Révolution cartographique 4
Rappel des épisodes précédents :
Nous avons montré dans les séquences précédentes que la transformation qui s'opère dans la géographie, dans la manière de représenter le monde (par des globes, des mappemondes, des cartes de l'espace terrestre ou céleste), était liée à la transformation de la géographie elle-même en science à part entière : la "scientifisation" des images géographiques du monde exprimait donc une scientifisation de la géographie, elle-même solidaire d'un passage à une vision scientifique du monde.
Nous avons montré en quoi cette "scientifisation" de la géographie était liée à sa géométrisation, en lien notamment avec la redécouverte de Ptolémée. Et nous avons indiqué dans la séquence précédente que cet accès de la géographie à l'espace proprement scientifique la conduisait à occuper une place particulière dans le système des sciences, puisque la géographie apparaissait à la fois comme un "socle" pour la connaissance du monde, mais aussi comme un aboutissement. A partir d'un questionnement géographique portant sur l'espace terrestre, nous avons vu comment on pouvait poser des questions appartenant à tous les domaines du savoir, à toutes les sciences : ce qu'illustrait notamment l'Hydrographie de Fournier. Et nous avons vu comment un questionnement géographique pouvait nous ramener, en amont, à un questionnement portant sur l'origine du monde, mais aussi, en aval, au projet d'une cartographie totale de l'univers, terrestre et céleste : ce que symbolise le projet "titanesque" de Mercator.
En contemplant "L'origine du monde" (c'est le nom du tableau, très connu, de Gustave Courbet)
Ce caractère multidimensonnel de la géographie ne pouvait que la mettre en rapport avec le courant fondamental de la période qui nous occupe : l'Humanisme. Nous l'avons dit, l'un des principes-clé de l'Humanisme est d'opérer une synthèse de toutes les dimensions constitutives de ce qui fait l'humanité de l'homme, à commencer par la synthèse de toutes les sciences que l'homme peut élaborer grâce à sa raison. Le développement d'un savoir aussi "universel" que la géographie ne pouvait donc qu'être impliqué dans le développement du courant humaniste.
1. La géographie, discipline d'introduction aux humanités
Commençons par des constats simples. Le lien entre géographie et humanisme s'illustre déjà à travers le fait que le "voyage", ou du moins le récit de voyage, servait déjà dans l'Antiquité à proposer un parcours des différents "classiques" de la culture. Ainsi, Denys le Périégète ne fut pas seulement, au second siècle de notre ère, l'un des fondateurs de la discipline géographique : en écrivant son (très célèbre) poème didactique (de plus de 1000 hexamètres !) intitulé Voyage autour du monde, il ne décrivait pas seulement, en suivant la carte d'Eratosthène, les trois parties du monde connu à l'époque (Afrique, Europe et Asie), et en particulier l'espace méditerranéen. Il exposait aussi en grec, sous la forme d'un périple autour du monde l'essentiel des ouvrages des auteurs suivants :
a. Hérodote, qu'on considère habituellement comme le "père de l'Histoire" (5e siècle avant notre ère), le premier "historien" ;
b. Eratosthène , qu'on considère pour sa part comme le père de la Géographie (3e siècle avant J-C), et dont nous avons déjà évoqué le rôle pour la géométrisation de la terre
c. Strabon, géographe et historien référence incontournable de tout l'Occident pour ces deux disciplines
d. Posidonius, historien, géographe, savant et philosophe : en somme, l'un des premiers "humanistes" de l'histoire (1er-2e siècle av. JC)
De sorte qu'en suivant le "voyage" géographique de Denys, on faisait en fait le tour de la culture historique et géographique grecque et de ses momunents. Le récit de voyage géographique : support d'une formation humaniste.
Reconstitution de la carte d'Eratosthène
Même constat en ce qui concerne l'autre grande référence des Humanistes de la Renaissance en matière de géographie : Pomponius Mela, le plus ancien géographe romain connu. Son traité, "Division du monde en quatre parties" (très loin du poème en hexamètre), présente la théorie (issue de Parménide, reprise par Aristote, et devenue par la suite la théorie classique) des 5 zones climatiques, réparties sur deux hémisphères : deux terres glacées aux extrémités, une zone centrale dévorée par la chaleur et, entre les deux, deux zones habitables ; la première est celle que nous connaissons, la seconde est la zone inconnue habitée par les Antichtones (ou "Antipodes"). Mais ce traité, lui aussi, résume (en latin cette fois) les doctrines d'Hérodote, de Strabon et de Hannon ; ce dernier, aussi appelé "Hannon le navigateur", pourrait être considéré comme le père (carthaginois) de tous les explorateurs occidentaux (il est particulièrement connu pour son exploration de la côte Ouest de l'Afrique).
