La conscience morale (Rousseau)

Rousseau

Jean-Jacques Rousseau

Nous débutons notre parcours de la conscience entendue cette fois comme conscience morale, avec la thèse que Rousseau soutient dans ce texte.

L'un des intérêts de ce texte est qu'il met bien en lumière l'une des tensions qui existent au sein du projet des Lumières :

      _ si l'on considère que ce qui définit les Lumières, c'est le fait de fonder la totalité du savoir et de l'agir humain sur l'usage, par chaque homme, de ses facultés naturelles, alors le texte de Rousseau est une stricte émanation des Lumières.

     _ en revanche, si l'on cherche à fonder tout l'édifice sur l'usage de la raison, alors le texte de Rousseau introduit une distorsion du projet. Chez Rousseau, l'usage de la raison reste toujours subordonné à l'écoute de la conscience.

Rousseau, contrairement à Kant, ne pense pas que la raison puisse nous dire ce qui est bien, ce qui est mal. La raison n'est pas le guide que nous devons choisir dans le domaine de la morale. Ce que peut nous indiquer la raison, selon Rousseau, ce sont les moyens les plus efficaces, les plus adaptés, les plus adaptés, les plus puissants pour atteindre un but. La raison nous dit : "si tu veux atteindre le but B, alors tu dois mettre en oeuvre les moyens M". Mais la raison ne nous dit pas quels buts nous devons, moralement, chercher à atteindre. Elle ne nous dit pas ce qu'est notre devoir (ce que nous devons faire par obligation morale), elle nous dit seulement ce que nous devons faire... pour atteindre tel ou tel objectif.

Ce qui ne signifie évidemment pas que, pour Rousseau, le bien et le mal soient affaire d'opinion individuelle, ou de "croyance" ; bien au contraire, l'instance qui nous permet de distinguer le bien du mal (le "principe de justice"), l'instance qui nous commande de choisir le bien (le "principe de vertu") est absolument universelle pour Rousseau. Elle parle en chaque homme, et de la même façon. Mais il ne s'agit pas de la raison : il s'agit de la conscience.

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La voix de la conscience doit donc être distinguée de toutes les "maximes" (règles d'action) que nous produisons, que nous construisons (avec le secours plus ou moins légitime de la raison). Tout ce qui s'énonce dans une règle, dans un langage articulé, dans une loi explicite, est déjà de l'ordre du "logos", c'est-à-dire à la fois du discours et de la raison. Pour Rousseau, la voix de la conscience n'est pas de l'ordre d'une maxime rationnelle, mais de l'ordre d'un sentiment. Nous sentons qu'une chose est bonne ou mauvaise, louable ou blâmable, avant même de pouvoir chercher des explications rationnelles.

Par ailleurs, la voix de la conscience n'est pas le produit d'une construction effectuée dans le langage (elle serait alors "acquise") : c'est un principe inné, inscrite en l'homme dès sa naissance (même si, come toutes les facultés innées, elle demande à être développée). Enfin, si les maximes que je construis peuvent être déterminées par l'état de la société dans laquelle je vis (elle serait donc culturelle), la voix de la conscience est, elle, inscrite de la même façon dans la nature de l'homme : elle est naturelle.

La conscience est un sentiment inné et naturel : en tant que telle, elle ne peut être qu'universelle.

Il se peut donc que les maximes, forgées à l'aide de la raison, dans un contexte social déterminé, entrent en conflit avec la voix de la conscience : il suffit que ces maximes reposent sur des principes contraires à la conscience. Mais attention : pour Rousseau, nos maximes peuvent éventuellement contredire la voix de la conscience... mais elles ne peuvent pas la corrompre ! La conscience, en tant que principe inné et naturel, ne peut être modifiée sans que soit changée la nature même de l'homme... ce qui est impossible. Un homme sans conscience ne serait plus un homme. En chaque homme, la voix de la conscience continue donc de se faire entendre, de manière immuable, quel que soit l'état de corruption de la société dans laquelle il vit. On peut chercher apprendre à la recouvrir sous le bruit de nos pseudo-justifications, on ne peut la faire taire.

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Elle peut êttre faible... mais elle ne s'éteint jamais

Il faut donc faire très attention à la formule selon laquelle "l'homme est naturellement bon, mais c'est la société qui le déprave". En premier lieu, si l'homme est naturellement bon, c'est qu'il possède par nature un sentiment qui lui indique le bien et lui recommande de le faire ; cela ne signifie pas que l'homme primitif, non encore "dépravé" par la vie sociale, aurait été une sorte de saint charitable et généreux. L'homme de "l'état de nature", chez Rousseau, ne saurait être véritablement généreux et charitable, pour la bonne et simple raison qu'il ne vit pas au concact de ses semblables, et que, lorsqu'il les croise, leurs rapports restent extrêmement sommaires. A l'état de nature, la "bonté" naturelle de l'homme consiste surtout dans le fait qu'il ne connaît pas encore les vices qui vont naître de la vie sociale (orgueil, jalousie, volonté de domination, cupidité, etc.), et dans le fait qu'il est spontanément porté à la compâtir aux souffrances d'autrui : c'est la "pitié" qu'il ressent lorsqu'il se trouve confronté au spectacle de la souffrance d'une autre créature.  

