Le système scolaire (2)
Dans la dernière séquence, nous avons vu ce qu'était le but officiel du système scolaire républicain : libérer l'individu de l'emprise de son milieu social d'origine, en rendant sa réussite sociale dépendante de son seul mérite.
Peut-on dire que le système scolaire républicain parvient à atteindre son objectif ?
a) Constat : le SSR ne casse pas la reproduction sociale
Le système scolaire rend-il la réussite sociale indépendante de l'origine sociale ? Si l'on prend les choses dans l'ordre, on voit bien que, dans sa seconde partie, le schéma que nous avions proposé fonctionne à peu près. En France, on peut effectuer des corrélations statistiques entre la réussite scolaire et la réussite sociale. Sans faire de ce lien une relation absolue (il subsiste toujours des exemples d'individus qui ont échoué à l'école et réussi socialement, et inversement), on peut sans difficulté corréler un niveau de diplôme et une situation sociale finale.
Pour prendre une illustration simple [et le contre-pied du préjugé idiot selon lequel "le bac, ça ne sert plus à rien"], on peut faire une corrélation nette entre le taux de chômage et le niveau de diplôme obtenu. En 2008, chez les personnes de 15 ans ou plus:
_ 12,7 % des individus sortis du système scolaire sans diplôme ou avec un simple certificat d'études (CEP) étaient au chômage
_ 4,3 % des individus de niveau bac + 2 étaient au chômage. [Source : INSEE]
Sortir du système scolaire sans diplôme est actuellement la voie la plus sûre pour se retrouver au chômage de longue durée.
Et pour prendre une autre illustration, cette fois liée au niveau de rémunération :
_ en 1999, le revenu fiscal brut moyen pour les salariés dotés d'un bac technique ou professionnel était de 20 000 euros.
_ la même année, le revenu fiscal brut des salariés munis d'un diplôme universitaire de 2e ou 3e cycle était de 30 à 35 000 euros. (source : INSEE)
Donc : en France, l'articulation réussite scolaire / réussite sociale fonctionne plutôt bien. Le rapport
réussite scolaire --> réussite sociale
est validé.
Reste à savoir si le premier volet du schéma fonctionne aussi : la réussite scolaire des élèves est-elle indépendante de leur origine sociale ? Rappelons que la partie gauche du schéma républicain est :
origine sociale --/--> réussite scolaire
Là, ça va (très) nettement moins bien...
A partir des documents donnés en annexe, nous pouvons observer que, en France, la réussite scolaire reste fortement corrélée au milieu social d'origine. En d'autres termes, les inégalités scolaires reflètent les inégalités sociales des milieux d'origine. Ce qui est très embêtant, puisque cela remet entièrement en cause la capacité du système scolaire à "casser" le déterminisme social. A la rigueur, on pourrait dire que les situations "d'échec scolaire" sont beaucoup moins graves, du point de vue républicain, que le rapport que l'on peut établir entre l'origine sociale et la réussite scolaire. Que certains élèves échouent, soit : cela fait partie intégrante de n'importe quel système de sélection. Mais que ceux qui échouent soient (statistiquement) ceux qui viennent d'un milieu social défavorisé, ça, ce n'est plus de l'échec scolaire, c'est de l'échec républicain !
car on aboutit alors à un troisième schéma du type :
origine sociale --> réussite scolaire --> réussite sociale
qui implique que le système républicain ne remet plus du tout en cause le déterminisme social ! Si l'origine sociale détermine la réussite scolaire, et si la réussite scolaire détermine la réussite sociale, alors la reproduction sociale est maintenue : ce sont les enfants de milieux (dé)favorisés qui occuperont les situations sociales les plus (dé)favorisées.
Celui auquel nous empruntons la distinction capital économique/social/culturel, ainsi que la notion de "reproduction sociale" : le sociologue Pierre Bourdieu.
b) L'analyse sociologique de cet échec (par Pierre Bourdieu)
Si nous restons dans l'optique proposée par Pierre Bourdieu, l'incapacité du système républicain à briser le déterminisme social doit s'expliquer par la perméabilité de l'évaluation scolaire à l'égard des dotations initiales des élèves en capital économique, social et culturel.
