Conscience et perception
III) B) Conscience et perception
Nous avons montré dans la séquence précédente que, lorsque la conscience portait sur une donnée de la perception, elle pouvait être considérée comme une perception "au carré" : je perçois que je perçois quelque chose, je m'en aperçois. La question qui se pose alors est de savoir si toute perception est ainsi "redoublée" : puis-je percevoir quelque chose sans m'en apercevoir ? Puis-je percevoir quelque chose sans prendre conscience que je le perçois ?
Et, plus encore, si je n'ai pas toujours conscience de ce que je perçois, ce que je perçois sans m'en apercevoir peut-il exercer une influence sur moi ? Puis-je être influencé par des perceptions dont je n'ai pas conscience ?
1) Y a-t-il des perceptions sans conscience ?
Nous pouvons partir de la réponse apportée par la tradition philosophique. Kant (philosophe allemand du XVIII° siècle) opère une distinction entre :
_ sensation (l'ensemble des contenus saisis par les sens, et
_ perception (l'ensemble des sensations accompagnées de conscience).
Leibniz, un philosophe allemand du XVII° siècle, distingue pour sa part :
_ perception (la saisie de contenus sensoriels, ce qui correspond donc à la "sensation" de Kant), et
_ "aperception", qui désigne la perception accompagnée de conscience. Pour Leibniz, on peut percevoir quelque chose sans s'en apercevoir (en avoir conscience), ce qui rejoint l'usage courant du terme en français.
Pour les deux philosophes, il y a donc bien des choses que nous percevons par nos sens, sans en avoir conscience. Le fait qu'ils n'utilisent pas les mêmes mots pour les désigner doit nous rappeler que, dans un texte de philosophie, il est toujours nécessaire d'éclairer le sens des concepts par leur contexte. Comme le français actuel correspond surtout à la terminologie de Leibniz (on perçoit quelqu'un quand il se trouve dans notre champ de vision, mais on ne l'aperçoit que quand on prend conscience qu'on le voit), nous poursuivrons notre cheminement en utilisant son lexique.
Pour Leibniz, une perception qui n'est pas "aperçue" est une "petite perception". Une petite perception est donc une perception dont on ne prend pas conscience. Quel sens faut-il ici donner au qualificatif de "petite" ? On peut distinguer deux types de petitesse :
a) la première est quantitative : la perception n'est pas assez forte, intense, durable pour passer le seuil de conscience : elle reste donc "en-dessous du seuil" de conscience, c'est-à-dire, étymologiquement, subliminale (sub-limen). L'exemple le plus parlant (qui n'est pas de Leibniz) est ici celui des images subliminales, qui ne sont pas saisies durant un espace de temps assez long (elles sont inférieures ou égales à 1/25e de seconde) pour être "conscientisées". Une image subliminale est bien perçue (elle s'imprime bien sur la rétine), mais elle n'est pas aperçue (on ne s'aperçoit pas qu'on la perçoit) du fait de sa brièveté. Pour des illustrations, je vous renvoie à un film qui s'y réfère explicitement : Fight Club.
(Le second personnage n'apparaît que dans une image subliminale, dans Fight Club)
b) la seconde est qualitative : la perception ne présente pas suffisamment d'intérêt, par rapport à la situation vécue, pour être conscientisée. Ce type de perception ne correspond pas au sens juridique du qualificarif "subliminal" (car il existe, nous allons voir pourquoi) de "subliminal", mais il correspond néanmoins au sens étymologique : la perception est inférieure au seuil de conscience. Ainsi, vous percevez à longueur de temps des signaux sonores dont vous ne prenez pas conscience du fait de leur caractère sans intérêt : un bruit de trousse, un toussotement... Tous ces signaux sont perçus, mais ils ne sont pas conscientisés, ils ne mobilisent pas l'attention. Un élève attentif est un élève qui focalise son attention sur le discours de l'enseignant (il ne prend donc pas conscience des tentatives répétées de son camarade de gauche pour entamer un dialogue).
Il va de soi que ce qui vaut pour la perception vaut également pour les connaissances stockées dans la mémoire : vous ne prenez pas conscience à chaque instant de toutes les connaissances que vous possédez... et heureusement ! Le travail de réflexion, face à un problème de mathématiques, va précisément être d'appeler à la conscience les données (théorèmes, définitions, etc.) qui, parmi l'ensemble des données mémorisées, sont pertinentes pour résoudre le problème. L'attention est toujours sélective, et on peut la définir comme la focalisation de la conscience sur une ou plusieurs données perçues ou mémorisées.
