Philosopher avec Kery James
Dans quelle situation accepteriez-vous de monter à bord pour traverser la mer ?
En réponse à la question que je vous ai posée hier, l'approche sartrienne aboutirait à quelque chose de ce genre :
a. notre boat people se trouvait confronté, dans sa situation, à un choix entre plusieurs comportements possibles : fuir son pays (en perdant tout ce qu'il y possède, ainsi que son métier, ses proches, etc.) et monter, avec ses enfants, sur un bateau (dont tout indique qu'il peut faire naufrage), pour rejoindre un pays dans lequel il sait qu'il se retrouvera en situation irrégulière. Ou non : il peut aussi rester là où il se trouve, ne pas monter sur le bateau, etc. Il a donc plusieurs comportements possibles. Et qui, en dernier lieu, décide de fuir ou de ne pas fuir, de monter ou de ne pas monter ? Lui, et lui seul. Il doit choisir en connaissance de cause, ce qui lui semble être "le meilleur choix" (pour lui, ses enfants, etc.), il est donc responsable de ce choix, et il devra l'assumer. Ce n'est ni la guerre, ni la situation qui a "pris la décision" : c'est lui.
Peut-on alors dire que ce boat people ne peut s'en prendre qu'à lui-même si ses enfants meurent noyés, qu'il est reponsable de leur mort, qu'il n'avait qu'à ne pas monter à bord ?
En fait, non. Parce que justement, c'est le fait qu'il ait pu faire librement ce choix, que le choix d'exposer consciemment ses enfants à la mort ait pu lui apparaître comme le meilleur choix, qui éclaire la détresse de la situation dans laquelle il se trouvait. Tant qu'on admet que les individus n'ont pas choisi délibérément de faire quelque chose (ils ont été "poussés" par la faim, la guerre, etc.), on peut occulter ce qu'il y a d'horrible dans la situation (une force agit mécaniquement sur des individus... il faut donc peut-être exercer une force en sens contraire, en les "repoussant"). Mais si l'on admet que le choix a été fait délibérément, consciemment, librement, alors on voit sous un nouveau jour ce que devait être la situation dans laquelle se trouvait un homme pour que le fait de mettre ses enfants en danger de mort lui semblent être "le meilleur choix". Quels devaient être... les autres choix possibles ?
Dans quelle situation devrions-nous nous trouver, nous, pour que que le fait de quitter notre pays, et tout ce qu'on y possède, pour gagner un pays éloigné dans lequel nous serons accueillis par des forces de police, après avoir traversé une mer sur une embarcation qui risque manifestement de couler, avec nos enfants, puisse nous apparaître comme la meilleure chose à faire ?
C'est bien le fait que le comportement ait été choisi qui révèle l'horreur de la situation. Notre boat people avait le choix... et c'est justement le fait qu'il ait fait ce choix-là qui doit nous faire prendre conscience de la situation dans laquelle il se trouvait. Et qui devra donc guider la réponse que nous déciderons de donner à sa tentative : lorsque le bateau menacera de faire naufrage au large de nos côtés, nous non plus nous ne pourrons pas dire : "nous n'avons pas le choix", "nous ne pouvons pas", etc. Nous avons le choix : l'accueillir, ou non. Nous seuls pouvons décider. Et nous devons assumer notre choix, comme nous devons en assumer les conséquences prévisibles : nous sommes responsables de nos choix.
L'un des bateaux de sauvetage en mer les plus emblématiques : le Louise Michel, décoré par Banksy
La force de la position de Sartre, c'est qu'elle renvoie dos à dos les tenants de deux attitudes contraires :
a. le boat people n'avait pas le choix ; il n'a rien décidé, c'est la situation qui l'a voulu, il n'a aucune responsabilité dans le choix qu'il a fait, car il n'a rien choisi.
b. le boat people est responsable de ce qui lui arrive : s'il ne voulait pas mourir noyé, lui et ses enfants, il n'avait qu'à pas monter sur un bateau qui pouvait couler.
La proposition (a) est fausse : c'est bien l'individu, et lui seul, qui a choisi délibérément de s'exposer à la noyade en montant sur l'embarcation avec ses enfants, et qui est responsable de ce choix.