Nous avons vu les raisons pour lesquelles il ne fallait pas surdéterminer le rôle du capital économique dans la réussite scolaire des élèves, même si la "richesse" (ou la pauvreté) des parents intervient bel et bien dans le choix des orientations, notamment en ce qui concerne les études supérieures. De telles études impliquent en effet (notamment du fait de l'évolution de la part des dépenses de logement dans le budget des familles) une capacité de financement qui, soit empêche les élèves issus de milieux défavorisés de poursuivre des études supérieures longues, soit (ce qui est davantage le cas) les dissuade de s'orienter vers des professions qui exigent ce type d'études. Nous avons vu comment le système scolaire tentait de "contrer" ce déterminisme économique en mettant en oeuvre, par exemple, des systèmes de bourses sur critères sociaux. L'écueil étant ici que l'obtention d'une bourse est toujours un pari (risqué) et que le risque est précisément le genre de choses qu'il est plus facile d'envisager... lorsque l'on peut se permettre de perdre.
En ce qui concerne le rôle du capital social, nous l'avons envisagé à la lumière du problème de la carte scolaire. De prime abord, le système de la carte scolaire (qui oriente l'élève vers un lycée qui sera peuplé par les individus de son propre milieu) semble renforcer le déterminisme social, puisqu'un élève "de banlieue" ira dans un lycée "de banlieue", peuplé d'élèves "de banlieue", qui par conséquent promènent avec eux, et jusque dans les établissements d'enseignement, toutes les difficultés de socialisation qui frappent cette catégorie de la population. Dans cette optique, il serait favorable à l'atténuation du déterminisme social de supprimer la carte scolaire. Le problème est alors qu'une telle mesure, à l'heure où les chefs d'établissements sont évalués sur la réussite scolaire de leurs élèves, laquelle sert de critère dans les "classements" des établissements qui paraissent chaque année, risque fort de conduire au départ, en provenance des lycées "défavorisés" des élèves les plus brillants (qui seront recrutés ailleurs), tandis qu'inversement les élèves qui quitteront les "bons" établissements sont ceux dont on n'aura pas jugé intéressant de les maintenir dans leur établissement d'origine. Ce qui peut se lire de deux façons :
a) la première est celle qui privilégie la trajectoire des meilleurs élèves des lycées défavorisés : pour eux, la suppression de la carte scolaire est une bonne chose, puisqu'elle facilite leur accès à des établissements moins sujets aux difficultés liées à leur milieu social d'origine (et ce, sans avoir à recourir aux classiques stratégies de contournement, consistant à ne choisir que des options qui ne sont délivrées que par de "bons" établissements (option russe + grec +..., etc.) La suppression de la carte scolaire favorise donc ceux qui "s'en-sortent-alors-que-statistiquement-ils-ne devraient-pas", elle favorise l'élite des défavorisés.
b) la seconde est celle qui privilégie le sort de la grande majorité des élèves de lycées "sensibles", qui, eux, ne bénéficieront pas des avantages de la suppression, puisque les "bons" établissements ne seront pas pressés de les accueillir. Leur sort risque de s'aggraver, puisque les classes seront maintenant dépourvues de leurs meilleurs élèves, ceux que l'on appelle, dans le jargon professoral, les élèves "moteurs". Cette fois, la "masse" des défavorisés se trouve pénalisée.
Alors ? Pour ou contre la suppression de la carte scolaire ? Vous voyez tout de suite pourquoi je ne peux pas répondre à cette question sur ce site : c'est tout simplement une question dont la réponse n'est pas à rechercher dans des considérations techniques, mais dans des choix politiques. Faut-il aider l'élite des défavorisés, quitte à défavoriser le reste de la catégorie ? Où est la véritable "égalité des chances"? Quelle est l'option la plus juste ? C'est une question poltiique : ce qui signifie que c'est à vous d'y répondre, en fonction de vos propres convictions éthiques.
En revanche, ce qui nous intéresse dans cette question, c'est que le déterminisme social apparaît, quelle que soit la réponse donnée. On voit bien comment, dans l'un et l'autre cas, l'influence du milieu social d'origine, des gens que l'on y fréquente, que l'on y rencontre, que l'on y côtoie sur les bancs de l'école, joue un rôle dans la réussite scolaire. Et nous avons vu comment, cette fois encore, le système scolaire cherchait à atténuer ce déterminisme social en mettant en place des procédures d'allocations (ressources financières, humaines, etc.) à destination des lycées les plus défavorisés. Il n'est d'ailleurs pas inintéressant de remarquer que la mise en place de ce type de dispositifs (ZEP, etc.) n'est pas étrangère aux analyses de l'école sociologique française, menée par Bourdieu.
