Pasolini, philosophe hérétique

Poètes dans la cité (1/8). Pier Paolo Pasolini, « soldat sans solde » |  L'Humanité

Pier Paolo Pasolini est une forme particulière de penseur méconnu, notamment en France. Cette méconnaissance repose en premier lieu sur une réduction de son oeuvre, extraordinairement polymorphe, qui a touché, et souvent marqué, tous les espaces culturels (poésie, roman, théâtre, essai, journalisme, critique littéraire et cinématographique, cinéma, théorie du cinéma, peinture, et quelques autres formes qu'il a parfois inventées, comme l'interview fictive, ou le scénario publié comme oeuvre à part entière). Faire de lui un "réalisateur italien", c'est faire obstacle à la compréhension de l'oeuvre pasolinienne, y compris de son oeuvre cinématographique.

L'une des illustrations amusantes de cette mécompréhension est donnée par l'image que l'on croise très souvent de ce Pasolini "subversif" et transgressif, photo extraite de l'un de ses films dans lequel il joue le personnage de Giotto :

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Quiconque aura parcouru les Ecrits Corsaires (pour lesquels cette image sert encore d'illustration de couverture pour l'édition française chez Flammarion) émettra des doutes sur la capacité de ce cliché de fixer une image légitime de Pasolini, ce grand aborrateur des cheveux longs et de la saleté de la jeunesse pseudo-contestataire...

L'oeuvre de Pasolini est indissociable de sa vie. Non parce que sa vie serait elle-même une oeuvre d'art -- ce qu'elle est effectivement, jusqu'à sa mort par assassinat sur la plage d'Ostie, qualifiée par l'une des dernières études (2015) consacrées à ce sujet de "massacre tribal". C'est bien parce que Pasolini a fait de sa vie une oeuvre d'art que sa vie a suscité autant d'approches biographiques, selon des modalités aussi différentes que celles de Dominique Fernandez (écrivain), d'Abel Ferrara (cinéaste) ou de Dufaux § Rotundo (BD).

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Mais si l'oeuvre et vie sont indissociables chez Pasolini, c'est d'abord parce que c'est sa vie même qui, dans son cours et ses détours, permet d'articuler, dans un ensemble à la fois chaotique et cohérent, toutes les facettes de son oeuvre. Fils d'un père fasciste (qui reviendra détruit de sa longue absence due à la guerre) et d'une mère originaire du Frioul (avec laquelle il vivra jusqu'à sa mort) Pasolini s'est d'abord fait connaître comme anthologiste et traducteur de la poésie dialectacle, et poète lui-même (ce qu'il demeurera toute sa vie). Il est ensuite devenu (suite à un événement éminemment "biographique") le chantre de la langue et de la culture populaires dans la banlieue romaine, à travers des romans qui firent ses premiers scandales littéraires. Ce n'est que dans un troisième temps qu'il va s'initier (du fait notamment de rencontres personnelles, ce qui explique sa "virginité" théorique et pratique lorsqu'il réalise ses premiers films) au cinéma, ainsi qu'au journalisme essayiste et à la critique (littéraire et cinématographique), faire une incursion (notamment du fait d'une hospitalisation forcée) dans le théâtre, avant de revenir au cinéma. L'oeuvre de Pasolini constitue donc une constellation qui demande à être saisie dans son unité "biographique" et ce, d'autant plus que lui-même a toujours affirmé l'impossibilité qu'il y avait, dans son cas, à dissocier l'oeuvre culturelle, intellectuelle, de l'expérience "existentielle" de la réalité.

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La mère du Christ dans L'Evangile selon saint Matthieu : Susanna Pasolini

Mais cette dimension biographique de l'oeuvre pasolinienne peut également être considérée sous l'angle poprement historique, diachronique. On a souvent commenté le fait que Pasolini ait lui-même "abjuré" la plupart de ses oeuvres cinématographiques (les raisons en sont données plus loin) ; mais quiconque aura la curiosité de voir et de lire ses oeuvres dans leur ordre chronologique ne peut que sentir à quel point la trajectoire de Pasolini, aussi bien comme individu, que comme penseur ou comme auteur, est celle d'un désamour pour la réalité, pour les catégories populaires et pour la jeunesse. Pasolini a aimé passionnément, et a lutté violemment pour quelque chose qu'il a vu mourir, pour une chose dont il a pensé et ressenti le meurtre par ce qu'il a nommé "le Pouvoir", ce nouveau pouvoir sans visage de la société de consommation.

Il suffit de comparer ce roman admirable qu'est Théorème à ce "monument catastrophique" littéraire, inachevé et posthume, qu'est Pétrole, ou à ce film insupportable qu'est Salo (qu'il ne verra jamais projeté) pour saisir ce qui brûlait, et ce qui est mort chez Pasolini. Et c'est la théorie (philosophique, sociologique, esthétique) de cette mort qui constitue le coeur de ses écrits les plus philosophiques.

