L'athéisme dans le christianisme (3)

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Ernst Bloch, L'athéisme dans le christianisme

II. Scandale et témérité

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La fin d'une illusion

Pour Bloch, le temps de l’Église, en temps que source de légitimation transcendante de la domination, est passé. Elle n'a plus désormais la force de conférer à la domination la valeur d'un devoir-être, et la « nécessité » de l'oppression apparaît désormais comme ce qu'elle est : non plus le reflet d'un décret divin, mais bien l'effet d'un rapport de force. (texte 1)

 

Mais cette dé-mystification, si elle peut servir d'appui à l'émancipation, possède aussi son envers. Car elle tend à éradiquer ce qui, dans la parole religieuse, pouvait faire échec au règne de la nécessité. La démythologisation du religieux peut ainsi aboutir à une sanctification de l'immanence, consacrée par la science et garantie par les institutions, au grand profit de ceux qui ont tout intérêt à considérer le réel tel qu'il est comme le seul possible.

La domination temporelle a certes perdu ses assises célestes : mais que lui importe si elle ne trouve plus rien qui puisse la juger ? Bloch reprend à son compte la formule de Zarathoustra : la marche vers la liberté n'implique pas seulement de savoir de quoi l'on s'est libéré, il faut également savoir pour quoi on s'est rendu disponible, vers quoi l'on tend. Or la disqualification du règne des fins, le déboulonnage de l'attente du Royaume qui vient, tendent à enfermer les hommes dans une dictature de l'immanence, un matérialisme mort, qui dénonce comme « idéaliste » tout procès de ce qui est au nom de ce qui doit advenir. Comment prêcher l'Exode là où ne subsiste aucun ailleurs, là où toute utopie n'est plus que chimère aux yeux de "l'éclairé" ?

Plaques émaillées - Plaque émaillée - Les Idées Noires - Labyrinthe par  Coustoon

 

Plus encore, le vide laissé par la destruction du religieux risque fort d'aboutir à de nouvelles formes de religiosités, qui sont d'autant plus dangereuses qu'elles se veulent plus terrestres, ancrées dans « la Terre et le Sang ». Pour Bloch, le matérialisme étroit du positiviste et les délires « post-religieux » du fanatique sans Dieu ne sont que les deux faces d'un même vide, s'appelant l'un l'autre alors même qu'ils prétendent se combattre. (texte 2)

 

Ce que dévoile un regard rétrospectif sur le XX° siècle, c'est que la lutte contre « l'obscurantisme » religieux n'aboutit pas de lui-même à l'émancipation. L'entreprise de démystification ne met fin ni à l'oppression (qui peut fort bien se passer d'une caution transcendante, surtout lorsque aucune transcendance ne subsiste), ni aux formes les plus primaires de superstition.

Lorsque l'éradication du religieux aboutit à une élimination du spirituel, ce qui advient n'est que le règne d'une mythologie matérialiste, qu'elle prenne la forme d'un scientisme aveugle ou d'une religiosité d'autant plus dégénérée qu'elle se veut ancrée dans la physis. Lorsque la Lumière perd sa dimension spirituelle, elle ne peut que déchoir dans la sanctification des becs de gaz ou les lueurs des autodafé. (textes 3 et 4)

 

Autodafé - Photographie | The Holocaust Encyclopedia

 

La critique éclairée ne doit donc pas se tromper d'ennemie ; celle qu'elle doit combattre, ce n'est pas l'Ecriture, c'est l'Eglise, dans la mesure même où son statut de pouvoir spirituel l'amène à dévoyer ce qui, précisément, est à entendre dans la Bible. Dans l'Ecriture les Lumières peuvent trouver une soeur d'armes, elle qui porte en elle à la fois le souffle révolutionnaire des opprimés, et la dimension universaliste qui la destine à tout homme. (texte 5) Car c'est d'abord le peuple qui la reçoit et la comprend, là où elle n'est pas pervertie par l'exégèse fallacieuse des autorités. Si Luther a pu traduire la Bible en langue vulgaire, c'est parce qu'elle parle d'elle-même la langue du peuple, et qu'elle trouve son écho le plus fidèle dans l'âme de celles et ceux qui en sont les premiers destinataires. (texte 6)

