Durkheim, le fait social
Emile Durkheim
Il y a dans toute société un groupe de faits qui se distinguent clairement de ceux qu'étudient les autres sciences.
Quand je joue mon rôle de frère, d'époux ou de citoyen, je remplis des devoirs qui sont définis, en dehors de moi, par le droit et les mœurs. Même quand ils sont en accord avec mes propres sentiments, ces devoirs restent bel et bien indépendants de moi ; car ce n'est pas moi qui les ai choisis, mais je les ai reçus par l'éducation. De même, les croyances et les pratiques de sa vie religieuse, le fidèle les a trouvées toutes faites en naissant. De même encore, la langue que j'utilise pour m'exprimer, la monnaie que j'emploie pour payer mes dettes, les instruments de crédit que j'utilise dans mes relations commerciales, les pratiques suivies dans ma profession, etc., etc., fonctionnent indépendamment de moi. Voilà donc des manières d'agir, de penser et de sentir qui présentent cette caractéristique remarquable qu'elles existent en dehors des consciences individuelles ; les individus ne les choisissent pas, ils les reçoivent de la société, notamment par l'éducation.
Non seulement ces types de conduite ou de pensée sont extérieurs à l'individu, mais ils sont dotés d'une puissance impérative2 et coercitive3 qui fait qu'ils s'imposent à lui, qu'il le veuille ou non. Cette puissance s'affirme dès que je tente de résister. Si j'essaye de violer les règles du droit, elles réagissent contre moi de manière à empêcher mon acte s'il est encore temps, ou à l'annuler s'il est réparable, ou à m'en punir par un châtiment. Dans d'autres cas, la contrainte est moins violente ; mais elle existe néanmoins. Si je ne me soumets pas aux conventions du monde, si, en m'habillant, je ne tiens pas compte des règles suivies dans mon pays et ma catégorie sociale, le rire que je provoque, la marginalisation que je subis, produisent les mêmes effets qu'une peine proprement dite. Industriel, rien ne m'interdit de travailler avec des procédés et des méthodes d'un autre temps ; mais, si je le fais, je me ruinerai à coup sûr.
Voilà donc un groupe de faits qui possèdent des caractéristiques très spéciales : ils consistent en des manières d'agir, de penser et de sentir, extérieures à l'individu, et qui sont douées d'un pouvoir de contrainte qui fait qu'elles s'imposent à lui.
Emile DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique
2: ce qui est impératif, c'est ce qui ordonne, commande
3: ce qui est coercitif, c'est ce qui contraint à l'obéissance
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