Enfin, il faut mettre en lumière le rôle du capital culturel. Comme nous nous y sommes attardés en cours, je vais vite. L'idée que nous avons mise en lumière est que la sélection des élèves en fonction de leur maîtrise de la langue était en réalité socialement discriminatoire. Nous avons vu qu'il fallait, au sein d'une même langue, différencier plusieurs registres linguistiques ; par exemple, la langue "populaire" et la langue "noble". Il est très difficile de donner à la langue "populaire" une valeur linguistique moindre que la langue noble : elle n'est pas plus pauvre (en vocabulaire, en tournures syntaxiques, etc.) et c'est ce qui explique qu'elle constitue (et a toujours constitué) la principale source d'approvisionnement pour le renouvellement de la langue classique, les poètes pouvant jouer le rôle de "passeur" (les philosophes aussi, à l'occasion : grâce à Sartre les élèves de terminale peuvent désormais utiliser le terme de "salaud" dans leurs copies de bac... à quelques conditions que nous préciserons par la suite). Elle n'est pas moins efficace du point de vue communicationnel (le meilleur moyen de se faire comprendre d'un groupe social est toujours d'emprunter la langue qui s'y emploie couramment.)
En revanche, la langue populaire est largement disqualifiée dans le système scolaire, où elle est considérée comme langue "vulgaire" (étymologiquement, vulgaire signifie exactement la même chose que populaire : vulgus, en latin, signifie le peuple, la masse ; "le vulgaire", c'est toujours le commun des mortels... à destination duquel il faut "vulgariser"). Celui qui maîtrise davantage la langue populaire que la langue noble est donc un élève pénalisé par le système scolaire dans l'évaluation de ses productions. Or nous avons vu que la maîtrise de la langue n'était pas produite par le système scolaire : la langue que l'on maîtrise, celle dans laquelle on s'exprime avec aisance, dont on manie spontanément les subtilités, ce n'est pas la langue que l'école nous apprend : c'est celle qui est parlée et véhiculée au sein de notre milieu social d'appartenance. Du fait des supports linguistiques (journaux, dialogues, etc.) qui traversent son milieu social, l'enfant de milieu favorisé jouit d'un capital culturel qui le favorise dans sa réussite scolaire, en le familiarisant avec le type de langue qui "rapporte" scolairement ; ce ne sera pas le cas de l'enfant issu d'un milieu défavorisé.
Une langue très riche et imaginative... mais à éviter dans une copie : l'argot.
De la même façon, l'école évalue les élèves en fonction de leur "culture", entre autres ce type particulier de culture qu'est la culture générale. Pour ne prendre qu'un exemple qui nous intéresse directement, le programme de philosophie comporte la notion "d'art" : l'élève devra donc impérativement faire appel à sa culture personnelle pour illustrer, appuyer ses propos théoriques sur l'art. Or, d'une part, il faut insister sur le caractère personnel de cette culture : dans le domaine artistique, les connaissances que l'on est en doit d'attendre de n'importe quel élève, du fait de sa scolarité, au niveau bac, sont extrêmement minces (si l'on excepte, peut-être, la littérature). Conformément à des principes d'ailleurs forts légitimes, l'apprentissage des arts plastiques dans le milieu scolaire s'est largement détourné, durant ces dernières décennies, de la connaissance stricte de l'histoire de l'art (aujourd'hui, le cubisme, demain, le symbolisme, etc.) au profit d'une pratique des arts plastiques. Or ce détournement de l'apprentissage scolaire vers la pratique (dont on ne conteste pas du tout, ici, la légitimité) a encore aminci le niveau de culture artistique dispensé par le système scolaire. Si bien qu'un élève de terminales, pour sa culture artistique, devra avant tout faire appel aux connaissances qu'il aura acquises en dehors du système scolaire.
Attention : il ne s'agit pas ici de dire que l'élève "de banlieue" aurait nécessairement "moins de culture" qu'un élève de lycée de centre ville. Ici encore, il s'agit de registres de culture. Un élève de quartier défavorisé, dont les parents seraient (c'est un exemple) issus de l'immigration, à évidemment beaucoup moins de chances d'être familiarisé avec les supports de la culture occidentale classique durant sa jeunesse qu'un enfant des classes bourgeoises. Il aura en revanche beaucoup plus de chances d'être familiarisé de bonne heure avec certaines strates de la culture populaire (culture qui, dans les classes populaires, joue encore un rôle qu'elle a souvent perdu dans les couches plus favorisées de la population : le rap joue un rôle social dans la structuration des rapports sociaux dans les zones suburbaines qu'il est difficile de reconnaître à quelque production culturelle que ce soit dans les zones moins périphériques de la Cité).
