Eglise et Culture

Eglise et culture

(1924)

Le but de Tillich dans ce texte est de clarifier le rapport dialectique de l'Eglise en tant que communauté religieuse, sacrée, et de la société en tant que communauté profane.

La nécessité risquée du paradoxe

Tillich commence par rappeler que si le fait de poser le sacré "à côté" du profane revient à le détruire, conformément à la critique énoncée par la théologie dialectique, il reste que la philosophie et la théologie ne peuvent prendre le sacré comme objet qu'en l'objectivant ; c'est ce qui rend nécessaire le recours au paradoxe. Mais cette fois, Tillich souligne le risque inhérent au recours à l'énoncé paradoxal : ce recours ne peut pas être posé comme une solution systématique permettant de surmonter la difficulté. L'énoncé paradoxal n'est "solution" qu'en tant que problème, et il s'autodétruit dès qu'il se systématise. (texte 1)

Dieu comme "profondeur abyssale" du sens

Tillich repart ensuite du principe herméneutique global selon lequel tout sens particulier s'inscrit nécessairement dans une totalité de sens, fondée sur l'interconnexion des sens particuliers ; cette totalité, saisie objectivement, constitue le "monde", et subjectivement, la "culture" ; or cette totalité renvoie elle-même à un fondement inconditionné qui ne peut jamais être saisi comme un élément de la totalité, et qui constitue donc sa "profondeur abyssale". C'est ce fondement inconditionné du sens que désigne le mot "Dieu", et l'orientation de l'esprit vers ce fondement définit la religion. (texte 2)

Ce fondement inconditionné ne peut être, ni ressaisi comme d'objet "à côté" du monde (ce qui en ferait un objet de la totalité), ni simplement identifié à la totalité elle-même : ce qui détruirait la dimension nécessairement abyssale du fondement. (texte 3)

L'expérience de l'inconditionné comme expérience du devoir

Pour Tillich, ce fondement inconditionné n'est pas seulement celui de l'espace théorique du sens ; il n'est pas la clé de voûte d'un système de pensée permettant de donner sens à "ce qui est", il est d'abord ce qui donne sens à l'espace pratique de la personnalité et de la communauté en ce que leur agir est soumis à un devoir-être. L'orientation vers l'inconditionné ne trouve donc pas son aboutissement dans une forme de contemplation mystique, mais dans la crainte du jugement, par lequel toute tentative visant à se poser soi-même comme fondement se trouve irrémédiablement brisée. C'est dans l'expérience du devoir-être que s'atteste le plus clairement le rapport à l'inconditionné, en tant que ce devoir se rapporte avant tout à l'interdiction (et l'impossibilté) de se poser soi-même comme fondement. On trouve ici le principe fondamental qui permet d'articuler l'affirmation d'un principe pratique (éthique) et la négation de toute morale autonome : l'action soumise au devoir-être est celle qui exprime et manifeste la référence à l'inconditionné. (texte 4)

Dialectique du profane et du sacré

Il y a donc une unité dialectique entre l'action dans le monde et l'orientation vers l'inconditionné : l'agir pratique ne prend sens que par la foi en un fondement inconditionné, mais la foi en l'inconditionné ne se réalise qu'à travers l'acte sensé au sein du monde.  En ce sens, sacré et profane sont résolument indissociables. Mais on peut néanmoins distinguer deux orientations possibles de la conscience : soit elle se tourne vers l'action particulière qui s'inscrit dans le sens global du monde et de la culture, en occultant la référence au fondement du sens : c'est l'attitude "profane"; la communauté correspondant à l'attitude profane est la société. La seconde est l'attitude religieuse, qui s'oriente vers le fondement abyssal, et qui réduit toute réalité concrète au statut de symbole de la divinité ; la communauté correspondant à l'attitude sacrée est l'Eglise. Ces deux attitudes, parce qu'elles dissocient ce qui ne doit pas être dissocié, conduisent au désespoir : la première par la confrontation à la vacuité du sens (fondé sans fondement), la seconde par l'expérience de la vacuité de la forme (fondement sans fondé). Mais ce désespoir est ainsi porteur de vérité : il indique à la société qu'elle est vouée à devenir l'Eglise, et à l'Eglise qu'elle est vouée à devenir la société ; mais il indique aussi que cette unification n'est pas réalisée, de sorte que l'Eglise et la société sont la "mauvaise conscience" l'une de l'autre. Le désespoir est donc à la fois exigence de la venue du Royaume et attestation du fait que le Royaume n'est pas advenu. Eglise et société doivent être sauvées de leur dissociation... mais ce salut ne peut venir ni de l'une, ni de l'autre. (textes 5, 8 et 9)