La proposition (b) est fausse : l'individu n'est pas responsable de la situation dans laquelle il se trouvait : et son choix semble (horriblement) comptéhensible si l'on prend conscience des autres choix qui s'offraient à lui.
Si l'on quitte notre boat people pour revenir à une situation plus proche, celui du "jeune de banieue", la position de Satre pourrait se formuler ainsi :
a. la situation dans laquelle se trouve ce jeune de banlieue est radicalement différente, à celle d'un jeune fils de cadres supérieurs ; par rapport aux ressources dont ils disposent (capital économique, social, culturel), par rapport aux dificultés qu'ils vont rencontrer (discrimination, etc.), par rapport aux opportunités qui leur seront offertes, leur situation est radicalement inégale. Les choix qu'ils feront ne se feront pas du tout dans la même situation : ils n'ont, notamment, pas du tout les mêmes chances de réussir, à l'école et professionnellement. Leurs situations sont inégales.
b. cela n'empêche pas que l'un comme l'autre vont devoir choisir le comportement qui sera le leur dans cette situation. Ils peuvent, notamment, travailler avec assiduité à l'école, être présents à tous les cours, rendre tous leurs travaux, etc. Mais ils peuvent aussi ne fournir aucun effort scolaire, pour se consacrer à d'autres formes de "réussite" : la vente de cannabis, par exemple. Encore une fois, tous deux ne se trouvent pas dans la même situation : la réussite scolaire sera beaucoup plus difficile pour le premier, alors que le second aura beaucoup moins de raisons (et d'opportunités) de se lancer dans le trafic. Il n'en reste pas moins qu'ils ont le choix, et qu'eux seuls décideront de leur comportement.
Ils sont inégaux, mais ils sont libres. Un "banlieusard" peut se trouver dans une situation nettement défavorisée par rapport à son correspondant de centre-ville, et il n'est pas responsable de cette inégalité (même s'il peut, nous allons le voir, s'engager pour ou contre cette inégalité : la renforcer, ou la combattre). Mais il reste réanmoins responsable de ses choix : c'est lui, et non "la situation" (ou l'Etat, la pauvreté, l'immigration...)qui aura décidé, le jour J, de rendre son DM de philo.
Cette posture, qui cherche à la fois à souligner l'inégalité radicale des conditions, ET la responsabilité individuelle des hommes qui se trouvent dans ces situations, c'est exactement celle que défend depuis plusieurs années le rappeur français Kery James. Cette posture, il l'a décliné dans tous les supports qu'il a mobilisés :
_ dans ses chansons ("Banlieusard", mais aussi son duo avec Orelsan, "A qui la faute ?"
_ dans un film (disponible sur netflix, intitué "Banlieusards")
_ dans une pièce de théâtre, qui a tourné un peu partout en France (à Lyon, des représentations ont eu lieu au théâtre de la Croix-Rousse et au théâtre de Vénissieux), intitulée "A vif"
La thèse centrale est toujours la même : les banlieusards se trouvent dans une situation réellement défavorisée par rapport aux habitants des beaux quartiers, leur réussite (scolaire, sociale) est incomparablement plus difficile, leurs chances sont nettement moindres, ils souffrent à la fois d'un déficit de ressources, de processus de discrimination, de sollicitations néfastes (notamment les plus jeunes), etc. Toute une partie (alternée) de la chanson Banlieusard est un réquisitoire contre la situation des jeunes de banlieue, qui lui a d'ailleurs un jour attiré les foudres d'un député, choqué que l'on puisse affirmer qu'il y a "deux France", tant les situations entre les catégories sociales sont inégales.
Mais inversement, cette inégalité sociale ne remet pas du tout en cause, pour Kery James, la liberté des individus, et donc leur responsabilité individuelle. Ce sont eux, et eux seuls, qui doivent choisir ce que sera leur comportement dans leur situation. Travailer à l'école, ou non. Trafiquer, ou non. Brûler des poubelles, des voitures ou des locaux, ou non. S'anesthésier eux-mêmes au hashich, ou non. Ce n'est pas la situation (ou l'Etat) qui prendra ces décisions, mais eux-mêmes, et ils seront responsables de ce choix. C'est l'autre versant de la chanson.
