Liberté ou égalité ? (Sartre)

Determinism free will 1

Nous allons chercher aujourd'hui à remettre en cause la notion de "déterminisme social", tel que nous l'avons présentée. Dans l'optique de Durkheim et de Bourdieu, l'individu semble largement "fabriqué" par la société, qui :

     a. façonne sa personnalité,

     b. lui dicte et lui inculque ses normes, sa vision du monde et sa manière de vivre

     c. lui impose par la contrainte un comportement,

     d. détermine sa réussite, etc.

Dans cette optique, et même en rappelant que Durkheim et Bourdieu, n'étant pas des philosophes mais des sociologues, c'est-à-dire des scientifiques, se gardent de toute prise de position "philosophique" sur la liberté humaine, il semble bien qu'il ne reste pas grand chose à la "liberté" de l'individu. Même s'il ne s'agit pas d'un déterminisme "absolu", rendant la liberté individuelle mpossible, l'approche sociologique de Durkheim et Bourdieu réduit bel et bien la liberté à une portion congrue.

Nous allons donc essayer de défendre le parti de la liberté. Il ne s'agira évidemment pas de remettre en cause les constats sur lesquels nous nous sommes appuyés ; le fait que les individus suivent généralement les normes vestimentaires, alimentaires, mais aussi, juridiques, morales ou religieuses de leur communauté est, justement, un fait. Le fait que la réussite scolaire-sociale d'un individu soit largement corrélée à son origine sociale est, lui aussi, un fait statistique.

La question n'est donc pas de savoir si ces constats sont corrects, mais de savoir si la conclusion que l'on en tirait est juste : peut-on réellement dire que l'influence du milieu social remet en cause notre liberté ?

L'un des philosophes français du XX° siècle qui ont le plus défendu la thèse de la liberté de l'homme est Jean-Paul Sartre.

Jean paul sartre

Jean-Paul SARTRE

Dans une série d'entretiens avec un journaliste, Jean-Paul Sartre a exposé l'une des principales objections que l'on peut opposer, selon lui, à l'idée selon laquelle l'homme ne serait pas libre, parce qu'il serait "déterminé" par son milieu social. Encore une fois, Sartre ne cherche pas du tout à détacher l'acte d'un individu du milieu dans lequel il s'inscrit ; mais pour lui, ce n'est pas la liberté qui se trouve ainsi supprimée : c'est l'égalité. Pour Sartre, l'homme garde toujours sa liberté... même quand il n'en veut pas. Il est, selon une formule restée célèbre, "condamné à être libre".

Au cours d'un entretien, Sartre revient sur cette formule en indiquant pourquoi, selon lui, la différence des situations dans lesquelles se trouvent les individus quand ils choisissent n'implique pas de les priver de liberté ; il y a sans doute des inégalités sociales : mais il est erroné d'en déduire un "déterminisme" social. Voici le texte, tel qu'il a été retranscrit (les circonstances dans lesquelles ce texte a été élaboré, sur la base de prise de notes, ne permettent pas de le considérer comme un texte rédigé par Sartre lui-même ; mais on peut sans difficulté y retrouver une formulation particulièrement claire des thèses sartriennes, ce pourquoi je m'appuie sur lui).

Il me semble qu’il existe une distinction sur laquelle on n’insiste pas assez : celle qui distingue, d’une part, les situations auxquelles fait face un individu, ou plutôt, dans lesquelles il s'inscrit, et d’autre part les choix qu’il doit opérer face à ces situations. D’un côté donc, le choix, de l’autre le contexte du choix : ce sont deux choses très différentes. L'un ne va pas sans l'autre, c'est juste : tout choix se fait dans une certaine situation, et toute situation nous confronte à des choix. Mais il ne faut cependant pas les confondre.

On peut en effet admettre que les hommes sont confrontés à des situations très différentes, et qui peuvent être très inégales : si Pierre est issu d’un milieu bourgeois, aisé et cultivé, il ne rencontrera pas les mêmes difficultés face au système scolaire que Paul qui, lui, est fils d’ouvriers. On peut dire à juste titre qu’ils ne font pas face à la même situation, et que cette différence de situation crée entre eux une inégalité. Mais peut-on dire que cette inégalité des situations porte atteinte à leur liberté ? Non. Pour le philosophe existentialiste, tous les hommes sont et demeurent toujours libres, qu’ils le veuillent ou non, car c’est toujours à eux, et à eux seuls, que revient la tâche de choisir, face à une situation, le comportement qui sera le leur. Quelle que soit la situation, c’est toujours moi qui décide de mes actes. Résister ou collaborer : je dois choisir, même si je préférerais peut-être ne pas avoir à choisir. Je suis condamné à être libre, c'est-à-dire condamné à choisir, face aux situations que je rencontre, le comportement qui sera le mien.

