Le système scolaire (1)

L'école n'a pas besoin de plus d'argent mais de plus de liberté !

4. c) Déterminisme ou émancipation ? Le cas de l'école républicaine

L'étude sociologique du déterminisme social, tel qu'il apparaît chez Durkheim, nous conduit maintenant à questionner un domaine particulier, et que vous connaissez bien : l'école. On peut dire que l'étude du milieu scolaire est un "passage obligé" de la sociologie contemporaine, pour des raisons qui sont liées au statut de la liberté individuelle en sociologie.

En effet, il ne suffit pas de dire que la société exerce une influence sur les pensées et les actes des hommes pour parler de "déterminisme social". Que le contexte socio-culturel exerce une influence sur le comportement des hommes, c'est une simple évidence, et cela ne remet pas réellement en cause la liberté. Il n'y a de remise en cause véritable de la liberté que lorsque le contexte social détermine le comportement des hommes même là où ils se croient libres de toute influence, même là où ils pensent que leurs actes ne sont le fruit que de leur raison et de leur volonté. C'est pourquoi, pour examiner la nature déterministe du système social, il est assez logique de prendre appui sur l'analyse d'un dispositif social dont la fonction semble précisément de remettre en cause l'influence du milieu social sur le comportement de l'individu : le système scolaire républicain.

               1) La fonction républicaine du système scolaire

Le système scolaire joue un rôle fondamental dans le système politique républicain. En effet, c'est à lui que revient principalement la tâche de casser la "reproduction sociale" qui caractérise la société d'Ancien Régime. D'un point de vue républicain, le système médiéval est abominablement déterministe (et donc contraire à la liberté) puisque la trajectoire sociale de l'homme est déterminée par sa naissance. En d'autres termes, la position sociale finale d'un individu est déterminée par une chose dont il n'est aucunement responsable : son origine sociale. Un enfant qui est né dans une famille noble (noblesse de sang) finira noble, un enfant qui est né dans une famille de roturiers finira roturier. Ce système s'oppose frontalement au principe de liberté, puisque l'histoire sociale d'un individu est déterminée par une donnée qui lui échappe totalement : sa naissance.

 

Dans ce système, on parle de "reproduction sociale", puisque l'élite sociale produit de l'élite sociale (les nobles produisent des enfants qui deviendront nobles, etc), comme les paysans produisent des paysans, etc. : chaque catégorie sociale se reproduit par l'intermédiaire de la procréation. On peut modéliser ce mode de reproduction par le schéma suivant :

           Origine sociale --> Position sociale finale

Le but du système républicain est de rompre ce déterminisme social, de rendre à l'individu sa liberté en le rendant maître de sa trajectoire sociale. Il faut donc que la position sociale finale de l'individu soit déterminée, non par son origine sociale, mais par quelque chose qui dépende uniquement des facultés qui font de l'individu un être libre : sa raison, sa conscience, sa volonté. Et c'est précisément la tâche du système scolaire républicain, qui doit s'interposer entre l'origine sociale et la position sociale finale. L'idée est que, dorénavant, la position sociale finale de l'individu devra être déterminée, non plus par son origine sociale, mais par sa réussite scolaire.

Et cette réussite scolaire devra elle-même être rendue indépendante de son origine sociale. Ainsi,

     _ si la réussite sociale dépend de la réussite scolaire, et

     _ si la réussite scolaire est indépendante de l'origine sociale,

alors on voit que le déterminisme social est brisé : le milieu social d'origine ne détermine plus la position sociale finale. On a ainsi le schéma :

Origine sociale --/--> réussite scolaire --> réussite sociale

L'articulation de la réussite scolaire et de la réussite sociale est assez simple : elle se fait d'abord par le jeu des diplômes et des concours (l'accès au concours pouvant être "branché" sur le cursus d'examen : c'est le cas de la majorité des concours, qui exigent un niveau de diplôme minimal à l'inscription). L'accès à un "poste" est ainsi déterminé par la réussite au sein d'un parcours scolaire, le type de poste correspondant au type de parcours.

Henri Geoffroy, La classe (un tableau emblématique des espoirs républicains), 1889

La question est alors de savoir comment on rend la réussite scolaire indépendante de l'origine sociale. On peut caractériser un milieu social par trois types de "capital" :

     a) le capital économique : c'est l'ensemble des revenus, du patrimoine économique (ainsi que les conditions d'accès aux ressources financières : prêt, etc.) dont dispose le milieu. Le milieu social est ainsi plus ou moins "riche".

     b) le capital social : c'est l'ensemble des réseaux sociaux que les membres de ce milieu peuvent activer : relations familiales, milieu professionnel, etc. Un milieu social peut être plus ou moins riche en rapports sociaux, et ces rapports peuvent mettre en rapport des individus plus ou moins bien situés dans l'échelle sociale.

     c) le capital culturel : c'est l'ensemble des connaissances et des aptitudes culturelles dont dispose un individu ; cet ensemble regroupe aussi bien les compétences linguistiques (maîtrise de la langue, capacité à s'exprimer dans un langage châtié, etc.) que les compétences artistiques, la culture générale, mais aussi le rapport à la culture comme telle (quelle est la valeur reconnue à la culture ?). Un milieu social est ainsi plus ou moins "cultivé", il entretient des rapports plus ou moins étroits avec les ressources culturelles (bibliothèques, musées, journaux, salles de spectacle, etc.)

