Science et religion (2)

II) Religion et raison : de la différence à la complémentarité

A) La religion conduit à la raison et à la science

Maintenir la distinction entre raison et religion n'implique pas de les séparer radicalement. C'est ce qu'affirme le philosophe musulman du XII° siècle AVERROËS, en prenant appui sur le raisonnement suivant. Pour un croyant, c'est un devoir religieux que d'approfondir sa connaissance du Créateur ; or Dieu s'est révélé à nous de deux manières : par sa Parole, révélée par l'intermédiaire du Prophète (Muhammad, ou Mahomet), et par sa Création, que nous pouvons observer et étudier. Il est donc du devoir du croyant : (1) d'étudier scrupuleusement la parole de Dieu telle qu'elle est énoncée dans le Coran, et (2) d'étudier scrupuleusement la Création, à l'aide des facultés dont Dieu nous a pourvus : les sens et la raison. Approfondir notre connaissance de la Création, c'est donc faire usage des facultés dont Dieu nous a dotés pour approfondir notre connaissance du Créateur – ce qui est un devoir religieux. Nous retrouvons la même idée chez un autrre penseur musulman, de l'époque contemporaine cette fois. Pour Hassan al-Bannâ, l'un des pères fondateurs des Frères Musulmans, le fait d'utiliser notre raison pour étudier la nature, créée par Dieu, pour en produire une connaissance scientifique aboutissant à des applications techniques est : « l'un des plus nobles actes d'adoration parmi ceux qui permettent de se souvenir de Dieu. »

Mais justement : la connaissance rationnelle et expérimentale du monde ne nous éloigne-t-elle pas de la Révélation ? Ne peut-elle conduire à des énoncés qui contredisent les énoncés de la foi ?

B) La raison conduit à la religion

Pour Averroës, une telle crainte est infondée. En effet, plus l'homme étudie la nature, et plus sa foi en est renforcée. Pourquoi ? Averroës fait ici appel à un argument que l'on appelle « preuve téléologique » de l'existence de Dieu. L'idée est la suivante : plus une chose nous apparaît complexe et ingénieuse (bien agencée conformément à un but), et plus nous sommes contraints d'admettre qu'elle n'est pas le frit du hasard, mais qu'elle a été conçue par un être intelligent. Comme le redira Paley au XIX° siècle : si je trouve une montre sur une plage, cette montre est beaucoup trop complexe, ses éléments sont beaucoup trop bien articulés à un but (donner l'heure) pour qu'elle puisse s'être constituée « par hasard », par le seul jeu du choc aléatoire des particules ou des mouvements du vent dans le sable : je dois admettre qu'elle a été conçue et produite par un être intelligent. Or que montre la science ? L'étude scientifique du monde ne cesse de mettre en lumière l’extraordinaire complexité de la nature, le caractère formidablement complexe et ingénieux de la manière dont les êtres naturels sont constitués. Pour prendre l'exemple majeur des êtres vivants : comment comparer la complexité et l'ingéniosité des mécanismes de la reproduction, ou du système immunitaire, et la complexité d'une montre ? Il nous faut donc être cohérents : si nous admettons qu'une montre ne peut se construire « par hasard », mais doit avoir été conçue et produite par un être intelligent, alors il nous faut admettre qu'une chose aussi formidablement complexe et ingénieuse (agencée conformément à sa survie et celle de son espèce) qu'un être vivant ne peut, lui non plus, être le seul produit du hasard, mais a dû être conçu par un Être intelligent.

En outre, plus la science nous révèle la rationalité (notamment mathématique) de l'Univers, plus elle nous dévoile l'ordre harmonieux qui préside aux phénomènes célestes (les trajectoires géométriques des astres, etc.) ou terrestres, et plus elle manifeste l'immense sagesse du Créateur. Si bien que faire de la science s'apparente à une longue prière, qui porte témoignage de la gloire de Dieu. Cette idée est partagée par l'écrasante majorité des penseurs de la renaissance et du XVII° siècle, de Copernic à Newton, et notamment par Kepler qui, à l'occasion (ce qui est un peu perturbant pour un astrophysicien contemporain) ne peut s'empêcher dans ses écrits d'entonner un chant de louange au Seigneur lorsqu'il parvient à mettre en évidence l'équation mathématique qui régit le mouvement relatif d'un astre...

Loin donc, que la science nous détourne de la foi, elle ne fait que renforcer notre croyance en l'existence d'un Créateur intelligent, en nous dévoilant sans cesse la complexité et l'ingéniosité des choses naturelles. Si donc la religion nous impose l'étude scientifique du monde comme un devoir religieux, cette étude scientifique fait en retour apparaître la foi en un « grand Horloger » (selon une formule que l'on retrouve de Descartes à Voltaire) comme une nécessité théorique.

Soit. Mais que dire alors des cas où il semble y avoir conflit entre le discours de la raison et celui de la religion ? Comment concilier cette complémentarité naturelle du discours scientifique et du discours religieux, et les contradictions apparentes entre ce que la raison démontre et ce que la foi proclame ?