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Mural réalisé par E. Pignon-Ernest, dans la banlieue romaine de de Topignattara

On peut discerner dans l'oeuvre proprement théorique de Pasolini deux grands volets. L'un est principalement porté par les articles parus dans divers périodiques (comme le Corriere della Sera), dont les plus décisifs sont rassemblés dans les Ecrits corsaires et les Lettres luthériennes. Ce volet correspond au versant que l'on pourrait dire sociopolitique, ou plus encore historico-anthropologique, de la philosophie de Pasolini. C'est dans ces textes qu'il élabore sa philosophie du pouvoir, dans son rapport à la culture et à la liberté ; c'est à cette philosophie, telle qu'elle s'élabore dans les Ecrits corsaires, qu'est consacrée notre première étude.

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Devant la tombe de l'un des seuls "maîtres" de Pasolini : Antonio Gramsci

C'est aussi à l'intérieur de ce registre que l'on trouve des considérations de Pasolini concernant le domaine religieux ; outre la critique qu'il opère de l'institution ecclésiastique qui, en tant qu'institution dotée d'un pouvoir et soumise à un principe d'autorité, ne peut que trahir la Parole qu'elle prétend servir, ces considérations sont intéressantes en ce qu'elles témoignent d'une religiosité paradoxale, qui constitue l'une des mutlitples formulations de cet "athéisme religieux" dont on trouve de multiples échos dans la spiritualité et la philosophie du XX° siècle. L'articulation d'un athéisme anticlérical, d'un historicisme dialectique, d'un marxisme anti-autoritaire et d'une spiritualité d'ordre religieux est l'un des marqueurs d'une tradition intellectuelle qui court en Europe (et particulièrement en Europe centrale) depuis la fin du XIX° siècle. Sans pouvoir être intégré sans autre forme de procès à ce que Michael Löwy appelle le romantisme révolutionnaire, il nous semble que Pasolini constitue à plus d'un égard l'héritier, ou plutôt le continuateur, de cette tradition. Sociologie anti-autoritaire du pouvoir, athéisme religieux, conservatisme révolutionnaire (la "force révolutionnaire du passé"...), marxisme hétérodoxe, critique radicale de l'esprit bourgeois, effort pour construire une nouvelle forme d'humanisme éclairé qui serait aussi un rationalisme du coeur, en rupture avec l'échec positiviste et libéral de l'Aufklärung : autant de traits qui relient la pensée de Pasolini à cette lignée qui va, en Allemagne, de Landauer à Ernst Bloch -- et qu'il faudrait donc se garder de forclore dans l'espace de la pensée juive d'Europe centrale. C'est au versant religieux des Ecrits corsaires qu'est consacrée notre second étude.

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Orson Welles sur le tournage de l'un des premiers scandales cinématographico-religieux de Pasolini : la Ricotta

Le troisième axe philosophique de la pensée de Pasolini concerne la théorie du cinéma, et plus largement la sémiologie. Celui qui parcourt les articles de l'Empirisme hérétique de Pasolini éprouve nécessairement le caracrère inclassable de ces considérations qui portent aussi bien sur le réalisme (ou la pésie) du cinéma que sur le caractère cinématographique de la réalité, dans une optique au sein de laquelle la réalité devient elle-même un film, la vie un scénario, la mort un monteur... et où la théorie du cinéma devient nécessairement une philosophie, ou du moins une anthropologie. Ces écrits, qui reposent largement sur des intuitions, des sauts, des passages à la limite, peuvent exaspérer si on les considère comme des écrits techniques ; ils deviennent fascinants si on les considère comme appartenant à un genre qui n'existe pas : ni théorie du cinéma, ni philosophie, ni critique d'art, mais quelque chose d'autre, hérétique par nature.

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C'est sans doute ce caractère hérétique qui explique la marginalisation de ces écrits, aujourd'hui difficiles à trouver en traduction, et qui ont souvent été mal compris ; c'est ainsi notamment qu'on a pu vouloir faire de Pasolini un promoteur du "cinéma de poésie" (selon une formule qu'il a lui-même inventée), alors que le contexte d'élaboration de ce concept indique qu'il joue essentiellement chez Pasolini le rôle de concept critique (ce qui explique qu'il ne soit pas mobilisable, comme le remarque l'un des principaux diffuseurs de la pensée de Pasolini en France, pour l'analyse de ses propres films.) C'est à cette philosophie hétérodoxe du cinéma que nous consacrons la dernière anthologie (que nous espérons accompagner bientôt d'une étude analytique).

 

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Edition : Flammarion, Champs Art, 2009

1. Culture et pouvoir dans les Ecrits corsaires (étude et anthologie)

2. Christianisme, Eglise et pouvoir dans les Ecrits corsaires (étude et anthologie)

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Edition : Seuil, 2002

3. Lettres luthériennes : une anthologie (1975)

 

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4. L'empirisme hérétique (1965-1971) : une anthologie commentée

L'édition originale, et la traduction française mobilisée ci-dessus (Ramsay 1989)