Donc, là aussi, en lisant la géographie de Mela, on s'initiait en vérité aux "classiques" de l'histoire et de la géographie antiques.
Et l'on comprend ainsi l'intérêt des Humanistes de la Renaissance pour ces auteurs qui, non seulement constituaient en eux-mêmes des références antiques incontournables, mais qui, de plus, permettaient de proposer des abrégés des grandes doctrines de l'Antiquité. En ce sens, l'étude de la géographie des Anciens constituait une excellente introduction à l'étude des humanités, vivement mobilisée par tous les maîtres de Rhétorique de la Renaissance.
Reconstitution de la carte de Pomponius Mela
2. La géographie, discpline humaniste
a. La géographie comme science humaine
L'articulation entre la géographie qui se constitue aux XVI°-XVII° siècle et l'humanisme se traduit notamment par la perspective adoptée, qui se place essentiellement du point de vue de l'Homme. Le savoir géographique est, bien sûr, un savoir humain : mais il est surtout un savoir pour l'homme, un savoir qui repère dans le monde ce qui se rapporte à la vie humaine, et qui permet le développement de l'humanité de l'homme.
Si l'on regarde par exemple la manière dont les géographes analysent les différents climats, on s'aperçoit que les effets du climat sur l'homme, sur sa présence sur le territoire et les activtés qu'il y mène jouent un rôle déterminant. Pour prendre un exemple, voici la manière dont Joseph Acosta (un Jésuite espagnol, missionnaire et naturaliste) décrit les différents espaces de l'Amérique du Sud, en fonction du climat qui les caractérise :
« La terre basse, située en la coste de la mer, est ordinairement fort chaude et humide, aussi n'est-elle pas si saine et est moins peuplée. Beacoup de ces lieux sont inhabitables, tant à cause des sablons qui y sont dangereux... qu'à cause des marescages qui s'y font des eaues descendants des montagnes, lesquelles ne trouvant point d'issue en ces terres basses et plates les noyent du tout et les rendent inutiles. (…)
En revanche, la partie haute est froide, sèche, "point fertile mais fort saine", ce qui la rend peuplée et habitée:
« Il y a des pasturages et en iceux beaucoup de bestial, ce qui sustante, en la plus grande part, la vie humaine, et avec le bestial ils suppléent le deffaut qu'ils ont de bleds et semences par leurs trics et eschanges. Mais ce qui rend encor d'avantage ces terres habitées, et quelques unes fort peuplées, est la richesse des mines qui se trouvent en icelles (argent et or). »
Entre les deux, se trouvent la terre "de moyenne hauteur", qu'Acosta caractérise ainsi :
« il y croist beaucoup de semences, de froment, d'orge et de mays. (…) ceste partie est la meilleure habitation des trois pour la santé et la recreation. »
P. Joseph Acosta, 1598, "Histoire naturelle et morale des Indes."
On voit ainsi que le critère qui est mobilisé pour catactériser les différents territoires en fonction de leur climat est essentiellement un critère humain : il s'agit de savoir si le climat rend le territoire habitable pour l'homme, l'impact qu'il possède sur le peuplement et l'activité humaine. La géographie, même quand il s'agit de géographie "physique", décrit bien le monde, mais le monde qui est décrit est un monde "pour l'homme", dont la connaissance doit être utile à l'humanité.