Cette sélectivité de la conscience ne doit pas être conçue comme un "défaut" de l'esprit ; c'est au contraire parce que l'esprit est intelligent qu'il ne mobilise, dans ce que l'on pourrait considérer comme sa "mémoire vive", que les éléments dont il a besoin à un moment donné. C'est ce que soulignera notamment Henri BERGSON, un philosophe français du XIX°-XX° siècle : notre perception consciente du monde est toujours extrêmement restreinte, réduite, non parce que notre esprit est faible, mais parce qu'il se focalise perpétuellement sur les données utiles pour accomplir les tâches qu'il est en train de réaliser. C'est justement parce que l'esprit doit répondre rapidement, efficacement aux situations qu'il rencontre qu'il ne se perd pas dans la foule des données inutiles (qu'il perçoit), mais qu'il se focalise sur les données pertinentes pour les objectifs que nous poursuivons.
Ce caractère sélectif de la conscience est très facile a mettre en lumière. Pour vous en rendre compte, il suffit de vous livrer au petit test suivant (attention, faites-le honnêtement, sans tricher, sinon il n'a plus aucun intérêt) ; pour ceux qui ne comprendraient pas bien l'anglais, le but est simple : il s'agit de compter le nombre de passes que fait l'équipe blanche. Attention, ça va assez vite : concentrez-vous !
Bien. Même sans comprendre très bien l'anglais, vous avez dû saisir en quoi ce test illustre le caractère sélectif de la conscience... (Reste à savoir si le fait de s'être trompé dans le décompte des passes de l'équipe blanche indique un défaut d'intelligence... et la réponse n'est pas si évidente : nous y reviendrons plus tard).
2) Les perceptions sans conscience sont-elles impuissantes ?
Nous pouvons maintenant aborder la question cruciale : les perceptions sans conscience sont-elles inefficaces ? N'ont-elles aucun pouvoir sur l'esprit humain ?
La réponse, qui pose le problème fondamental de l'articulation de la conscience et de la liberté, est simple : si, les perceptions dont nous prenons pas conscience exercent tout de même une influence sur notre esprit. Une perception qui n'est pas conscientisée n'équivaut en rien à une absence de perception, dans la mesure où ce qui a été perçu s'intègre, comme toute donnée perçue, à l'ensemble des données mémorisées, stockées dans l'espace de la pensée ; or c'est à partir de ce "fonds" intellectuel que l'esprit humain s'oriente pour déterminer le comportement. Les données perçus sans que nous en ayons conscience seront, elles aussi, mobilisées pour déterminer nos choix futurs.
Reprenons le cas des images subliminales. Le fait d'insérer des images subliminales au sein d'une séquences cinématographique peut, en France, être considéré comme un délit. Pourquoi ? Est-ce parce que nul ne peut être contraint de percevoir une image sans que sa conscience en porte témoignage ? Non. La raison de l'interdiction provient du fait que l'image ainsi perçue peut, comme toute image perçue, jouer un rôle ultérieur dans les choix opérés par l'individu; or dans la mesure où cette influence échappe au contrôle de la conscience, on peut dire que l'individu se trouve ainsi déterminé / influencé à son insu par des contenus qui se sont trouvés "insérés" dans son espace psychique sans qu'il en ait pris connaissance. Pour reprendre une formule que nous avons déjà croisée dans la partie du cours consacrée au rapport entre liberté et déterminisme : l'homme se trouve ici déterminé par une force qui échappe à son contrôle, pusique nous ne contrôlons pas ce dont nous n'avons même pas conscience.
En court-circuitant la conscience, le processus d'apprentissage s'apparente à un simple conditionnement ; plus encore, dans la mesure où ce conditionnement repose sur des mécanismes dont le résultat n'est pas validé par l'accord de la raison, ce conditionnement est analogue à un dressage. On comprend que des messages politiques subliminaux soient rigoureusement interdits : on n'a pas le droit de façonner le jugement politique des individus en introduisant des énoncés dans leur esprit sans qu'ils en aient conscience.
En effet, quoi de plus contradictoire avec l'idée de jugement politique, qui n'a de sens qu'à la condition d'être fondé sur un jugement autonome et informé, que l'idée d'une influence exercée par des paramètres extérieurs dont l'individu n'a pas même connaissance ? C'est la raison pour laquelle l'idée d'un emploi d'images subliminales à des fins politiques a plusieurs fois l'objet de procès plus ou moins retentissants ; vous en trouverez des exemples sur le site (d'ophtalmologie) suivant : http://ophtasurf.free.fr/images_subliminales.htm.
