Conscience réflexive (bis)

III) Conscience et inconscient

Remarques générales [cf. cours]

Nous passons aujourd'hui à l'étude du rapport entre conscience et inconscient. Cette partie du cours nous ramènera, en fin de parcours, à la question du déterminisme ; mais elle nous permet surtout d'étudier l'une des propriétés fondamentales de l'esprit humain, de la nature humaine : le fait que tous les hommes soient "dotés de conscience", comme l'affirme l'article 1 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (1948).

C'est parce que les hommes sont dotés de conscience qu'ils sont réellement humains, et c'est aussi parce qu'ils sont dotés de conscience qu'il y a un sens à parler "d'inconscient". Car l'inconscient, nous le verrons, c'est moins ce qui "n'est pas" conscient, que ce qui s'oppose à la conscience.

Qu'est-ce donc que la conscience, et en quoi peut-elle nous permettre de définir l'être humain comme un sujet ?

Conscience1

(La sculpture ci-dessus est de Simone Peirache (2004) ; elle s'intitule "Conscience"...)

     A) Conscience et réflexivité

La conscience est difficile à définir, comme le remarquait Freud ; il semble que tout le monde sache ce que c'est... sans que l'on puisse pourtant l'expliquer à quelqu'un qui ne le saurait pas.

Une caractérisation minimale de la conscience pourrait néanmoins être proposée à partir de l'idée de "réflexivité". La conscience est "réflexive".... qu'est-ce à dire ?

Il y a deux types de choses qui réfléchissent : les hommes (et éventuellement certains animaux, mais nous laissons de côté cette question pour le moment), et les miroirs. Le miroir réfléchit en ce qu'il renvoie l'image d'un objet ; ou plutôt, il lui renvoie son image. Car un miroir n'est pas une photographie, une "copie" de l'image d'un objet. Un miroir ne représente rien, on y voit quelque chose, c'est-à-dire que l'on s'y voit soi-même en se tenant face à lui.

En quoi ce mouvement de retour sur nous-mêmes peut-il nous permettre de qualifier la conscience  ?

Magritte miroir

(Magritte, "La reproduction interdite")

Un rapide coup d'oeil sur les trois acceptions de la conscience nous permet de répondre.

     a. La conscience désigne d'abord l'état de celui qui "a conscience de quelque chose". J'ai conscience qu'il y a des arbres dans la cour : qu'est-ce que cela signifie ? Cela ne signifie pas simplement que je les perçois (je les percevais déjà du coin de l'oeil, par la fenêtre, sans en prendre conscience) ; cela ne signifie pas non plus que je le sais : je sais depuis longtemps qu'il y a des arbres dans la cour et pourtant, avant de me le formuler il y a un instant, je n'en avais pas "conscience".

Pourtant, je ne peux pas avoir conscience de quelque chose que je n'ai jamais su et / ou que je ne perçois pas.  Si nul ne m'a informé de l'existence d'arbres dans la cour, et que par ailleurs je ne les perçois pas, comment diable pourrais-je en prendre conscience ?

La conscience repose donc sur la connaissance et la perception, mais ne s'y réduit pas. Que faut-il donc ajouter à ma connaissance ou à ma perception des arbres pour que je puisse dire que j'en ai "conscience" ? Un bref rappel de l'image du miroir nous donne la clé : j'ai conscience de l'existence des arbres dans la cour lorsque l'esprit fait retour sur lui-même pour percevoir (ce) qu'il perçoit, ou pour prendre connaissance de ce qu'il connaît.

Prendre conscience qu'il y a des arbres dans la cour, ce n'est pas seulement le savoir ou le percevoir, c'est "savoir que je le sais", ou "percevoir que je le perçois" (ce que le français traduit par : "s'en apercevoir")

       _ Avoir conscience des arbres que je perçois, c'est percevoir que je les perçois : je perçois que je perçois des arbres (je m'en aperçois)

      _ Ceci vaut également pour une connaissance mémorisée ; je connais mille et mille choses dont je n'ai pas actuellement conscience ; je n'en aurai conscience que si mon esprit s'oriente vers une connaissance qui se trouve déjà en lui, si l'esprit fait retour sur lui-même pour "consulter" une connaissance qu'il possède déjà.

La conscience peut alors être illustrée par l'image d'un lecteur qui, se promenant dans les rayonnages d'une bibliothèque dont il a déjà lu tous les livres (la bibliothèque représente ici la mémoire), saisirait tel ou tel livre pour l'ouvrir à une page précise (l'esprit-lecteur lit alors : "il y a des arbres dans la cour").

Avoir conscience de quelque chose, c'est donc percevoir qu'on le perçoit, ou prendre connaissance de la connaissance qu'on en a. La conscience est perception d'une perception, connaissance d'une connaissance ; l'acte de prise de conscience apparaît donc comme un acte de retour de l'esprit sur lui-même, une perception "au carré", une connaissance "au carré" ou, pour user d'une formule moins elliptique : une perception ou une connaissance réfléchie.

