3. L'utopie contre le corps ?
Le second texte empiète sur le premier. Je ne reviens donc pas ici sur les éléments d'explication que j'ai déjà donnés dans la page précédente.
Foucault a donc donné les 4 raisons pour lesquelles je suis condamné à être un corps, et à être ce corps-là. Il pose alors son hypothèse de travail : l'invention des utopies répondrait à un désir de libération. Les utopies seraient ces espaces de "revanche" (imaginaire) au sein desquels je serais affranchi de ma nature corporelle.
"Je pense, après tout, que c'est contre lui et comme pour l'effacer qu'on a fait naître toutes ces utopies"
Attention : Foucault ne dit pas que, dans les espaces utopiques, je n'ai pas de corps du tout ; ce serait d'ailleurs un peu contradictoire avec ce que nous venons de montrer. En revanche, il va chercher à montrer en quoi le corps que l'on rencontre dans es espaces utopiques est un corps qui est débarrassé de toutes les limites, de toutes les imperfections qui caractérisent le corps "réel". Il faut donc montrer que le corps des espaces utopiques est un "anti-corps", un corps qui permet de voiler, de cacher, d'effacer, d'occulter tout ce qui fait de mon corps une prison.
Ce qui ferait, donc, la valeur et le prestige des utopies, c'est qu'elle me permettrait de me libérer des contraintes du corps, en me dotant d'un corps affranchi de toute contrainte.
Il faut ici revenir sur le terme "d'utopie". Foucault indique clairement que l'utopie, c'est "un lieu hors de tous les lieux". Bref, c'est un lieu qui ne se trouve nulle part ; un espace qui est par nature "ailleurs". Foucault se réfère ici à la première source étymologique de "utopie", quib vient de "ou-topos", qui, en grec, signifie "sans-lieu". Le "ou" est la particule privative, et "topos" signifie lieu. L'utopie, c'est donc par définition ce qui est sans lieu, ce qui n'est nulle part.
Mais "utopie" a une autre origine étymologique, que Foucault rappelle en parlant de "la beauté, de l'émerveillement" de l'utopie. L'utopie, c'est aussi le "eu-topos", le bon lieu, le lieu parfait. "Eu" est la particule laudative en grec, que l'on retrouve dans "eugénisme" (bonne naissance), euthanasie (bonne mort), etc. L'utopie est alors le lieu idéal, le monde parfait.
Bref, une utopie, c'est un "lieu imaginaire parfait".
Ces deux idées se retrouvent dans la première occurence du terme, au XVI° siècle, chez Thomas More qui, en 1516, rédige un récit qui décrit une Cité imaginaire et idéale, qu'il intitule "Utopia". On peut d'ailleurs que remarquer que Thomas More lui-même a (une fois au moins, dans l'en-tête d'une édition de 1518) donné à cette cité le nom d'Eutopia. Une utopie, c'est donc toujours à la fois une u-topie (un espace qui ne se trouve nulle part) et une eu-topie (un espace parfait). En ce sens, on peut parler d'utopie en ce qui concerne l'El Dorado...
Ce que Foucault va chercher à montrer, c'est que ce qui fait de l'utopie un espace parfait, c'est moins le fait qu'il ne se trouve nulle part (qu'il soit un lieu sans lieu) que le fait que j'y aie un corps "sans corps", un corps décorporéifié : un corps débarrassé des caractéristiques contraignantes du corps réel. Bref : la raison d'être de l'invention des utopies, c'est que ce sont des espaces au sein desquels mon corps est un corps "utopique", un corps parfait.
Quelles sont donc les "limites" corporelles dont s'affranchit le corps utopique ?
On peut en repérer 4 dans le texte.
1) le corps que je possède dans les espaces utopiques est un corps affranchi de l'inertie.
L'inertie est, aux yeux d'un physicien, la première caractéristique d'un corps : un corps est un objet qui se trouve à un endroit et auquel il faut un certain temps pour se rendre dans un autre endroit. Un corps, c'est une chose située dans l'espace, et à laquelle il faut du temps pour se mouvoir dans l'espace. Aux yeux d'un physicien, un corps doit se trouver quelque part, il ne peut pas se trouver dans deux endroits à la fois, et il oppose une résistance quand on cherche à le faire passer d'un endroit à un autre.
Or, dans le pays des fées et des lutins (il faut ptrendre ici cette formule pour désigner les espaces utopiques en général), mon corps est libéré de cette contrainte; dans les utopies, la contrainte temps-espace est dissoute, puisque je peux me rendre d'un endroit à un autre à une vitesse infinie ; je peux aller sur la lune et en revenir "le temps d'un éclair", je peux chausser des bottes de 7 lieues, qui sont à la vitesse ce que le corps du géant est à la taille : il n'y a pas plus de sens à demander combien mesure un géant, que d'interroger la vitesse de pointe que permettent d'atteindre des bottes de 7 lieues. Dans les deux cas, il s'agit d'une mesure "démesurée", d'une vitesse qui abolit toute durée.