De façon plus générale, la violation (déterministe) de l'intégrité induite par l'emploi d'images subliminales est ce qui justifie l'interdiction énoncée par l'article 10 d'un décret de mars 1992 : "la publicité ne doit pas utiliser de techniques subliminales".
Les images subliminales illustrent donc le fait qu'une perception sans conscience n'équivaut en rien à une absence de perception : la perception non conscientisée peut jouer un rôle efficace dans la détermination du comportement humain, selon un schéma rendu déterministe par l'absence de contrôle conscient / rationnel.
Qu'en est-il alors des perceptions non conscientisées du fait, non d'un manque d'intensité ou de durée, mais du fait de leur manque d'intérêt ?
Au sens juridique, il ne s'agit plus d'images "subliminales" ; mais elles restent néanmoins au-dessous du seuil de saisie par la conscience, dans la mesure où leur manque d'intérêt les rend inaptes à mobiliser l'attention. Il est clair que les analyses que nous venons d'effectuer valent aussi pour les perceptions de ce type. Mais qu'entendons-nous par manque "d'intérêt" ? Nous avons vu que l'esprit humain ne prend pas conscience, à chaque instant, de la totalité des données qui lui parviennent par ses sens : l'attention, nous l'avons dit, est sélective. L'esprit humain sélectionne, dans l'amas de ses perceptions, les données qui représentent un intérêt pour les buts qu'il poursuit.
Que se passe-t-il si une donnée perçue n'est pas considérée comme "intéressante" d'un point de vue stratégique ? Elle ne sera pas conscientisée... ce qui ne l'empêchera pas d'être perçue et mémorisée, attendant de jouer son rôle dans la détermination ultérieure de votre comportement ! C'est le principe clé de la publicité : une bonne image (visuelle, sonore, etc.) publicitaire doit être suffisamment vive pour être perçue, et suffisamment inintéressante pour ne pas être conscientisée (sans quoi le travail d'analyse rationnelle pourrait s'effectuer... et l'analyse rationnelle d'un message publicitaire en détruit l'efficacité.) Une stratégie très efficace serait donc d'insérer, dans l'environnement d'un individu, une donnée qui exigerait de sa part un acte de l'esprit (ce qui renforcerait l'intégration de l'information dans l'espace psychique), mais un acte qui échapperait à l'élaboration consciente du fait de son caractère mécanique (non réfléchi) et du caractère inintéressant de l'information ; l'esprit se trouverait donc conduit à penser, plusieurs fois par jour, une pensée dont il ne sait même pas qu'il la pense !
C'est très exactement le dispositif utilisé par les stratégies publicitaires, dont vous pouvez voir une illustration ci-dessous :
Un habitant du quartier lira (car l'esprit humain ne peut pas ne pas lire un message écrit qu'il perçoit... il le lit "mécaniquement"), chaque matin et chaque soir, le message inscrit sur la devanture ; c'est-à-dire qu'il se formulera intérieurement, sans même s'en rendre compte, que "son épicier est un type formidable". La perception non conscientisée est ici un support (formidable) du conditionnement du consommateur.
Il y a donc bel et bien des perceptions sans conscience, et elles ne sont pas inefficaces ; plus encore, on doit admettre que la majorité de nos perceptions ne sont pas conscientisées : nous percevons à chaque instant des myriades d'informations qui échappent à notre attention, mais qui n'en sont pas moins stockées dans notre espace psychique, et comme telles susceptibles d'influencer notre comportement ultérieur. Si l'on ajoute à cela l'idée selon laquelle l'écrasante majorité de nos actes ne sont pas fondés sur une démarche rationnelle et réfléchie, mais sont effectués de manière "spontanée", on peut admettre que l'individu humain passe son temps à recevoir des informations dont il n'a pas conscience et qui le détermineront dans ses actes non réfléchis...
Nous rejoignons ainsi les analyses effectuées par Huxley dans son opuscule "Retour au meilleur des Mondes" (dont je vous recommande la lecture), dans lequel il analyse la manière dont le monde contemporain soumet l'individu-consommateur-électeur à un flux ininterrompu d'informations qui, perçues de façon "infra-consciente", alors que l'attention est mobilisée par d'autres tâches (celui qui écoute la radio en préparant la cuisine, celui qui passe devant les panneaux publicitaires en conduisant, etc.), le manipulent à son insu, comme un automate persuadé de sa propre autonomie...
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