Cette position de Kery James fait beaucoup de mécontents ; mais c'est celle qui correspond le plus à la théorie sartrienne. Et c'est sans doute ausi, philosophiquement, la plus intéressante. Nous travaillerons en classe sur deux supports : la chanson "banlieusard", et la pièce de théâtre. Libre à vous de regarder le film, qui est assez réussi mais qui n'apporte rien de nouveau par rapport aux deux autres. Nous soulignerons au passage le fait que Kery James est l'un des rares artistes contemporains à pratiquer réellement la polyphonie des idées ; dans son dialogue avec Orelsan, ce sont bien deux points de vue qui sont exposés, aucun n'étant le simple faire-valoir de l'autre. Dans la pièce de théâtre, sous le prétexte d'un concours d'éloquence lettant en présence deux candidats à la magistrature, ce sont bien deux discours qui s'affrontent. Et s'ils s'affrontent, c'est justement parce que l'un comme l'autre s'articulent dans la prise de position de Kery James : il y a bien une responsabilité de l'Etat dans la situation actuelle des banlieues ; mais cela n'abolit pas la responsabilité individuelle de ceux qui y vivent, dans les choix qu'ils effectuent.
Pour commencer, vous devez donc d'abord écouter la chanson Banlieusard, en essayant, sur le texte (que vous devez télécharger et imprimer ici : Kery James, Banlieusard texte (extraits) , de surligner :
_ (en vert, par exemple), au fur et à mesure, les éléments qui soulignent l'inégalité radicale des situations.
_ (en rouge, par exemple), les éléments qui soulignent la responsabilité individuelle des banlieusards à l'égard de leurs choix
Prêts ? C'est parti.
Vous devez normalement aboutir à un résultat de ce genre : Kery James banlieusard texte surligné.
Essayez maintenant de repérer les éléments qui, dans le texte :
_ renvoient au fait que le banlieusard est soumis à un réseau d'attentes sociales spécifiques : on s'attend à ce qu'il... il est supposé... il est censé... etc.
_ renvoient au fait que le banlieusard doit refuser de jouer ce rôle qu'on veut lui attribuer (c'est bien un "devoir" dans le texte, ce qui conduit Kery James un peu plus loin que Sartre)
Ce rapport entre "rôle socialement attribué" et "résistance individuelle" est décisif pour la question de la liberté et du déterminisme social : pour Kery James, les banlieusards :
a. ne sont pas déterminés par la société : ils restent libre de leurs choix, même s'ils se trouvent dans une situation très défavorisée
b. ne doivent pas se considérer comme déterminés par la société, en se considérant d'emblée comme "condamnés à l'échec", ce qui leur permettrait d'éviter d'endfosser la responsabilité de leurs choix ("je n'avais pas le choix, je ne pouvais pas réussir") : c'est de la "mauvaise foi", au sens de Sartre (je rappelle que la "mauvaise foi" consiste chez Sartre à nier notre propre liberté, pour ne pas endosser la responsabilité des choix que nous avons effectués.
c. doivent faire preuve de détermination pour résister aux forces qui tentent de les conduire à épouser un certain "rôle social" : celui du "banlieusard", qui est censé échouer à l'école et finir en prison.
Nul n'est sûr de réussir (Kery James ne dit pas : quiconque essaierai réussira) ; notre réussite ne dépend pas seulement de nous (mais de bien des paramètres, qui nous échappent). Mais la réussite est possible, et il nous appartient, à nous, de tenter ou non de réaliser cette possibilité. Nous ne choisissons pas notre situation ; mais nous choisissons de nous soumettre, ou non, au rôle social correspondant à cette situation. Celui qui se soumet un lâche, celui qui résiste est un combattant.
