L'homme et la technique
Nous commençons à présent notre cours consacré à l'art et à la technique (qui sera notre dernier grand chapitre cette année).
Cette première séquence sera consacrée à une entreprise de "déminage" : le but est de mettre en lumière quelques pièges qu'il faut absolument éviter dans une copie de bac (aussi bien dans une dissertation que dans une explication de texte). La notion d'art est en effet trompeuse, et l'une de ses caractéristiques est que c'est précisément sa définition qui, déjà, pose problème.
Introduction : Les trois acceptions de la notion d'Art
La première remarque à effectuer concerne la notion d' "art", qui est en fait très large. Pour saisir le sens de cette notion, il faut partir des trois adjectifs qui peuvent être construits à partir de la racine "art".
1. Artificiel. Le domaine de l'artificiel regroupe l'ensemble des choses qui ne sont pas "naturelles". Appartient donc au domaine de l'artifice tout ce qui a été créé, fabriqué ou même transformé par l'homme. Par exemple, une forêt "naturelle" est une forêt qui n'a ni été produite, ni transformée par l'activité humaine. Nous avons donc ici un ensemble très large : est artificiel tout ce qui résulte de l'activité de l'homme. En ce sens, l'érosion peut être naturelle (quand elle est due à l'eau de pluie, par exemple), mais la pollution est toujours artificielle.
2. Artisanal. Ce domaine est une sous-partie du précédent. Tout artisanat renvoie à la production humaine. Mais il ne suffit pas que quelque chose soit produit par l'homme pour qu'il s'agisse d'artisanat. Pour reprendre notre précédent exemple, la pollution est un phénomène artificiel, mais elle n'est pas une production artisanale. De même, l'homme produit beaucoup de déchets (plastiques, en particulier), mais la production de déchets n'est pas une activité artisanale. Pour qu'une activité soit artisanale, il faut qu'elle obéisse à un processus de production volontaire, conscient : que des techniques utilisées soient mobilisées en vue d'atteindre le but de la production. On peut donc ranger dans le domaine artisanal tout ce qui est produit par l'homme, conformément à des techniques et en vue d'une fin. Le cordonnier produit des chaussures : c'est son but, et pour ce faire il mobilise un ensemble de moyens techniques.
C'est à ce sens du mot "Art" que renvoient les expressions comme "Arts et Métiers", ou "les règles de l'Art" (qui sont des règles techniques : procédures, méthodes, etc.)
Remarque : il faut donc faire attention à ne pas dissocier le domaine de l'Art (en tant qu'activité artisanale) et le domaine de l'industrie. Nous avons ici deux termes qui, au départ, étaient quasiment synonymes. Quand on parle de "l'industrie" humaine jusqu'au 18 siècle, on ne parle évidemment pas du monde industriel, qui n'existe pas. Jusqu'au 18e siècle, le terme "d'industrie" renvoie en fait à la capacité de l'homme de mobiliser son intelligence pour mettre en oeuvre des techniques lui permettant de transformer la nature pour atteindre ses buts. Quand les philosophes des Lumières parlent de "l'industrie" humaine, ils entendent aussi bien le savoir faire du forgeron que celui du paysan ou du menuisier. La distinction entre activité "artisanale" et activité "industrielle" ne s'opère réellement qu'à partir du 19e siècle : les activités artisanales seront celles qui seront produites par l'homme (avec ses mais ou ses outils), et es activités industrielles seront celles qui seront produites par des machines. Mais comme les machines elles-mêmes sont produites par l'homme, on voit que le domaine industriel fait lui-même partie du domaine de "l'Art" tel que nous venons de le définir.
3. Artistique : c'est le dernier sens du mot, le plus restreint. C'est aussi le plus compliqué, celui que l'on mobilise dans des expresions comme "une oeuvre d'art". Là encore, on peut considérer que le domaine artistique est une sous-partie du domaine artisanal (qui est lui-même une sous-partie du domaine artificiel). Toute "oeuvre d'art" est en effet produite par l'homme, conformément à des techniques, en vue d'une fin. Mais toute production artisanale (ou industrielle) n'est pas nécessairement une oeuvre d'art : un aspirateur n'est pas une oeuvre d'art. Qu'est-ce qui, donc, différencie une oeuvre d'art d'une production simplement artisanale ?