Capital économique et capital socio-culturel ne sont pas indissociables : on peut être riche, par exemple, et isolé.

Pour casser le déterminisme social, le système républicain devra donc rendre la réussite scolaire des élèves indépendante du capital économique, du capital social et du capital culturel de leur milieu d'origine. On ne doit être "bon à l'école", ni parce que le milieu familial est "riche", ni parce que les parents ont "des relations", ni parce qu'ils sont "cultivés".

[On peut remarquer que l'on retrouve la trace de cette triple volonté de rupture dans les trois grands principes qui régissent le système scolaire républicain :

      a) la gratuité : rendre l'école gratuite, c'est la rendre accessible aux plus pauvres (capital économique)

     b) le caractère obligatoire : rendre l'école obligatoire, c'est rendre la scolarisation indépendante des rapports que les parents entretiennent avec le système scolaire, et avec les autres membres du corps social : que les parents se représentent l'instruction scolaire comme importante ou comme superflue n'a pas d'impact sur la scolarisation des enfants (capital culturel) ; qu'ils puissent avoir recours à des personnes (parents ou autres) capables d'instruire les enfants n'a pas d'importance : tous les enfants jouiront des services de personnes compétentes : les enseignants (capital social).

     c) la laïcité : le caractère laïque de l'école républicaine a d'abord pour fonction de rendre la scolarisation des enfants et leur réussite scolaire indépendantes de l'appartenance culturelle (religieuse) des parents. L'instruction républicaine est compatible avec n'importe quelle appartenance confessionnelle, puisqu'elle est laïque. Et par ailleurs, la réussite des élèves sera indépendante de cette appartenance, puisqu'elle cette dernière sera totalement évacuée des critères d'évaluation des élèves. En ce sens, le rejet des signes religieux  au sein de l'espace scolaire a d'abord pour fonction de protéger les élèves : puisque l'enseignant ne doit pas être influencé, dans sa notation, par les croyances religieuses des élèves, le mieux est encore de ne pas lui communiquer cette information.]

Quelques signes religieux (à repérer sans scrupules parmi vos camarades ; la délation est autorisée, voire recommandée, puisque personnellement je suis loin de connaître tous les insignes religieux que ma fonction m'impose pourtant de reconnaître...)

Bien. La réussite scolaire doit donc déterminer la réussite sociale, sans pour autant être elle-même déterminée par le capital économique, social ou culturel du milieu d'origine. Mais alors de quoi doit dépendre la réussite scolaire ? Il suffit de rappeler notre définition de la liberté pour trouver la réponse, à la fois géniale... et impitoyable.

Cette réponse est simple : la réussite scolaire (et DONC sociale) de l'individu ne doit être déterminée que par son mérite. Le mérite regroupe à la fois les dons, les capacités, les talents (notamment intellectuels) et le courage, les efforts, c'est-à-dire la force de volonté. Dans une optique républicaine, on doit donc admettre que la réussite scolaire-sociale de l'élève doit être fondée uniquement sur ses capacités et ses efforts, sur son intelligence et sa volonté. Dit autrement, dans le cadre du système républicain, si vous échouez scolairement (et donc socialement), ce doit être uniquement parce que vous êtes bêtes, ou fainéants, ou les deux.

[On peut donc dire qu'il y a, pour le système républicain, 4 grands types d'élèves :

     _ l'élève doué-et-travailleur : c'est l'élève brillant, dont les bulletins affirment "de réelles capacités et un travail régulier"

     _ l'élève travailleur-mais-pas-doué : le bulletin fait apparaître "des difficultés, mais le travail est sérieux" ; "maintenez vos efforts pour surmonter vos difficultés", etc.

     _ l'élève doué-mais-fainéant : le bulletin dit : "des capacités qui ne sont pas exploitées ; il faut vous investir davantage", etc.

     _ l'élève pas-doué-et-fainéant : le bulletin dit "les efforts ne sont pas à la mesure des difficultés", "il faut vous investir davantage pour venir à bout des difficultés", etc.

On voit ici l'art pédagogique consistant à énoncer en langage "codé" ce que les premiers républicains considéraient pourtant comme l'essence d'un système juste : dans le système républicain, un élève doué et travailleur doit (nécessairement) réussir, un élève peu doué et fainéant doit échouer.]

On voit donc la (double) fonction essentielle du système scolaire au sein du système républicain :

     1) Il doit détacher la réussite sociale de l'origine sociale (casser le mécanisme déterministe de reproduction sociale)

     2) Il doit rattacher la réussite sociale à une réussite scolaire qui dépend uniquement des caractéristiques propres de l'individu, de ses capacités et son courage, de son mérite.