Pour le dire en une phrase : l'enfant né d'une élite sociale aura beaucoup plus de chances d'être familiarisé avec la culture classique qu'un enfant issu d'une catégorie sociale moins favorisée, tandis que ce dernier aura plus de chances d'être familiarisé avec la culture populaire. Or ici encore, il serait très discutable de vouloir attribuer à la culture populaire une valeur culturelle moindre que celle que l'on attribue à la culture classique. Pour user d'une formule qui n'est provocante qu'en apparence, il y a beaucoup moins de valeur artistique dans un certain Andante de Mozart en Do Majeur que dans la plupart des titres de Public Enemy. Pour la bonne et simple raison que, en ce qui concerne l'Andante K 001-a (en do majeur, donc), Mozart l'a composé à l'âge de 5 ans (en 1761).
Mozart (par Greuze) en 1763.
Le problème, c'est que la culture populaire est nettement moins valorisée, dans le système scolaire d'évaluation, que la culture "classique". Pour user d'une formule, il vaut mieux parler de Mozart dans une copie de philo que d'Ice-T : si la culture populaire est encore désignée aujourd'hui par la notion de "sub-culture", c'est aussi parce qu'elle est, dans des institutions comme le système scolaire, considérée comme une "sous-culture". [Ici encore, il faut se garder de toute radicalisation : un élève de Terminales peut, dans une copie de bac, parler de Public Enemy. Mais alors on lui demandera d'effectuer un travail que l'on ne demandera pas à l'élève qui aura choisi de parler d'un Andante en Do majeur : celui qui consiste à démontrer que le support choisi constitue bel et bien une "oeuvre d'art"... ce qui, de l'aveu général, est sans doute l'un des exercices les plus difficiles à réaliser !]
Tout ceci nous conduit à la conclusion selon laquelle l'évaluation des élèves sur la base de leur culture, qu'il s'agisse de leur maîtrise de la langue noble à leur connaissance des contenus de la culture classique, constitue une procédure discriminatoire par laquelle les élèves sont évalués sur la base de connaissances et de compétences dont la maîtrise dépend de leur milieu social d'origine, échappant ainsi à leur "mérite".
Plus encore, il faut remarquer que la part reconnue à ce types de connaissances croît avec le niveau social du diplôme/concours envisagé : si la part de "culture générale" mobilisée par un brevet de technicien de surface reste discrète, en revanche la maîtrise de la langue noble et de la culture classique devient déterminante lorsque l'on accède à des concours tels que l'ENA ou les grandes écoles. Le "grand oral" de l'ENA est avant tout une épreuve de virtuosité linguistico-culturelle... ce qui achève un long processus de sélection qui aboutit logiquement à des promotions qui ne sont absolument pas représentatives du corps social. Bref : plus le titre scolaire correspond à une situation hiérarchique élevée au sein du corps social, et plus les critères d'évaluations se font socialement discriminatoires.
A titre indicatif, pour les promotions 2009-2011 de l'ENA, on comptait :
a) 4 enfants nés de parents ouvriers (les ouvriers représentent 23 % de la population active), soit un indice de représentation de 12,7 %
b) 84 enfants de parents appartenant à la catégorie "cadres et professions intellectuelles supérieures" (15,5 % de la population active), soit un indice de représentation de... 390 % !
Le cas de l'ENA est intéressant, dans la mesure où il s'agit d'un lieu d'articulation où l'élite scolaire se transforme en élite sociale. Le fait que les promotions de l'ENA soient ultra-majoritairement peuplées d'individus issus des classes favorisées peut donc servir d'illustration pour la thèse générale selon laquelle le système scolaire, loin de mettre fin au déterminisme social, maintient la reproduction sociale à travers ce double processus de conversion par lequel, d'abord, le système scolaire convertit les enfants de l'élite sociale en élite scolaire, pour, ensuite, reconvertir cette élite scolaire en élite sociale. La reproduction sociale est bel et bien maintenue : mais elle est voilée, masquée par le caractère apparemment "juste" de l'évaluation scolaire, qui est officiellement imperméable à l'influence des caractéristiques du milieu d'origine. Statistiquement, un enfant de milieu social défavorisé a beaucoup moins de chance de réussir scolairo-professionnellement qu'un enfant des classes favorisées ; mais, officiellement, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même. En conclusion : la reproduction sociale n'est pas seulement restaurée : elle est légitimée.