Mais surtout, même en admettant que la société "déprave" l'homme, cela ne signifie pas (du tout) que l'homme pourrait être corrompu dans sa nature, que la voix de sa conscience pourrait se trouver pervertie, viciée. La nature de l'homme est immuable, et avec elle la voix de la conscience. Ce ne sont donc que les "maximes" de l'homme que la société peut corrompre, et elle peut le conduire à prêter davantage attention à ces "maximes" qu'à la voix de sa conscience. C'est certes beaucoup, mais c'est tout. L'homme reste donc naturellement bon, la voix de sa conscience reste identique à elle-même, même dans une société complètement dépravée.

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C'est ce qui explique la primauté absolue que Rousseau accorde à la conscience, notamment à l'égard de la raison.

La conscience est "première" par rapport à la raison, tout d'abord d'un point de vue "chronologique" : elle la précède, comme ce qui est inné précède l'acquis. C'est ce qu'indique l'analogie effectuée par Rousseau entre la tendance innée à chercher ce qui est bon pour nous, et la tendance innée à rechercher le Bien. Pour Rousseau, nous n'apprenons pas à vouloir notre bien et à fuir notre mal. Cette recherche de notre intérêt (principalement : le fait de chercher le plaisir et de fuir la douleur) n'est pas une tendance acquise : elle est naturelle et innée, c'est un mouvement instinctif qui précède l'exercice de la raison. Or pour Rousseau, la voix de la conscience est tout aussi innée et naturelle ; en ce sens, on peut la considérer, elle aussi, comme "instinctive".  Mais elle se distingue de l'instinct animal en ce qu'elle ne nous incline pas à recherche notre bien et à fuir notre mal, mais à rechercher LE bien et à fuir LE mal. La conscience morale est bien un instinct : mais c'est un instinct divin.

Ce qui caractérise donc "le" bien, c'est ce qui, en lui, ne se résume pas à notre bien ; "le" bien est le bien qui ne se résume pas à notre intérêt privé. En d'autres termes, "le" bien, c'est d'abord ce qui est conforme au bien commun, à l'intérêt de tous : à l'intérêt général. De la même manière, est "mal" ce qui porte atteinte, non pas uniquement à mon intérêt, mais à l'intérêt général. La conscience morale est donc avant tout, chez Rousseau, un principe de justice : c'est l'intérêt général que la conscience de l'homme le pousse à rechercher.

Enfin, si la voix de la conscience est immuable, incorruptible, et que par ailleurs l'homme est naturellement bon, on doit admettre que la voix de la conscience est nécessairement infaillible : la conscience ne se trompe jamais. Et c'est bien ce qu'affirme Rousseau. L'homme est certes un être ignorant (ses connaissances sont limitées, contrairement à celles de Dieu, qui est omniscient) et borné (ses capacités sont limitées, contrairement à celles de Dieu, qui est omnipotent). Mais il est intelligent et libre : c'est-à-dire qu'il dispose des facultés qui lui permettent de s'autodéterminer selon la justice et la vérité. En ce qui concerne la vérité, en appliquant sa raison au témoignage des sens, l'homme pourra se défaire de l'erreur et de l'illusion. En ce qui concerne la justice, c'est sur le témoignage de la conscience que l'homme devra fonder l'exercice de sa raison. Car la conscience est infaillible : elle n'est sujette ni à l'erreur, ni à l'illusion. C'est donc elle qui doit servir de guide à la raison.

Encore une fois, la raison peut nous dire comment parvenir à une fin, mais elle ne peut pas nous dire quelle fin nous devons chercher. Cela, seule la conscience peut nous l'indiquer.

Cette petite étude de la conscience morale chez Rousseau nous conduit donc à élargir notre précédente définition de la liberté. Pour Rousseau, il ne suffit pas d'agir conformément à notre raison pour être libre : car notre raison peut tout aussi bien nous expliquer comment atteindre la paix, que nous informer des moyens scientifiques et techniques à mettre en oeuvre pour exterminer le maximum de personnes en un minimum de temps.

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Science sans conscience n'est que ruine de l'âme... (Rabelais)

Pour Rousseau, être libre, c'est certes agir conformément à notre volonté, quand notre volonté est dirigée par notre raison ; mais il faut encore que notre raison soit guidée par cette force innée fondamentale, ce sentiment naturel, incorruptible et infaillible, bref : cet "instinct divin" qu'est la conscience morale.

Soit : l'homme libre est celui dont les actes sont gouvernés par sa volonté, elle-même soumise à sa raison, lorsque celle-ci est guidée par la conscience