C'est ici que les choses se compliquent. Car ce qui va caractériser une oeuvre d'art, c'est le but poursuivi. Tant que le but poursuivi est une utilité (couvrir le corps, écrire, aspirer la poussière...), on peut considérer que l'activité est artisanale. Un objet artisanal se définit par son but, qui est sa fonction, son utilité. Un stylographe, c'est un objet-pour-écrire ; un marteau, c'est un objet-pour-frapper ; une lame, c'est un objet-pour-éclairer ; une arme, c'est un objet-pour-blesser ; un instrument de musique, c'est un objet-pour-faire-de-la-musique ; une machine à laver, c'est une machine-pour-laver, etc. Tout ce que produit l'homme a toujours une utilité : c'est cette utilité qui est le but de la production.
Mais quel est le but d'une oeuvre d'art ? On voit que notre précédent critère, l'utilité, l'opère plus. On ne peut pas "se servir" d'une oeuvre d'art, elle n'a pas "d'utilité". On ne peut pas "se servir" d'un opéra de Wagner, d'une danse, d'un poème, d'un roman, d'une sculpture. Face à quelqu'un qui, devant un tableau de Van Gogh, demande : "...et ça sert à quoi ?", la seule réponse valable est : "à rien". Et il faut absolument éviter de rabattre la valeur de l'oeuvre sur une utilité : si l'on dit que le tableau de Van Gogh sert à décorer le mur, on transforme l'oeuvre d'art en "objet de déco", ce qui est tout à fait catastrophique. Van Gogh n'a certainement pas peint ses oeuvres pour "décorer son mur", Wagner n'a pas écrit ses opéras pour "créer de l'ambiance", et si l'on expose des oeuvres dans les musées, ce n'est pas pour décorer les pièces.
Le but de l'oeuvre d'art n'est donc pas l'utilité ; on ne peut pas "se servir" d'une oeuvre d'art ; et dès qu'on s'en sert (pour faire des bénéfices marchands, ou de la publicité, de la propagande, etc.) on met en danger sa valeur artistique (nous y reviendrons). Mais alors quel est le but de l'oeuvre d'art ? Pourquoi fait-on des oeuvres d'art ? Que vise l'artiste ?
Cette question est très importante, car c'est elle qui doit nous permettre de dire si, oui ou non, quelque chose est une oeuvre d'art. Se demander ce qu'est le but de la création artistique, c'est se demander ce qu'est une oeuvre d'art, ce qui la différencie d'une production artisanale. Or il est impossible d'apporter une réponse définitive à cette question, car la question de savoir ce qu'est le but de l'art est justement une question qui fait l'objet d'un débat perpétuel au sein du monde artistique (et c'est particulièrement vrai à partir du 20e siècle). Il est impossible de donner une définition de l'oeuvre d'art qui soit partagée par tous les artistes du 20 siècle.
Nous voyons donc apparaître l'un des problèmes-clé de la notion d'art : c'est que la définition même de l'oeuvre d'art pose problème, que la frontière entre la production artisanale et la création artistique est floue, et plus encore polémique. Un poète arabe contemporain, Mahmoud Darwich, l'a formulé très explicitement pour le domaine poétique : chaque poète contribue à redéfinir ce qu'est la "poésie".
Il reste que nous devons bien prendre appui sur une définition de départ, pour construire notre réflexion (et que vous devrez le faire aussi dans une copie de bac). Quelle définition initiale allons-nous alors donner de l'oeuvre d'art ? Quel est le but d'une oeuvre d'art ? Que vise l'artiste ?
Nous poserons que le but spécifique de l'artiste est un but esthétique, c'est-à-dire que son but est la beauté. Ce que cherche à produire l'artiste, c'est une oeuvre qui soit belle. C'est donc la beauté de l'oeuvre, sa valeur esthétique, qui lui donnerait sa valeur et qui la définirait.
Cette définition est acceptée par la quasi-totalité des arrtistes (et des théoriciens de l'art) jusqu'au 19e siècle. C'est surtout au 20e siècle que cette "tyrannie de la beauté" sera rejetée, par des artistes et théoriciens comme Jean Dubuffet. Mais même ce caractère consensuel ne nous tire pas réellement d'affaire : car il faut alors définir "la beauté"... ce qui n'est pas une mince affaire non plus. Car là encore, il faut absolument éviter de rabattre la beauté sur des choses qui, en réalité, n'ont rien à voir avec elle. En particulier, il faut absolument rejeter l'équivalence entre "beau" et "joli". Le "joli", c'est ce qui est "agréable à percevoir", ce qui nous procure une sensation plaisante.