La conscience "de quelque chose" (que nous appellerons désormais : conscience d'objet) apparaît donc bien liée à un acte de "réflexion" par lequel l'esprit fait retour sur lui-même. C'est ce geste de retour sur soi de l'esprit qui constitue l'essence de la "prise de conscience", et l'on peut donc caractériser la conscience d'objet comme conscience réflexive.

Conscience 2

(Photographie de Richard Vantielcke, Réminiscence de "la reproduction interdite" de Magritte)

On peut sans difficulté retrouver le même mouvement dans les deux autres acceptions de la conscience : la conscience de soi et la conscience morale.

     b. La conscience de soi est à entendre comme conscience de soi-même, et ce "même" est précisément là pour nous indiquer le mouvement de retour sur soi. Dans la conscience de soi, l'esprit se prend lui-même comme objet, il s'examine lui-même.

Et quand l'esprit de l'homme se retourne sur lui-même, il ne peut que faire ce constat : je suis, j'existe, je suis un esprit, je pense.

On peut douter de beaucoup de choses : mon esprit peut douter

     _ du fait que le monde est bien comme je le vois (peut-être suis-je en train de rêver ? peut-être mes sensations sont-elles trompeuses ?)

     _ de mes raisonnements (peut-être me suis-je trompé quelque part ?).

En radicalisant, on pourrait même mettre en doute le fait qu'il existe quoi que ce soit, en-dehors de mon esprit : peut-être ne suis-je qu'un esprit qui imagine la réalité ? peut-être n'y a-t-il rien en-dehors de mes pensées ? Essayez de démontrer à quelqu'un qui le penserait... qu'il se trompe : vous vous retrouveriez dans la situation du personnage d'Inception, qui essaie de démontrer à un autre qu'il n'est pas en train de rêver ! C'est ce qui faisait dire à Schopenhauer qu'un "solipsiste" (quelqu'un qui pense qu'il n'existe rien, dans l'univers, à part son esprit : que tout ce qu'il perçoit n'est que le produit de son imgaination, que toute la réalité n'est qu'un rêve) est comme un fou enfermé dans une citadelle imprenable.

Inception 2

Inception (de Christopher Nolan) : comment être sûr... que vous ne rêvez pas ?

Mais il y a une chose dont l'esprit ne peut absolument pas douter : c'est qu'il existe, qu'il est en train de penser. C'est ce qui a conduit René DESCARTES, un philosophe français du XVII° siècle, à sa (très) célèbre formule : "cogito, ergo sum" (qui signifie "je pense, donc je suis" en latin). L'esprit qui doute peut douter de tout... sauf de sa propre existence. Car même s'il se trompe, il faut encore qu'il existe pour pouvoir se tromper. Voici donc une formule absolument certaine, indubitable, qu'aucun esprit ne peut venir remettre en cause, car le seul fait d'en douter sufffit déjà à la prouver : je suis, j'existe, je pense.

Cette formule, c'est en fait l'énoncé de la conscience de soi, par laquelle l'esprit de l'homme fait retour sur lui-même, prend conscience de lui-même. La conscience de soi est donc, elle aussi, conscience réflexive.

Miroir infini

     c. Qu'en est-il enfin de la conscience morale ? La conscience morale se manifeste d'abord à nous sous la forme d'un sentiment. La conscience morale apparaît à travers la "bonne" et la "mauvaise" conscience. Mais qu'est-ce que la bonne / mauvaise conscience ? La réponse est assez simple : avoir mauvaise conscience, c'est porter un jugement moral... sur soi-même.

La conscience morale est donc le processus par lequel un individu fait retour sur lui-même pour s'auto-juger d'un point de vue moral. L'individu est ici à la fois le juge et l'accusé : il est son propre tribunal.. raison pour laquelle il ne pourra jamais y échapper (sauf, peut-être, par la mort). C'est ce qu'illustre la formule de Victor Hugo, parlant de Caïn, toujours soumis au regard de sa conscience :  

Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.

Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre

Et qu'on eut sur son front fermé le souterrain,

L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn.

Victor Hugo, "Conscience"

La conscience morale est donc la faculté de l'individu humain par lequel celui-ci se prend lui-même comme objet de son jugement moral. La conscience morale est donc, encore une fois, conscience réflexive.

Cain

Si l'on résume, nous pouvons donc caractériser :

a) la conscience d'objet comme perception d'une perception (je perçois que je perçois) ou connaissance d'une connaissance : c'est-à-dire comme une perception ou une connaissance réfléchie.

b) la conscience de soi comme le retour de l'esprit sur lui-même, de la pensée sur elle-même (je pense que je pense) : pensée réfléchie.

c) la conscience morale comme jugement moral que l'individu porte sur lui-même (je porte un jugement sur moi-même) : jugement réfléchi.

La réflexion (comme mouvement de retour sur soi)  apparaît donc comme la structure intrinsèque de la conscience. L'essence de la conscience est donc bien d'être conscience réflexive.