On a donc bien le droit de dire que les situations auxquelles les hommes font face remettent en cause l'égalité des hommes ; mais on ne peut jamais dire que la situation les prive de leur liberté.

(Jean-Paul Sartre, Libres Entretiens, 1947)

Pour étudier ce texte, nous allons d'abord restituer la thèse et les étapes du raisonnement.

La thèse de ce texte de Jean-Paul Sartre est que, si la différence des situations peut remettre en cause l'égalité entre les hommes, elle ne peut pas jamais porter atteinte à la liberté.

Pour soutenir cette thèse, Sartre suit le cheminement suivant :

     a. il commence par effectuer une distinction conceptuelle : celle qui différencie la « situation », c'est-à-dire le contexte dans lequel je vais devoir agir, et les « choix » que je vais devoir faire dans ce contexte.

     b. il poursuit en énonçant une première affirmation : la différence entre les situations peut générer une inégalité entre les individus. Il illustre cette affirmation à l'aide de l'exemple de deux enfants issus de milieux différents, et qui ne sont pas à situation égale face au système scolaire.

     c. il pose alors une question : si la différence de situation peut porter remettre en cause, peut-elle également porter atteinte à la liberté ?

     d. il répond par une seconde affirmation, selon laquelle la situation ne peut pas remettre en cause la liberté, en donnant comme argument le fait que c'est toujours à l'individu, et à lui seul, de choisir ce qu'il fera dans cette situation. Il illustre cet argument à l'aide de l'exemple de la situation des individus sous l'Occupation, qui les confrontait à un choix que eux seuls pouvaient et devaient faire : celui de la résistance, ou de la collaboration. Sartre en déduit le paradoxe selon lequel l'homme est « condamné à être libre » : rien ne peut venir remettre en cause ma liberté, je ne peux pas éviter de choisir par moi-même ce que je vais faire face à la situation que je rencontre.

     e. Sartre conclut son texte par un synthèse des deux affirmations, qui constituent la thèse globale : les situations que les hommes rencontrent peuvent remettre en cause l'égalité, mais jamais la liberté des hommes.

Essayons maintenant d'expliquer les éléments-clé de ce texte. Là encore, nous allons suivre les étapes méthodologiques correspondant à l'explication de séquences.

« On peut dire à juste titre qu’ils ne font pas face à la même situation, et que cette différence de situation crée entre eux une inégalité. »

Etape 1 (reformulation et analyse des termes-clé) : D'après Sartre, il existe des situations, c'est-à-dire des contextes dans lesquels les individus doivent agir, qui ont des caractéristiques très différentes ; et ces différences de caractéristiques peut conduire à une inégalité des hommes, c'est-à-dire que certains se trouvent favorisés ou défavorisés, privilégiés ou pénalisés, d'un point de vue économique, social, culturel, politique, etc.

Etape 2 (justification) : Il existe en effet des différences fortes entre les situations auxquelles font face les individus, qui proviennent notamment du fait que les individus ne sont pas issus du même milieu social (classes sociales, etc.), aux mêmes groupes sociaux (ethniques, etc.) : les contextes auxquels ils font face, la réalité dans laquelle ils s'inscrivent, sont très différentes. Mais ces différences génèrent des inégalités. En effet, la différence entre les classes sociales est une différence au sein d'une hiérarchie sociale : toutes les classes n'occupent pas le même « niveau » au sein de « l'échelle » sociale. La différence des catégories sociales renvoie à des inégalités aussi bien économiques (revenus, etc.) que sociales (niveau de diplôme), politiques (les classes sociales élevées sont sur-représentées au sein des instances de l’État) que culturelles. De même, le fait d'appartenir à une minorité n'est pas seulement une question de chiffres (les minoritaires sont moins nombreux) : cet aspect minoritaire implique que ce groupe risque d'être désavantagé lors des votes à la majorité, qui caractérisent les sociétés démocratiques. La différence des situations crée donc bien une inégalité entre les hommes.