Du désespoir à l'espérance

Le désespoir résulte donc de l'expérience du fait que le monde et la société ne sont pas ce qu'ils doivent être (ce qu'atteste la séparation de la communauté profane et de la communauté sacrée). Or cette expérience, expérience du "péché", ne peut pas être ressaisie théoriquement, d'une façon telle qu'elle pourrait être perçue dans sa nécessité, déduite de l'essence du fondement. Cette solution (métaphysique), qui nous permettrait de nous élever au "point de vue de Dieu" pour ressaisir la totalité de l'être dans sa nécessité, est invalide : ni Dieu, ni le péché ne peuvent devenir objets pour la pensée, même si toute pensée se confronte à l'impossibilité de les occulter. Il est impossible de poser Dieu comme une « réponse », à la manière de la métaphysique ; la saisie de l'inconditionné ne peut se faire par la voie spéculative, il ne peut être accueilli que comme un problème vécu, une question qui m'est posée, un jugement dont je fais l'objet, un commandement qui m'est adressé. Mais aussi, comme l'indique la suite du texte, une promesse qui m'est faite et qui fonde l'espérance. L'objet de cette espérance ne peut lui-même être ressaisi comme objet, mais comme abolition de l'inadéquation du réel, comme "accomplissement du sens" au sein d'un horizon nécessairement eschatologique. (texte 6)

Dialectique religieuse et histoire

On peut ainsi ressaisir le sacré dans le mouvement même de la révélation conçue comme acte de Dieu ; l'élément sacré est alors celui au sein duquel le contenu (Gehalt) accède à la forme à travers son expression culturelle (texte 7). Ce mouvement peut être décomposé en plusieurs moments ou "stades" historiques : au stade sacramentel, caractérisé par l'unité de l'Eglise et de la société, au prix d'une limitation des droits de la rationalité, succède le stade théocratique, au sein duquel cette unité ne peut être maintenue que sous une forme oppressive ; vient ensuite le stade de l'autonomie (dont l'Antiquité grecque est l'archétype), au sein duquel la rationalité radicalise sa protestation anti-sacramentelle ; la société se profanise, le sacré étant détruit par sa réduction au statut de fonction sociale. Le point de retournement s'effectue au sein d'un stade mystique qui, pour retrouver le fondement du sens, rejette toutes les formes devenues vides ; et ce stade conduit à son tour au rétablissement d'une nouvelle forme d'unité entre Eglise et société (stade théonome). Ce cycle, qui trouve un point d'aboutissement au Moyen-Âge, se renouvelle ensuite pour conduire, depuis la période sacramentelle initiale, et en passant par le protestantisme, à un nouveau stade d'autonomie, correspondant à la société bourgeoise, dont la crise débute. (texte 10)