Le combat, dans le texte, consiste essentiellement :
a. à ne pas faire "ce qu'on attend" d'un banieusard : ne pas travailler à l'école, brûler des voitures, vendre du cannabis : c'est bien à cela que l'on s'attend de la part d'un banlieusard, et c'est cela que le nablieusard doit refuser.
b. à ne pas dire ce qu'on veut entendre de lui : ce qui peut être soit un discours de victime, soit un discours de haine : les deux permettent de le mettre sous tutelle
c. à ne pas attendre du "système" ce qui pourra le sauver : il ne doit pas considérer que sa réussite dépend des aides de l'Etat, mais bien d'abord de ce qu'il fera, lui, pour réussir
d. à se doter de cette arme qu'est le savoir : la connaissance est une arme décisive dans le combat pour la réussite ; le banlieusard doit donc chercher à se cultiver, notamment grâce à l'école.
e. non pas se révolter par des actes aussi violents qu'inefficaces (brûler des voitures, des locaux), mais chercher à réussir profesionnellement, pour gagner un pouvoir économique (construire et vendre des voitures)
f. refuser de s'anesthésier par la consommation de stupéfiants : la consommation de drogues n'est un acte de transgression et de liberté que pour celui qui ne voit pas qu'elle est un excellent instrument de domestication sociale
g. sortir du registre de la plainte pour passer à celui de l'engagement : révolutionnaire est celui qui veut transformer la société ; or le meilleur moyen de transformer la société est de participer au pouvoir ; or le pouvoir appartient avant tout à ceux qui réussissent socialement. L'acte le plus "révolutionnaire" pour un banlieusard, c'est de réussir (scolairement, professionnellement...), et d'utliser le pouvoir qu'il aura ainsi obtenu pour lutter contre la discrimination.
Si on fait la liste de ces injonctions... on s'aperçoit que le texte de Kery james est sans doute l'un des plus républicains du rap français, et qu'il est assez difficile de le considérer comme un appel au soulèvement... ou alors, au soulèvement par le travail !
Pour ceux qui voudraient prolonger un peu la réflexion, je vous renvoie ci-dessous à trois extraits de la pièce de Kery James, "A vif". Kery James joue le rôle de Souleyman (alors qu'il joue le rôle du "grand-frère-qui-a-mal-tourné" dans le film). Aucun des deux interlocuteurs n'est "celui qui a raison" : ce sont deux discours, étayés et argumentés, dont l'un cherche à montrer la responsabilité de l'Etat dans la situation des banlieues, l'autre veut souligner la responsabilité individuelle des habitants dans leur réussite ou leur échec. Aucun des deux discours ne peut être considéré comme le discours de Kery James lui-même (même s'il se rapproche davantage de celui du personnage qu'il interprète) : le but de Kery James n'est pas du tout de nier la situation socialement défavorisée des habitants des banlieues, ni de nier le fait qu'ils sont en proie à un ensemble de processus de discrimination, voire d'exclusion, dont ils ne sont pas responsables. Son but est de refuser la "victimisation" des habitants des banlieues, qui seraient "déterminés" à l'échec, qui ne pourraient donc pas décider du cours de leur vie. Pour Kery James, cette approche est la plus dégradante pour les habitants des banlieues (elle les apparente à un bétail incapable de résister à son assujettissement, et qui ne peut attendre son salut que de la bienveillance de ses maîtres), et elle est aussi la plus susceptible de maintenir les banlieues sous tutelle. Le but de Kery James est donc de faire prendre conscience aux habitants des banlieues de la responsabilité qui est la leur, non pour les culpabiliser, mais bien pour les appeler à mettre en oeuvre les moyens dont ils disposent pour modifier leur situation.
Cette stratégie ne vise d'ailleurs pas seulement les banlieues, mais tous les espaces sociaux défavorisés ; et elle n'implique pas seulement le travail scolaire, come l'indique par exemple le fait que Kery James soit apparu comme un défenseur des Gilets Jaunes.
Extrait 1 : contre le discours de victimisation (qui n'est en fait qu'au service du dominant)
Extrait 2 : contre le discours de responsabilisation (qui n'est en fait qu'un discours de culpabilisation, au service de ceux qui ont réussi)
extrait 3 : responsabilité individuelle, ou responsabilité sociale ?
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