Dans le monde utopique, je ne suis plus "loin" de rien : je peux être "partout à la fois" ; en termes plus philosophiques : je suis bien "là", mais ce "là" s'étend à la totalité du monde.
2) le corps que je possède est devenu invulnérable
Le corps des utopies ne s'oppose pas seulement à celui des physiciens : il s'oppose aussi à celui des médecins. Aux yeux des médecins, un corps, c'est un organisme fragile, un système dont l'équilibre est perpétuellement instable. Le propre du corps médical (les médecins), c'est d'avoir une représentation médicalisée du corps : un corps qui grandit, puis vieillit, qui tombe malade, qui est fatigué, en convalescence, en crise, etc. ce qui est bien naturel : lorsque le médecin est convoqué auprès du corps, c'est qu'il s'agit d'un corps qui dysfonctionne.
Rien de tout cela dans les espaces utopiques, où les corps guérissent à l'aide d'un baume merveilleux et (encore une fois) le temps d'un éclair. Le monde utopique, c'est celui où l'on trouve des remèdes miraculeux qui affranchissent le corps humain de toutes ses faiblesses organiques : fontaine de jouvence dans la mythologie grecque, Ayahuasca des croyances chamaniques, potion de "Mana" dans certains jeux vidéo, potion magique dans Astérix... autant de variantes utopiques du remède absolu, de la "panacée" que Paracelse, grand médecin-alchimiste du XVI° siècle, considérait comme la pierre philosophale.
Bref : l'espace utopique est l'espace dans lequel le corps est affranchi de toute blessure et de toute maladie ; non parce qu'il ne peut plus être blesesé ou tomber malade, mais parce qu'il peut en guérir absolument et sans efforts. Or on peut rappeler que, conformément à la définition donnée par un philosophe des sciences du XX° siècle, Georges Canguilhem, la santé, c'est d'abord le fait de pouvoir se payer le luxe de tomber malade et de s'en relever.
3) le corps que je possède est devenu immortel
Cette invulnérabilité du corps peut être radicalisée jusqu'à une évacuation de la mortalité comme telle. Dans les espaces utopiques, on peut parfois, comme Hephaïstos, être jeté du haut de l'Olympe et rester en vie. On peut, comme dans les jeux vidéo, se trouver transpercé de part en part une douzaine de fois sans succomber ; et éventuellement, on peut revivre si un mage fait les gestes appropriés, si l'on peut boire à la coupe du Graal ... ou si l'on décide de rejouer la partie.
Le corps utopique, c'est le corps qui n'est plus en danger.
4) le corps que je possède est un corps que je peux rendre invisible.
Nous l'avons dit dans le texte 1, mon corps, c'est d'abord ce qui, de moi, se voit. C'est donc aussi ce qui me rend disponible au regard d'autrui, c'est ce qui fait que "je suis vu"... Me libérer du corps, c'est donc aussi échapper à ce contrôle exercé par le contrôle de l'autre ; ce n'est plus l'invulnérabilité qui est en cause ici, mais l'impunité.
On peut illustrer cette idée avec la fable racontée par Platon au début de la République ; Gygès avait trouvé un anneau qui lui permettait de se rendre invisible. Armé de cette anneau, il devient insaisissable : il séduit la reine, assassine le roi, s'empare du pouvoir, etc. Être invisible, c'est jouir d'une imunité totale. C'est donc échapper à la loi et devenir soi-même le maître des lois. Pour les adeptes de Tolkien, on soulignera que tout anneau lié à un pouvoir absolu donne généralement, au sein des mondes imaginaires, la possibilité de se rendre invisible.
Le corps dont je jouis dans les espaces utopiques est donc un corps débarrassé des contraintes fondamentales de mon corps "réel" : c'est un corps délivré de toute inertie, qui peut se rendre instantanément dans tout lieu de l'espace : un corps qui est partout à la fois, dont le "là" est partout. C'est un corps dévenu invulnérable, voire un corps immortel. C'est un corps qui peut échapper au regard des autres, aux yeux des polices et aux murs des prisons.
Bref, c'est un corps afranchi des contraintes de la corporéité : c'est un corps incorporel.
On voit en quoi cette analyse nourrit l'hypothèse de Foucault : l'invention des espaces utopiques permet à l'homme d'échapper à cette condamnation au corps. Le corps utopique, c'est l'anti-corps réel ; le monde utopique, c'est un espace qui n'est nulle part, dans lequel j'ai un corps sans corps. C'est le lieu de ma revanche imaginaire sur mon corps : le lieu où je suis le détenteur de la beauté et de la puissance corporelles, le lieu où je suis... le prince charmant.
L'espace utopique, c'est l'espace dans lequel le corps n'est plus une prison : c'est le lieu à partir duquel se déploie mon royaume.
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