Ricoeur question de réflexion

Attention : changement d'intitulé de la question de réflexion. La nouvelle formulation est :

Le débat public suffit-il à la démocratie ?

Nous avons vu avec le texte de Paul Ricoeur (que vous pouvez retrouver ici) que le débat public pouvait bien être considéré comme le fondement de la démocratie : c'est seulement lorsque chacun a pu faire part de ses idées, les défendre au sein d'un espace d'échange et de débat, que chaque individu peut jouer son rôle de citoyen, et que le vote à la majorité peut être considéré comme l'expression de la souveraineté du peuple.

Le débat public est incontestablement une condition nécessaire de la démocratie.

DREUX - Un débat citoyen organisé ce samedi | Radio Intensité

La question de réflexion nous demande à présent si le débat public est une condition sufisante de la démocratie ; l'existence d'un débat public, précédant un vote à la majorité, garantit-il le caractère réellement démocratique de la décision ?

Nous allons soulever deux objections.

[Thèse] La première consiste à affirmer que l'existence d'un débat public, précédent un vote à la majorité, ne suffit pas à garantir que la décision sera bien conforme à la justice, au Bien commun, à l'intérêt général, à l'intérêt véritable du peuple.

[Argumentation] Nous allons développer notre argument en deux temps :

     a. Dans un débat public, le discours "gagnant" est le plus persuasif

Un argumentaire politique, au sein d'un espace de débat public, est très différent d'une démonstration mathématique. Une démonstration mathématique est "réussie" si elle parvient à prouver, par une démarche logique, l'énonce qui devient alors un théorème. Ce que cherche à faire une démonstration mathématique, ce n'est pas à convaincre un public, mais bien à établir, de façon théorique, la vérité d'un énoncé. Le bon mathématicien, ce n'est pas celui qui réussi à faire avaler n'importe quelle contradiction à son public, c'est celui qui parvient à ne jamais commettre d'erreur de raisonnement.

Un argumentaire politique en revanche, lorsqu'il a lieu dans un espace de débat public, cherche avant tout à emporter l'adhésion du public, à convaincre les futurs électeurs qu'ils doivent voter conformément à ce qu'il dit. Celui qui a "gagné" dans un débat, ce n'est pas celui qui aura donné une démonstration logiquement irréaprochable, c'est celui qui aura réussi à faire penser à ses auditeurs qu'il avait raison. Le meilleur discours, c'est le discours qui aura réussi à persuader le plus grand nombre.

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[Exemple] Lors d'un débat politique entre deux candidats à l'élection présidentielle, celui que l'on considère comme le "gagnant" n'est pas celui qui a tenu le discours le plus logique, c'est celui qui a fait monter sa courbe dans les sondages. Lors d'un débat judiciaire, l'avocat qui "gagne" est celui qui réussit à emporter les voix du jury. Lors d'un débat parlementaire, l'orateur qui "gagne" est celui qui a réussi à faire pencher la majorité de son côté, etc.

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     b. Le discours le plus persuasif n'est pas nécessairement celui qui est conforme à l'intérêt véritable du peuple

Le discours le plus persuasif, c'est celui qui emporte l'adhésion, celui qui parvient à faire croire à son public que ce qu'il dit est vrai. Or cela n'implique absolument pas qu'il soit le plus vrai. Puisque le but est de faire croire que l'on a raison, le discours le plus "croyable", même s'il est faux, est nettement préférable au discours vrai, mais difficile à croire. En d'autres termes, ce qui fait la valeur persuasive d'un discours, ce n'est pas le fait qu'il soit  vrai, c'est le fait qu'il ait l'air vrai : ce n'est pas sa vérité, mais sa vraisemblance.

    --> Exemple : [Nous empruntons cet exemple à Platon, qui l'expose dans son dialogue Phèdre]. Supposons que, devant un tribunal, deux individus plaident leur cause. Un homme chétif (mais courageux) a agressé un homme fort (mais craintif) et lui a soutiré son manteau. Ce qu'indique Platon, c'est que pour gagner, ni l'un ni l'autre n'ont intérêt à dire la vérité, mais à substituer au discours vrai un discours vraisemblable. L'homme chétif dira : "regardez-moi, je suis deux fois moins fort que lui [ce qui est vrai] ; j'aurais bien trop peur de m'en prendre à lui ! [ce qui est faux]". Et l'homme fort de son côté aura lui aussi intérêt à travestir la vérité ; s'il prétend qu'il a été détroussé par un homme beaucoup moins fort que lui, il aura du mal à persuader son auditoire ; il devra donc privilégier un discours du genre : "il m'a agressé et volé mon manteau [ce qui est vrai], parce qu'il était accompagné de plusieurs autres qui m'ont empêché de me défendre [ce qui est faux].

Profession : chroniqueur judiciaire | La Plume d'Aliocha

On ne demande pas à un avocat de dire la vérité : on lui demande d'essayer de persuader le jury qu'il a raison

Par ailleurs, le discours le plus persuasif, ce n'est pas forcément le plus "convaincant". Convaincre, c'est tenter de montrer à quelqu'un qu'on a raison en lui exposant des arguments rationnels. Persuader, c'est tenter de lui faire croire quelque chose par tous les moyens disponibles. Or il existe beaucoup d'autres moyens, même dans le langage, que les arguments rationnels, et les arguments rationnels sont loin d'être toujours les plus puissants pour emporter l'adhésion de l'auditoire. Le recours aux sentiments, aux émotions, aux passions, les effets stylistiques, la mise en scène, la mobilisation des préjugés de l'auditoire, le recours à des "fake news", la diffamation... autant de stratégies de persuasion qui s'écartent de la vérité, mais qui peuvent avoir un effet puissant sur l'auditoire.