Cette double fonction fait du système scolaire l'un des éléments les plus fondamentaux du système républicain, puisqu'il permet d'instituer une société où les meilleurs (les plus doués et les plus courageux) occupent les positions sociales les plus élevées, alors que les moins bons (les moins doués et les moins courageux) occupent des positions sociales subalternes. Le système scolaire est la pièce maîtresse su système républicain en tant que système méritocratique.

On voit donc que ce qui sépare le système républicain de son prédécesseur, c'est moins la notion de hiérarchie sociale qu'il implique que le critère de la hiérarchisation. En effet,

     1) Dans le système de l'Ancien Régime comme dans le système républicain, l'idée est bien que "l'élite doit gouverner", et la masse obéir. L'idée est bien que la hiérarchie sociale doit refléter la hiérarchie des valeurs individuelles, que la situation sociale de l'individu doit correspondre à sa valeur en tant qu'individu. Mais

     2) tandis que dans le système d'Ancien régime, le critère de cette valeur était la naissance, l'origine familiale, ce qui légitime l'idée de transmission héréditaire de la situation sociale (les nobles donnent naissance à des enfants dont le sang noble légitime l'accès à des situations supérieures), en revanche dans le système républicain le critère de valeur, c'est le mérite conçu comme couple capacités-travail.

Le système scolaire a donc pour but de "trier" les individus en fonction de leur mérite pour leur attribuer la place qui leur correspond dans le système social : les plus capables (l'élite) doivent diriger, les moins capables (la masse) doivent obéir.

Et, d'un point de vue républicain, ce système est le plus juste de tous les systèmes, car

     1) il ne fonde la réussite de l'individu que sur ce qui lui appartient en propre, son mérite ; on pourrait donc dire dire qu'il est juste d'un point de vue individuel

     2) il est bénéfique pour la totalité du corps social, puisqu'il est dans l'intérêt de tous que la société doit dirigée par les plus capables et les plus courageux, ceux dont la qualité et la quantité du travail sont les meilleures. On peut donc dire qu'il est socialement juste.

Tels sont les principes qui président à la constitution du système scolaire républicain. Et l'on voit qu'il y a quelque chose d'étrange dans le reproche, qu'on lui adresse parfois, d'être "élitiste". Si ce terme désigne le fait que le système scolaire privilégie ceux qui sont déjà favorisés par leur origine sociale, alors oui, un tel élitisme est bien un échec total pour le système scolaire républicain. Mais si ce terme désigne l'idée selon laquelle le système scolaire conduit à repérer, sélectionner les plus méritants pour leur attribuer des positions sociales supérieures, de direction sociale, alors la critique n'a pas grand sens. Ce n'est pas un échec : c'est l'un de ses buts principaux, selon ceux qui l'ont inventé! Dans l'esprit des Pères fondateurs de la République, le système scolaire n'a pas pour fonction de "permettre à tous de réussir" puisque tous les individus seraient "égaux". Pour Robespierre comme pour Jules Ferry, les hommes ne naissent (ni ne demeurent) égaux en capacités et en courage ; plus encore, si les hommes étaient égaux en dons et en volonté, le système scolaire n'aurait pas lieu d'être. Le but n'est pas que "tous les élèves réussissent", mais qu'ils réussissent d'autant mieux qu'ils sont méritants, c'est-à-dire doués et courageux. Un système scolaire qui fonctionne doit donc conduire un élève peu doué et fainéant vers une situation sociale inférieure.

[Pour ceux qui voudraient approfondir ce point, on peut envisager l'objection suivante : ne pourrait-on pas considérer que le système scolaire a pour fonction, non de hiérarchiser les individus, mais de les orienter vers le domaine où ils sont les plus compétents, vers le métier qui correspond à leurs dons ? Dans cette optique, le système scolaire apparaît beaucoup plus sympathique : le but ne serait pas de différencier les meilleurs (qui gouverneront) des moins bons (qui obéiront), mais de faire en sorte que chacun occupe la place qui correspond à ses talents particuliers.

C'est sympathique, mais c'est inexact. Car le corps social n'est pas seulement fondé sur des différences (que l'on pourrait dire horizontales) de fonctions, il est également fondé sur des inégalités (verticales) de situations. Le corps social n'est pas seulement composé de plombiers, d'agriculteurs, d'enseignants, etc. c'est-à-dire d'activités différenciées. A ces activités correspondent également des niveaux de rétribution et de responsabilités différents. Il y a bel et bien une différenciation hiérarchique des fonctions, puisque toutes les activités ne donnent pas droit au même salaire (niveau économique) ni au même pouvoir (niveau politique). Plus encore, le système républicain a toujours tenté de mettre en accord le degré de pouvoir et le degré de rémunération : plus vous commandez, plus vous êtes rémunérés. "L''échelle des salaires" doit correspondre à l"'échelle sociale". Bref, il y a bel et bien des gens qui, dans le système social, occupent des situations sociales "hautes" et des situations sociales "basses".

Vouloir traduire ces inégalités en termes de différence, dire que le système scolaire a uniquement pour fonction d'orienter les individus vers la fonction-situation sociale qui correspond le plus à leur "compétence", c'est tout simplement affirmer qu'il y a des individus qui sont "doués pour diriger" et d'autres qui sont "doués pour obéir"...]