C) Toute contradiction entre raison et révélation provient d'une erreur… d'interprétation

Pour Averroës, pour ne pas s'égarer il faut repartir de trois principes-clé. (1) Ce que la raison démontre est nécessairement vrai : Dieu ne nous a pas dotés d'une raison pour que celle-ci nous induise en erreur, notamment en ce qui Le concerne, Lui. Un raisonnement conduit selon les règles de la logique ne peut donc conduire à des énoncés faux. (2) Ce que la Révélation proclame est nécessairement vrai aussi : là encore, il y va de la véracité divine : Dieu ne nous a pas mentis, et il ne s'est pas trompé : tout ce qui nous est dit dans la Révélation (dans le Coran) est donc nécessairement vrai. (3) Il n'y a qu'une vérité : un énoncé est vrai ou faux, mais il ne peut pas être les deux à la fois. Il n'y a pas, pour Averroës, une « vérité selon la raison » et une « vérité selon la religion », cela ne veut rien dire. Si l'on tient fermement ces trois énoncés, on aboutit à la conclusion suivante : il se peut que la raison et la religion disent la même chose, il se peut que la raison dise quelque chose là où la Révélation ne se prononce pas (les remèdes à apporter à telle ou telle maladie – Averroës était aussi médecin), il se peut enfin que la Révélation dise quelque chose là où la raison ne se prononce pas (comment nous devons prier Dieu). Mais ce qui, en revanche, est radicalement impossible, c'est que ce que démontre la raison contredise ce que dit la Révélation, et inversement. Affirmer que la religion peut contredire les lois de la logique, ce n'est pas glorifier la religion, mais au contraire donner des armes à ceux qui veulent la rejeter : telle est l'idée sur laquelle s'accordent le scientifique Galilée, le théologien chrétien Pascal, ou le penseur musulman du XX° siècle Al-Afghani.

Mais alors, comment se fait-il qu'il y ait des énoncés révélés qui semblent contredire ce que dit la raison ? Prenons un premier exemple : le Coran nous dit que Dieu est immatériel ; mais il nous dit aussi qu'il a un corps, en parlant du « bras » de Dieu, du « pied » de Dieu, etc. Or la raison nous dit clairement que ce qui est immatériel ne saurait avoir de pied, de bras, de doigt ou d'oeil. Que faire ? Pour Averroës, il est clair que la contradiction pointée par la raison entre les deux énoncés ne peut être évitée ; comme le Coran ne peut pas être contradictoire (contraire à la raison), l'un des énoncés doit nécessairement avoir été mal interprété ; mais lequel ? Pour Averroës, la réponse est claire : la formule « le bras de Dieu » ne doit pas être prise au pied de la lettre, mais prise comme une image. Quand le Coran dit que « l'oeil » de Dieu nous suit, c'est une formule imagée pour désigner le fait que Dieu sait ce que nous faisons : l'organe de la vision est ici la métaphore de cette « vision » non sensorielle qui est celle de Dieu. Cet exemple nous indique donc la solution : lorsqu'un énoncé révélé semble entrer en conflit avec la raison, c'est que nous l'interprétons mal, ce qui vient généralement du fait que nous prenons « au pied de la lettre » ce qui n'est en fait qu'une image.

Mais pourquoi la Révélation recourt-elle à des images ? La réponse est simple : la révélation s'adresse à tous les hommes, même les plus démunis intellectuellement et culturellement ; et il est des choses qu'il est impossible de faire comprendre à tous les hommes sans recourir à des images. Une connaissance non sensorielle, purement intellectuelle, est très difficile à saisir pour un paysan analphabète du Moyen-Âge ; et il n'est d'ailleurs pas nécessaire qu'il le comprenne : ce qu'il doit comprendre, sait qu'il est vain d'essayer de « cacher » des choses à Dieu ; et cela, il le comprendra tout aussi bien à l'aide de l'image de l'oeil de Dieu.

C'est exactement le raisonnement que reprend Galilée : pourquoi la Bible contient-elle des énoncés qui semblent contredire des énoncés que la science démontre ? Est-ce parce que les démonstrations sont fausses ? Non. Est-ce parce que la Bible se trompe ? Pas davantage. La vérité est que la Bible semble entrer en contradiction avec la science, parce que nous prenons au pied de la lettre ce qui n'est en réalité qu'une image, et que nous interprétons comme un énoncé scientifique (décrivant la réalité) ce qui est en réalité un énoncé éthique (nous indiquant ce que nous devons faire). Spinoza, Galilée ou Gassendi (le dernier était un homme d'Eglise) sont d'accord : si la Bible dit que Dieu a arrêté la course du soleil, le véritable sens de cet énoncé n'est pas de défendre une conception géocentrique de l'Univers, mais de recourir à une image, accordée à la représentation du commun des mortels, manifestant la toute puissance de Dieu.