4.229 fake news : Donald Trump explose le compteur du "Washington Post"

Exemple...

Nous pouvons déduire de ce qui précède que le discours qui "gagne" au sein d'un débat public, étant le plus "persuasif", n'est pas nécessairement le plus vrai ou le plus rationnel. Il faut donc admettre qu'un débat public peut fort bien aboutir à une décision qui ne correspond pas à l'intérêt véritable du peuple, mais bien à ce qu'aura réussi à lui faire croire l'orateur le plus habile. Peut-on alors encore parler de "démocratie" ? La démocratie est le régime politique dans lequel le peuple est souverain, et dans lequel les décisions prises doivent l'être au nom du bien public. Or nous venons de voir que le débat public pouvait fort bien conduire à une manipulation des électeurs par l'orateur, et à des décisions qui n'ont que l'apparence de l'intérêt général.

 

[Thèse] Le débat public ne permet pas de garantir la souveraineté du peuple quand le peuple n'est pas instruit

[Argumentation] Nous l'avons vu, le danger qui pèse sur la souveraineté du peuple vient du fait que celui-ci risque de se laisser séduire par les stratégies oratoires du démagogue. Comment éviter ce danger ? Pour le philosophe français des Lumières Nicolas de Condorcet, la condition nécessaire pour que le peuple sache discerner son intérêt, et se laisse convaincre par des arguments bien construits plutôt que par des procédés oratoires, est l'éducation.

Pour Condorcet, les libertés d'expression et de presse sont bien sûr nécessaires pour permettre à chacun de former son jugement ; mais elles ne suffisent pas. Il ne suffit pas que les informations et les argumentaires soient disponibles : il faut encore permettre à chaque individu d'y accéder, de les comprendre et de les analyser, ce que seule peut garantir une éducation de tous les citoyens, dispensée par une instruction publique. La liberté d'expression est la condition de la liberté de pensée, il faut que chacun puisse s'exprimer pour que chacun puisse penser par lui-même. Mais, pour Condorcet, il est tout aussi important de souligner la réciproque : le débat public n'a de sens que si chacun est capable de lire les programmes, d'évaluer la qualité des argumentaires; de repérer les sophismes, de saisir la pertinence des exemples qu'on lui propose. Il faut déjà avoir appris à penser pour tirer profit d'un débat, sous peine de devenir un spectateur passif qui votera en fin de parcours pour le discours le plus plaisant, le plus "spectaculaire".

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[Exemple] A titre d'illustration du propos de Condorcet, on peut souligner que le vote "populaire" ne semble pas toujours être en accord avec les intérêt... du peuple lui-même. Ainsi, un peuple non instruit pourrait fort bien voter pour un candidat... qui s'empressera de lui retirer le droit de vote. Le cas s'est produit au moins une fois dans l'Histoire de France : sous la Seconde République. La Seconde République reposait sur une Constitution très démocratique ; c'est elle qui, pour la première fois, pose le principe de l'élection du Président de la République au suffrage universel (masculin). Mais justement, pour qui le peuple a-t-il voté ? Pour le candidat qui s'empressera de mettre fin à la République (et à la démocratie) au profit du rétablissement de l'Empire. Etrange ? Pas vraiment, quand on sait que le nom du Président en question (qui est donc le premier Président de la République française) est... Louis-Napolélon Bonaparte ! Comment expliquer un vote au suffrage universel aboutissant à l'élection d'un candidat dont il était prévisible qu'il supprimerait la démocratie ? Il faut souligner que, parmi les électeurs de Louis-Napoléon, on compte d'abord les masses paysannes rurales, qui ont voté massivement pour le futur Napoléon III. Beaucoup d'électeurs ne savaient pas lire un programme. Très peu pouvaient en produire une analyse lucide et informée. Presque aucun n'avait entendu parler de Lamartine... autre candidat à la présidentielle, (qui ne totalisera que... 0.28% des voix).

Synthèse : Le débat public et le vote à la majorité ne suffisent pas à garantir la "souveraineté" du peuple. Pour que le peuple soit véritablement son propre maître, et ne devienne pas le jouet d'un démagogue ;  pour qu'il vote conformément à son véritable intérêt, et non en fonction de croyances illusoires ou de préjugés malencontreux ; pour qu'il soit une assemblée de citoyens, et non un public assistant passivement à des "shows" politiques divertissants ; pour que le peuple soit peuple, donc, il faut qu'il soit éduqué, instruit : qu'il ait appris à penser, et qu'il ait été familiarisé avec l'art de la rhétorique, pour être à même de défendre son point de vue de façon persuasive, déjouer les stratégies manipulatrices.

Le plus important, en tout cas, serait de faire en sorte que cet art ne soit pas réservé à une minorité (et notamment une élite)... qui deviendrait alors la véritable détentrice du pouvoir.

Illusion démocratique | Resistance71 Blog