2. Le corps prison ?
Dans ce texte, Foucault précise les 4 raisons pour lesquelles l'expérience du corps peut être vue comme une double condamnation : condamnation à être un corps, condamnation à être ce corps-là.
I) Mon corps, c'est mon éternel ici : je suis condamné à être là où est mon corps.
L'évocation de Proust, sur laquelle s'ouvre le texte, fait sans doute référence aux premières lignes de la Recherche du temps perdu (c'est-à-dire à l'ouverture de Du côté de chez Swann), dans lesquelles Proust raconte ses nuits d'enfance, ponctuées de réveils au cours desquels le retour à l'état de veille s'accompagne d'un retour au corps ; se réveiller, c'est revenir habiter son corps, c'est mettre fin à l'évasion de l'esprit hors du corps, vers l'irréel, pour le ramener ici et maintenant, dans la maison du corps : sa maison. "Revenir à soi", c'est toujours revenir chez soi, dans cette maison qu'est le corps.
Foucault précise bien sûr que, si chaque individu est "cloué" au corps, rivé au corps, cela ne signifie pas qu'il soit rendu immobile. Je peux bouger, changer d'emplacement dans l'espace, parce que je peux bouger... mon corps. Se déplacer, changer de lieu, c'est donc toujours mouvoir le corps. Si je bouge, c'est que mon corps bouge. Par conséquent, il n'y a une chose par excellence que je peux bouger, mais dont je ne peux pas bouger : c'est le corps lui-même. Je ne peux changer d'endroit que si mon corps change d'endroit : aller ailleurs, que s'il y va aussi. Bref, il y a un lieu par rapport auquel je ne peux jamais être "ailleurs" : c'est mon corps. Où que je sois, mon corps l'est aussi. Je ne peux pas être là où il n'est pas, et je suis toujours là où il est.
Il faut donc faire attention à cette formule de Foucault, qui pourrait nous induire en erreur : "Non pas que je sois par lui cloué sur place — puisque après tout je peux non seulement bouger et remuer, mais je peux le "bouger", le remuer, le changer de place". En réalité, je ne peux bouger, moi, que parce que je "le" bouge ; je ne peux bouger qu'en le bougeant. Pour utiliser une formule populaire, je peux certes "bouger de là", mais je ne peux pas "bouger de mon corps". Mon corps, c'est le "là" par excellence que je ne peux pas quitter ; c'est mon éternel "ici".
II) Je ne peux pas "être" sans mon corps : je "fais corps" avec lui.
Mais il y a un sens plus profond à cette idée selon laquelle je ne peux pas "être" là où mon corps n'est pas. C'est que "être", c'est toujours être... dans un corps. Que signifie en effet "être" pour un être humain ? Que signifie "exister" ? On peut ici interroger le langage courant : commencer à vivre, à exister, c'est "venir au monde". Être, c'est d'abord "être au monde", selon une formule très appréciée par Heidegger (et que reprendra Sartre en disant que être, pour un homme, c'est d'abord "être dans le monde"). Être au monde, c'est à la fois être dans un monde et être en rapport avec ce monde : or ce qui me permet d'être "au" monde, c'est d'abord mon corps. En effet,
1) C'est mon corps qui me situe dans le monde ; imaginons une âme sans corps : comment dire (sans lui donner une sorte de corps, même fantômatique) qu'elle se trouve "ici" ou "là" ? Ce qui situe le sujet dans le monde, ce qui le fixe en un lieu, ce qui fait qu'il "est-là", c'est qu'il a un corps. Il est très intéressant ici de mobiliser le terme allemand pour exister : "Dasein". Exister, c'est "être-là" [pour les non-germanistes, "Sein", c'est le verbe être, et "da" signifie "là"). Or ce qui fait que je suis "là", qu'il y a bien un "là" qui est le mien, c'est mon corps.
2) Être en rapport avec le monde, c'est être en interaction avec lui. Le monde agit sur moi, et j'agis sur lui. Or qu'est-ce qui fait que le monde peut agir sur moi ? C'est bien évidemment mon corps. C'est par le corps que tout ce qui provient du monde peut venir à moi, venir en moi. Toutes mes sensations, toutes mes perceptions du monde viennent de mon corps. Une âme sans corps serait donc une âme sans aucune sensation, sans aucune perception : bref ce serait une âme totalement vide. Imaginons un enfant qui vioendrait au monde sans aucun de ses 5 sens, et dont le corps ne ressentirait ni plaisir, ni douleur. Qu'est-ce qui pourait bien se produire en lui ? Ce n'est donc que par mon corps que le monde est en rapport avec moi. mais l'inverse est également vrai : car toutes les actions par lesquelles j'agis sur le monde... exige la médiation du corps. Chaque geste, chaque parole, chaque acte par lesquels j'agis sur le monde exigent la médiation du corps. Ce n'est donc que par mon corps que je suis en rapport avec le monde.