Etape 3 (illustration) : un élève issu d'un milieu défavorisé sera confronté à des difficultés scolaires que ne rencontrera pas un élève issu d'un milieu favorisé. Il aura des difficultés à financer des études supérieures, il sera confronté aux difficultés propres aux lycées « de banlieue », il ne jouira pas de la culture générale classique qu'apporte aux élèves issus de milieux aisés leur milieu familial. Les élèves des milieux populaires ne sont donc pas « dans la même situation » que les élèves des milieux aisés : et cette différence de situation les rend bel et bien inégaux face à la réussite scolaire.

Etape 4 (retour à la thèse) : Sartre a donc montré que les situations auxquelles faisaient face les individu, les contextes dans lesquels ils devaient agir, étaient suffisamment différents pour remettre en cause l'égalité entre les hommes. Mais cette inégalité des situations peut-elle remettre en cause la liberté des individus ? Ce n'est pas l'avis de Sartre, et c'est ce qu'il indique dans la phrase dont nous allons maintenant nous occuper.

«  Je suis condamné à être libre »

Etape 1 : Pour Sartre, l'individu ne peut pas échapper à la liberté, elle s'impose à lui de façon contraignante et inévitable.

Etape 2 : Cette formule est manifestement paradoxale. La liberté semble au premier abord être une chance, une valeur : comment dire alors que nous sommes « condamnés » à la liberté ? Le danger n'est-il pas au contraire de pouvoir perdre sa liberté ? Pour Sartre, l'individu ne peut pas perdre sa liberté : il est toujours libre, quelle que soit la situation. Pourquoi ? Parce que, quelle que soit la situation, c'est toujours lui, et lui seul qui doit choisir, dans sa situation, ce qu'il fait. L'homme n'est une pierre (régie par les lois de la physique), ni un animal (soumis à son instinct), ni un automate, ni un objet télécommandé : c'est toujours lui qui choisit ce qu'il fait, dans la situation qui s'offre à lui. En ce sens, il est toujours libre, dans la mesure où c'est toujours lui qui choisit ses actes dans une situation donnée. Il peut éventuellement demander conseil à un ami (ou à un prêtre, ou à son supérieur hiérarchique, etc.) ; mais cela ne change rien à sa liberté : car c'est lui qui choisit de demander conseil, c'est lui qui choisit à qui il demande conseil, et c'est encore lui qui choisit de suivre (ou non) ce conseil : bref, c'est lui, et lui seul, qui décide de ses actes dans une situation donnée. L'homme ne choisit pas la situation dans laquelle il doit choisir, mais il choisit son comportement dans cette situation : c'est en cela qu'il est toujours libre. Mais en quoi ce caractère « inévitable » de la liberté est-il une condamnation ? Cette formule s'explique par le fait que la liberté peut être lourde à porter. D'une part, elle me confronte à l'angoisse du choix (comment être sûr que je fais le bon choix?), mais plus encore elle me condamne à être responsable de mes choix, que je devrai donc assumer par la suite. Mais je ne peux pas refuser ma liberté : elle s'impose à moi, même lorsque je souhaiterais ne pas avoir à choisir, ou que quelqu'un d'autre choisisse à ma place : je suis bien condamné à la liberté.

Etape 3 : Un Français sous l'Occupation doit nécessairement choisir : un enseignant peut soit collaborer (en indiquant à sa hiérarchie ses élèves juifs ou tziganes), soit résister (en refusant d'obéir à sa hiérarchie. Dans le premier cas il entre en conflit avec sa conscience (angoisse, culpabilité), dans le second il risque sa vie et celle de sa famille. Il est fort probable que l'enseignant en question peut souhaiter ne pas avoir à choisir… mais c'est impossible. Dans la situation qui est la sienne, il ne peut pas ne pas choisir (il obéit, ou il n'obéit pas…), et c'est lui, et lui seul, qui choisira. Il est contraint à choisir, ce qui implique l'angoisse et / ou la culpabilité : il est condamné à être libre.

Etape 4 : Sartre a donc montré que, si la différence des situations pouvait bien remettre en cause l'égalité des hommes, elle ne pouvait jamais remettre en cause leur liberté : toute situation confronte les hommes à des choix, et eux seuls doivent choisir ce qu'ils font face à la situation à laquelle ils font face.

La prochaine fois, nous proposerons une illustration de ce propos de Sartre, en mobilisant un artiste contemporain qui illustre très bien le fait que l'art "populaire" peut être un excellent support pour la formulation, l'expression et la communication de thèses philosophiques : Kery James.

Pour celles et ceux qui voudraient prendre un peu d'avance, vous pouvez écouter la chanson "Banlieusards"  :

... et vous pouvez aussi essayer de voir le film du même réalisateur et du même nom (la bande annonce peut être regardée ici)