 

Pourtant, il faut se garder de commettre l'erreur symétrique de celle qui ne veut voir dans la Bible qu'un appel à la soumission aux autorités. Cette dernière interprétation est une interprétation possible, et rien ne doit conduire à effacer l'ambivalence fondamentale du texte biblique. On trouve aussi dans l'Ecriture l'appel à la patience de la croix, à la soumission résignée face à l'oppression, voire à la légitimation de la domination. L'erreur que partagent le semi-habile et l'Inquisiteur n'est pas de trouver dans la Bible ce discours : elle consiste à ne voir que lui. Si la Parole biblique est parole de vérité, ce n'est pas parce qu'elle échapperait à toute ambivalence, à l'antagonisme inscrit dans toute réalité, mais parce qu'en elle le discours dominant y trouve sa contestation, s'y heurte à la protestation de ce qui refuse de sanctifier l'ordre établi. (texte 7)

 

Entendre cette autre parole dans la Bible, c'est donner son véritable sens à l'idée selon laquelle elle s'adresse à l'enfant. Loin d'être un "conte pour enfant", somme de récits et de légendes en lesquels s'expriment et se cristallisent les principes d'une culture (et par là-même, les fondements idéologiques par lesquels les mécanismes de domination s'y trouvent justifiés), la Bible s'adresse à ce qui, dans l'Homme, est encore en devenir, et aspire à un plus grand épanouissement. Le caractère enfantin de la Bible tient à la fois à son caractère désarmant, à l'ingénuité des questions qu'elle pose (et que ne saurait poser celui qui a déjà compris pourquoi ce qui est ne saurait être autrement) ; il vient également de son caractère populaire. La Bible est un texte pour enfant dans la mesure même où il est le contraire d'une parole autoritaire. (texte 8)

 

Entendre la Bible, c'est donc prêter l'oreille à ce qui, en elle, s'oppose radicalement à la soumission, résignée ou enthousiaste, à l'ordre établi. C'est donc refuser, non la Bible, mais sa réduction abusive, mortifère, aux interprétations qu'en donnent ceux qui veulent y voir un dispositif de légitimation de l'assujettissement. C'est se faire l'allié, non des bons apôtres du matérialisme étroit, mais de celles et ceux qui font résonner la corde révolutionnaire du texte biblique. C'est combattre, non "l'obscurantisme religieux", mais l'oppression de tous ceux qui puisent dans la Bible la force de témoigner, de dénoncer, de combattre l'aliénation. (texte 9)

The 8th Annual Bonhoeffer Festival – CST Claremont School of Theology

 

La figure archétypale de la résistance protestante au nazisme : Dietrich Bonhoeffer

 

Cette affirmation ne rejoint qu'à demi le propos des théologiens protestants réunis autour de la confession de foi de Barmen (1934) et de l'Eglise confessante. Car si Bloch s'oppose à la démythologisation effectuée par Bultmann, il rejette également la tendance, que l'on pourrait dire barthienne, à faire du Dieu biblique la figure du Tout-Autre. Pour Bloch, cette altérité radicale rend à réinstaurer l'idée d'une transcendance séparée, coupée du monde, dont le corrélat serait la promotion d'un repli sur "l'intériorité" (laquelle n'a jamais beaucoup effrayé ceux qui se chargent de la marche effective du monde). Préserver la transcendance absolue du divin, c'est toujours livrer ce bas-monde à l'emprise des puissances infernales. (texte 10)

 

Mais inversement, il est tout à fait illusoire de chercher dans la Bible une parole susceptible de nous réconcilier avec le monde. Bien au contraire, ce que la Bible a à nous dire est précisément ce qui conduit à considérer le monde comme intolérable, ce qui éveille en nous la flamme d'une espérance dont le premier jalon est la protestation contre son être-tel, et le renoncement à toute confiance dans des mécanismes immanents susceptibles de produire mécaniquement la solution des problèmes qu'il nous pose. (texte 11)