Bref sans mon corps, je ne suis nulle part dans le monde, le monde ne vient pas à moi, je n'agis par sur lui. Bref : je ne suis pas "au monde"... je n'existe pas. Je ne peux donc pas exister sans mon corps : je fais corps avec lui.
Ces deux premiers points nous conduisent à la première formule-clé : "mon corps, topie impiroyable". ce qui signifie que mon corps est le contraire de ce qui est "ailleuirs", le contraire de ce qui n'est nulle part : il est mon "là" par excellence. Je ne peux pas être là où il n'est pas ; je ne peux "être-là", dasein, exister sans lui.
III) Mon corps s'impose à moi : je suis mon corps, mais je ne l'ai pas choisi.
Mais il y a un second couple de raisons pour lesquelles je suis condamné au corps. Non seulement je suis condamné à en avoir un, et à être là où il est ; mais je suis également condamné à avoir celui-là. La première raison, c'est celle qui découle du fait que :
a) je suis mon corps, mon corps fait partie de ce qui me définit. Je "n'ai" pas seulement un corps, mon corps fait partie de mon identité, de ce que je suis.
b) je n'ai pas choisi mon corps ; je peux éventuellement tenter de le modifier un peu, mais je ne peux pas le changer, je ne peux pas "en" changer.
Il y a donc quelque chose de très déterministe dans l'expérience du corps : je suis mon corps, je n'ai paschoisi mon corps. Bref : mon corps manifeste que je ne me suis pas choisi. Je "subis" mon corps, il s'impose à moi tel qu'il est... c'est-à-dire tel que je suis, puisqu'il fait partie de moi. Je ne peux pas "faire abstraction" de mon corps, comme je peux faire abstraction de la cabane au fond du jardin, à force de la voir. Car je ne peux pas faire abstraction de ce que je suis : cela reviendrait à faire abstraction... de mon identité.
"Mais tous les matins, même présence, même blessure; sous mes yeux se dessine l'inévitable image qu'impose le miroir"... Et je ne peux pas faire abstraction de ce que me dit le miroir. Comme la sorcière de Blanche Neige, je ne peux jamais rester sourd à la parole du miroir qui me dit... que la beauté est toujours ailleurs.
Bref : je suis condamné à être ce corps que je n'ai pas choisi.
IV) C'est sur ce corps que va se poser le regard de l'autre, qui me définit
Nous parvenons alors à la deuxième raison pour laquelle je suis condamné à être ce corps. "c'est dans cette vilaine coquille de ma tête, dans cette cage que je n'aime pas, qu'il va falloir me montrer et me promener ; à travers cette grille qu'il faudra parler, regarder, être regardé".
Nous avons vu dans le cours sur la notion de sujet qu'autrui intervient activement dans la fixation de mon identité, de ce que je suis. Mon identité est toujours tributaire du regard de l'autre, car "être", c'est toujours aussi "être vu comme" par autrui (je ne peux pas être beau si personne ne me trouve beau, etc.) Or mon corps, c'est toujours le support privilégié du regard d'autrui. C'est toujours d'abord sur mon corps que se pose le regard de l'autre, et c'est toujours lui (jamais mon âme...) qu'il aura "sous les yeux". Qu'il me regarde, qu'il m'écoute ou qu'il me serre dans ses bras, c'est bien par mon corps qu'autrui peut se rapporter à moi, m'apprécier, me détester, me haïr ou m'aimer : me dire qui je suis.
Foucault a donc énuméré ici les 4 raisons pour lesquelles je suis condamné à être un corps, et à être ce corps-là :
1) je suis condamné à être là où il est
2) je ne peux exister (dasein) sans lui
3) je suis mon corps mais je ne l'ai pas choisi
4) c'est sur mon corps que se porte d'abord le regard de l'autre qui, me définit.
Rien d'étonnant, donc, à ce que j'essaye de lui échapper en inventant des espaces imaginaires au sein desquels j'aurais un autre corps, dans lesquels j'aurais un corps affranchi de toutes les limites de ce corps-là, dans lequels je serais d'abord autre chose chose que ce corps. Ne serait-ce pas là le secret, la raison d'être... des utopies ?
C'est l'hypothèse que pose Foucault dans le texte 2... et que toute la suite visera à remettre en cause.
Ajouter un commentaire