Nous terminerons par deux remarques :
a) la première, sur laquelle j'insiste, est qu'il s'agit bien ici de déterminisme relatif. C'est bien statistiquement que l'enfant des classes populaires est pénalisé scolairement ; il ne faudrait certainement pas en déduire qu'il est impossible à un enfant issu des classes populaires d'accéder à des situations scolaires-sociales prestigieuses (ce qui serait le cas s'il s'agissait d'un déterminisme absolu). Mais on voit ici toute l'importance du précepte philosophique selon lequel "un exemple ne prouve rien"...
b) la seconde, qui relativise l'importance de la première, est inspirée, non de Bourdieu, mais d'un autre philosophe français (du début du XX° siècle) : Alain. Selon Alain, il reste toujours possible que quelques membres issus des classes populaires franchissent les "filtres" de sélection et parviennent à des situations sociales de direction (banque, politique, etc.) Mais, nous dit Alain, il y a peu de chances pour que cela change grand chose à la situation générale. Pas seulement parce que ces individus seront minoritaires. La véritable raison, selon Alain, c'est que celui qui aura su accéder à ces situations, tout en étant issu des classes populaires, n'aura pu le faire qu'en apprenant à parler, s'habiller, se mouvoir et se comporter comme les membres de l'élite sociale. Celui qui "a réussi" parle désormais un langage que ne comprennent plus ses anciens congénères, il porte des vêtements qui ne sont pas les leurs, sa gestuelle leur est étrangère, ses références et ses loisirs leurs sont inaccessibles, etc. Or, selon Alain, celui qui est ainsi devenu "semblable" aux membres de l'élite sociale leur est généralement devenu strictement identique : en apprenant à se comporter comme ses camarades de promotion, il a également appris à penser comme eux.
C'est ce qui nous explique, pour Alain, qu'un banquier ou un ministre issu des classes populaires n'est généralement pas un membre représentatif des classes populaires ; on le retrouvera d'ailleurs rarement dans les partis ou les institutions qui défendent avec le plus d'âpreté les droits des plus défavorisés (travailleurs pauvres, chômeurs, etc.) On le retrouvera plus généralement dans les partis qui privilégient l'ordre établi, la sécurité, et qui s'emploient à discréditer ou à réprimer les tentatives de révolte et de révolutions que fomentent ceux qui, issus des catégories les plus défavorisées... en font encore partie. En résumé, nous dit Alain, il n'y a pas de grande différence entre le "parvenu" économique et le "parvenu" politique : tous deux comptent parmi les plus fidèles adeptes des hiérarchies sociales établies. Le nouveau riche n'aime pas plus les pauvres que le riche de vieille souche ; et le ministre issu des classes populaires n'a pas moins de mépris, lorsqu'il accède à ce poste, pour le bas-peuple que n'en manifestent ses collègues.
Pour Alain, ce n'est pas parce que les membres de l'élite originellement issus des classes populaires sont minoritaires qu'ils sont inoffensifs pour les institutions et l'ordre établi, mais parce qu'ils en sont souvent les plus farouches défenseurs et partisans.
Caricature britannique représentant un parvenu (économique) montrant la galerie de portraits de ses prétendus "ancêtres" : le nouvel arrivant n'est pas toujours celui qui remet en cause les codes de son nouveau "clan".
Conclusion :
L'analyse du système scolaire républicain par Pierre Bourdieu est pertinente pour l'étude des rapports entre société et liberté, dans la mesure où elle montre que la liberté (= la capacité d'un individu à n'être déterminé que par sa raison, sa conscience et sa volonté) est remise en cause au sein même des institutions qui visent à la garantir. Le but du SST était de "casser" le déterminisme social en mettant fin à la reproduction sociale. Dorénavant, la réussite sociale d'un individu ne devait pas dépendre de quelque chose qui ne dépendait pas de lui (sa naissance), mais de quelque chose qui dépendait de lui (son mérite) : l'école "libérait" ainsi l'individu de l'emprise de son milieu social d'origine. L'analyse de Bourdieu nous montre que, loin de mettre fin à la reproduction sociale, l'école républicaine la légitime, puisqu'elle conduit à penser qu'un individu "ne peut s'en prendre qu'à lui-même" s'il échoue socialement : seul son mérite est en cause. Alors même que l'individu reste déterminé par son milieu social d'origine, officiellement, ce n'est pas le cas. Le système paraît juste (puisqu'il prétend éliminer la reproduction sociale) alors qu'en réalité il laisse subsister ce qui rendait injuste l'ancien système (la reproduction sociale). On voit ainsi à l'oeuvre un mécanisme de déterminisme social, dans la mesure où l'influence du milieu social d'un individu se fait sentir dans l'institution même qui avait pour but de le libérer de cette influence.
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