église avec l’État bourgeois. L’Évangile véritable est révolutionnaire, même s'il est non-violent. (texte 4)
Pour Pasolini, cette mutation sacrificielle de l’Église peut être rattachée à un bouleversement historique, structurel dans les rapports entre le christianisme et les catégories sociales. Traditionnellement, les forces sociales les plus résolument religieuses étaient les masses rurales. Or la religiosité des masses rurales occulte une dimension essentielle du christianisme : son caractère eschatologique, qui fait de l'histoire un processus tendu, non vers la perpétuation du passé, mais vers une fin. En ce sens, le christianisme des masses rurales est toujours demeuré un paganisme, tandis que la dimension proprement historique, eschatologique du christianisme constituait l'apanage des élites urbaines. L’Église se trouvait ainsi placée entre les exigences contradictoires du paganisme de ses principaux défenseurs et d'une historicité revendiquée par des forces sociales contestatrices de son autorité. Mais cette contradiction tend à s'inverser au sein du monde contemporain ; les masses rurales, happées par le processus industriel, perdent leur religiosité, tandis que les élites urbaines tendent à la retrouver. Cette mutation implique de la part de l’Église un processus de renouvellement par lequel la prédication cesse d'être un discours paysan pour devenir une parole portée par les élites urbaines : cette transformation ne peut que renforcer l'expression de la nature véritable, historique, du christianisme, mais elle implique de la part de l’Église une ouverture à toutes les formes de contestation anti-autoritaire inhérentes à la culture des élites cultivées – qu'elle a jusqu'à présent, et pour cette raison même, combattues. L’Église ne peut revenir à sa dimension authentiquement scandaleuse qu'en s'ouvrant à ce qui la scandalise. (texte 5)
La perte d'âme de l’Église se traduit dans sa parole. La parole ecclésiastique est d'abord une parole sans amour, comme l'expriment ses prises de position à l'égard de cas particuliers au sein desquels les êtres humains sont considérés de façon non pas compréhensive mais formelle, à partir d'une perspective qui les prive de toute dignité en réduisant leurs comportements à un schème pragmatique et mécanique. La parole ecclésiastique est également une parole sans culture : à une perspective déshumanisante sur l'homme s'ajoute une réduction du patrimoine culturel à quelques classiques religieux, et une interprétation réductionniste des phénomènes sociaux. Mais c'est dans sa nature linguistique que se manifeste le plus visiblement la vacuité de la parole ecclésiastique : au lieu d'une parole vivante, le discours se réduit à une juxtaposition mécaniques d'extraits isolés, qui cessent d'être un support possible d'interprétation. La langue du christianisme cesse d'être une parole chrétienne dans la mesure même où elle cesse d'être une langue. (texte 6)
On aboutit ainsi à une opposition complète entre l’Église et le christianisme. L’Église, dans la mesure même où elle cherche à se transmuer en autorité, devient anti-chrétienne : réactionnaire, autoritaire, inégalitaire, elle s'oppose aussi bien à la liberté qu'à l'espérance : elle s'oppose donc au Christ, qui ne devient dans son discours que « lettre morte », et à un Dieu auquel les références ne sont que nominales. La liturgie bascule dans un le rituel formel, la loi vivante est détruite par le Code. Les sentences des juges ecclésiastiques sont d'autant plus injustes que ceux-ci s'aveuglent sur la responsabilité de l’Église elle-même dans l'émergence des comportements qu'elle condamne (troubles hystériques, homosexualité). Le discours religieux devient donc résolument anti-chrétien en tant que discours sans compréhension et sans pardon, sans amour, sans foi et sans espérance. (texte 7)
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