[Attention : nous venons d'éviter un premier piège, en écrivant "agréable à percevoir", et non "agréable à regarder". Il faut en effet absolument éviter de réduire l'art aux arts visuels. En particulier, L'ART NE SE REDUIT PAS A LA PENTURE !!! C'est généralement un critère d'identification des (très) mauvaises copies de bac : réduire l'art à la peinture, à ce qui se voit, c'est évacuer du domaine de l'art la poésie, la littérature en général, la musique, etc. Le plus souvent, dans la suite de la copie le seul exemple est "La Joconde", et les seules caractéristiques artistiques mentionnées sont "les formes et les couleurs". Si ce que vous dites ne vaut que pour la peinture, c'est que vous parlez d'images, et non d'art. Il faut absolument prendre soin de mobiliser, dans vos copies, des oeuvres appartenant à des espaces artistiques différents : musique, cinéma, danse, architecture, théâtre, photographie, poésie, sculputure, littérature, etc.]
Mais même en prenant en compte les sensations agréables en général, est tout à fait impossible d'utiliser ces sensations comme critère de beauté. Il n'est généralement pas conseillé de dire à un artiste que ce qu'il a créé, "c'est joli". Wagner ne cherchait pas à produire "de jolis sons", Charogne de Baudelaire n'est certainement pas "joli", 1984 (de George Orwell) n'est certainement pas "joli", un film peut nous bouleverser sans qu'il nous vienne à l'idée de dire que "c'est un joli film" ("Shooting Dogs" est sans doute un grand film, une oeuvre d'art cinématographique, mais je défie quiconque de dire que ce film est joli, ou "agréable à regarder"!) Dans un autre registre, il est assez difficile de dire qu'une musique punk est "jolie", ou même "agréable à écouter", cela n'empêche pas le punk de faire partie du domaine artistique. On pourrait dire la même chose de beaucoup d'oeuvres de free jazz ou de musique contemporaine (dodécaphonique, électroacoustique, etc.) Et même dans le domaine classique, si Shakespeare avait voulu produire des spectacles "jolis", il s'y serait sans doute pris autrement.
Le beau n'est donc absolument pas l'agréable. L'artiste ne vise pas à produire des oeuvres "agréables" ou "jolies", mais des oeuvres belles. Mais alors qu'est-ce que la "beauté"?
Puisqu'il faut se méfier des sensations, on pourrait se tourner vers la dimension spirituelle de l'oeuvre d'art, vers son sens. Une oeuvre d'art n'est pas seulement un ensemble de signaux (visuels, sonores, etc.), c'est une oeuvre qui a un sens, une signification. Mais là encore, il y a un certain nombre de pièges à éviter, dont le premier est de vouloir réduire le but de l'artiste au fait de "faire passer un message". En premier lieu, le fait de "faire passer un message" n'a absolument rien de proprement artistique. Un post-it ou un répondeur téléphonique peuvent "faire passer un message" (c'est même leur fonction) cela n'en fait pas des oeuvres d'art pour autant. Et en retour, il y a beaucoup d'oeuvres dont il n'est pas du tout certain qu'elles veuillent "faire passer un message", du moins si l'on s'en tient au sens courant de l'expression. Il n'est pas du tout sûr qu'un tableau de Mondrian, qu'une sonate de Beethoven, une danse hip-hop veuillent "faire passer un message". Une oeuvre d'art n'est pas un support de communication. Un message publicitaire, un slogan politique ont bien pour but de "faire passer un message" : mais justement, une oeuvre d'art peut-elle devenir un support publicitaire ou un slogan politique sans se mettre en danger en tant qu'oeuvre d'art ?
Nous avons donc déjà trois pièges à éviter :
1. L'art ne se réduit pas aux arts visuels (et surtout pas à la peinture)
2. L'art ne se définit pas par le fait d'être "joli", "agréable à percevoir"
3. L'art ne se définit pas par le fait de "faire passer un message"
L'art se définit par une recherche esthétique, l'artiste cherche à produire des oeuvres belles. Nous nous en tiendrons là pour le moment.
Pour résumer, nous avons donc trois acceptions possibles de la notion d'Art :
_ l'artificiel, qui regroupe tout ce qui résulte de l'activité de l'homme (par opposition au "naturel")
_ l'artisanal, qui regroupe tout ce qui est produit volontairement par l'homme, conformément à des techniques, et en vue d'un but utile
_ l'artistique, qui regroupe toutes les oeuvres créées par l'homme dans un but esthétique
Notre première partie sera consacrée aux sens 1 et 2 : nous essaierons de mettre en lumière en quoi l'homme peut être considéré comme un homo faber, un animal dont le propre est de produire des choses, de fabriquer et d'utiliser des choses utiles. Nous essaierons ainsi de mettre en lumière le lien entre cette dimension "technicienne" de la nature humaine et celle que nous avons mobilisaée jusqu'à présent : sa nature intelligente. Quel est le lien entre intelligence et technique chez l'Homme ?
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