Histoire et Révélation

On voit en quoi cette relecture de l'histoire fait apparaître le processus historique lui-même comme un processus reposant sur la tension dialectique entre l'Eglise et la société : c'est le point de vue de "l'histoire spirituelle". Mais pour Tillich ce point de vue reste second par rapport à celui qui considère l'histoire à la lumière de ce qui fonde cette dialectique, à savoir la révélation en tant que surgissement de Dieu, irruption de l'inconditionné. C'est cette irruption de l'inconditionné qui constitue la source de l'Eglise et de la société, dont elles témoignent dans leur opposition même, mais qui ne surgit que dans la mesure même où il les brise dans leur prétention à l'incarner, où il les juge dans leur dissociation. Le divin est ce qui vient abolir la séparation de l'Eglise et de la société, mais cette abolition même n'est pas réalisée dans l'histoire ; même la succesion des stades théonomes n'est pas l'abolition de leur distinction, qui n'est réalisée que par le Royaume en tant qu'eschaton. Ce qui implique que la révélation n'est réellement révélation que lorsque se manifeste son opposition à toute forme religieuse déterminée : elle ne s'atteste pleinement qu'en tant que "Parole de la Croix". Il n'y a donc pas dissolution, épuisement de la révélation dans l'histoire, et certainement pas dans l'histoire religieuse : Dieu ne se révèle dans l'histoire que dans la mesure même où tout contenu historique se trouve brisé par cette révélation même. Et ce qui fait la valeur du christianisme en tant que "religion de la Croix", c'est précisément qu'en lui toute religion, toute culture (et notamment la religion ou la culture "chrétiennes") se trouve mise en croix. On voit alors se dessiner les contours d'une communauté qui ne peut être identifiée à aucune Eglise, ni à aucune société, communauté invisible désignée, pro-voquée par la révélation même. (texte 11)

Révélation et liberté

De cette relecture de l'histoire on peut déduire ce que peut être notre rapport à l'Eglise et à la société ; ce rapport est un rapport de liberté, en tant d'abord que liberté à l'égard de l'une et l'autre ; la révélation nous libère en tant qu'elle détruit la souveraineté de l'une et l'autre. Mais nous sommes également libres pour l'une et l'autre, car en les servant nous servons ce qui les fonde ; mais ce service n'est adéquat que dans la mesure même où il vise le dépassement de leur antagonisme au sein d'une nouvelle théonomie (et donc assume la négation de leur prétention à l'autonomie). (texte 12)

La prédication et le symbole

Ce service à son tour nous éclaire sur le sens que peut prendre la notion d'Eglise protestante ; en tant que protestante, cette Eglise doit renoncer à toute prétention à l'absolu (et en ce sens, elle se remet elle-même en cause en tant que communauté sacrée, Eglise). Mais elle peut néanmoins exister en tant que communauté définie par son rapport à une révélation qu'elle veut accompagner dans son procès en l'écoutant, la proclamant et la réalisant (texte 13). Tillich souligne alors ce qui peut distinguer cet accompagnement de la "prédication" au sens restreint ; il s'étend à l'ensemble des formes symboliques par lesquelles le contenu (Gehalt) trouve à s'exprimer de façon concrète, et aucun espace de la société ou de la culture n'est indisponible à la symbolisation (texte 14).

Impuissance et espérance : l'attente du kairos

Pour Tillich, la période actuelle est celle d'une entrée en crise de l'autonomie. La Parole ne pénètre plus la sphère de la société, les symboles sont épuisés ; et en retour les formes sociales, devenues vides, se laissent remplir par des puissances devenues démoniques. Là encore, la conscience désespérée de cet état des choses est porteuse de vérité et d'attente, est "indice de salut" en ce que la séparation de l'Eglise et de la société est vécue comme problème qu'aucun des deux termes n'est à même de résoudre. (texte 15)

Que nous impose alors cette situation spirituelle du temps présent ? Elle nous enjoint tout d'abord à reconnaître que... nous ne pouvons rien faire ; la crise ne peut être surmontée que par un nouveau surgissement, une nouvelle "proximation" de Dieu dans un contenu nouveau venant à la fois briser les formes instituées et faire naître de nouvelles formes. Il n'y a pas d'autre "solution" à la crise spirituelle qu'une nouvelle "irruption de la Parole-révélation" (texte  15 a). Mais nous pouvons néanmoins tenter de "préparer la voie" ; l'Eglise peut préparer la voie en se (re)plaçant sous le jugement de la Parole-révélation et en se libérant des formes vides qui n'en sont plus l'expression, la société peut préparer la voie en prenant conscience de la vacuité des formes détachées de leur fondement, et en s'ouvrant à ce qui seul peut la faire vivre. Ainsi se trouve préparée la venue d'un nouveau kairos.

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