Une illustration du livre d'Acosta, "Historia Natural y Moral de las Indias"
Ce constat se retrouve, quel que soit le domaine envisagé ; lorsque Richeome (Jésuite lui aussi, que ses confrères appelaient "le Cicéron français") décrit l'espace maritime, l'homme est encore omniprésent : l'étude des vents le conduit à en souligner l'utilité pour la salubrité, la navigation, le commerce... et même la diffusion du christianisme. Et lorsque Jean Bodin (philosophe français du XVI° siècle) analyse les marées, c'est encore la valeur qu'elles possèdent pour l'homme qui se trouve mise en exergue :
« à combien d'usages nature a institué le flux et le reflux, si on prend garde à sa commodité pour naviguer à temps opportun (...), pour surgir, prendre port et en despartir, pour nettoyer les ordures et repprimer la pourriture, pour exercer la pescherie, pour l'usage des salins et la confection du sel. » (Théâtre de la Nature, II, 6)
Qu'elle soit physique ou humaine (selon une distinction qui s'esquisse à la même époque), la géographie reste donc bien une science humaine au sens où elle est une science construite par l'homme, pour l'homme, à propos d'un monde que Dieu a créé pour que l'humanité y séjourne. En ce sens, la science géographique trouve un appui dans l'affirmation religieuse, qui se trouve à nouveau confirmée lors du Concile de Trente, selon laquelle l'Homme n'est pas une créature comme les autres : il est la créature pour laquelle les autres ont été instituées ; la valeur des choses se mesure à l'utilité qu'elles ont pour l'humanité. C'est ce que souligne par exemple Robert Bellarmin (celui-là même qui ordonna à Galilée de cesser d'enseigner comme vérité le système héliocentrique de Nicolas Copernic, qui devait rester, selon lui, une simple hypothèse mathématique) :
« Les autres créatures faites pour l'homme lui sont utiles, et non à elles-mêmes ; les animaux travaillent, pour lui, non pour eux ; les champs, les vignes et les jardins remplissent son grenier, son cellier et sa cave, mais non les leurs. » (1er degré, §6)
Ainsi, les ressources naturelles dont la terre est pleine sont essentiellement des ressources "humaines" au sens où elles tirent leur raison d'être de l'utilité qu'elles ont pour l'homme :
Selon le mot du Psalmiste : « Dieu a donné la terre aux enfants des hommes. (...) Elle est le fondement sans lequel l'homme ne pourrait ni marcher, ni se reposer, ni travailler, ni donner signe de vie en aucune manière... De plus, la terre, comme une bonne nourrice pour les hommes et les animaux, produit régulièrement des herbes, des grains et des fruits... Enfin, la terre produit le lierre et le bois pour construire les maisons, le cuivre et le fer, pour nos divers usages, l'or et l'argent dont on fait la monnaie, précieux instruments pour acquérir tout ce qui est nécessaire à la vie humaine. »
(Robert Bellarmin, Montée des âmes vers Dieu par l'échelle des créatures)
Ainsi, l'étude géographique du monde se trouve pleinement légitimée : l'étude scientifique de la Terre et de ses ressources permet de mettre en lumière la Création en tant que création faite par Dieu pour l'homme.
La création du monde (détail), école vénitienne, 13e siècle : Adam donne leur nom aux animaux. (Dans la Bible, cet épisode suit immédiatement l'injonction faite par Dieu à Adam et Eve : « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, et de tous les animaux qui vont et viennent sur la terre. » Genèse, 1, 26-28)
On peut même aller plus loin. Dans une optique chrétienne, l'attachement au monde est toujours quelque chose dont il faut se méfier ; l'étude de la nature ne doit pas nous détourner de Dieu. Si donc nous nous consacrons à la connaissance du monde, ce ne doit pas être par amour du monde, ni même par simple curiosité, mais bien parce que nous pouvons retirer de cette étude de quoi nourrir notre propre épanouissement, matériel et spirituel. La géographie, et tant que science du monde terrestre, ne tire donc sa légitimité que de l'utilité qu'elle peut avoir pour l'homme et son développement : soit qu'elle lui permette d'agir de façon plus efficace (ainsi l'étude de la mer et des vents pour la navigation), soit qu'elle nourrisse notre foi ; et l'une des manières dont la géographie peut nourrir la foi (selon un argument que nous avons déjà croisé dans le domaine astronomique), c'est le fait que l'étude du globe terrestre, et de la nature qui le couvre, manifeste la sagesse du Créateur.
Cette justification "pragmatique" de la géographie, qui ne doit pas chercher à forcer les secrets de la Nature, mais bien se limiter à ce qui peut nourrir le corps et l'âme du croyant, est très explicite chez Jean-Louis Vivès, un philosophe et théologien du XVI° siècle qui est l'un des grands représentants de l'Humanisme chrétien (nordique) :
« ...Dans la contemplation de la nature, voici le premier précepte : du moment que nous ne pouvons en atteindre le dernier mot, ne nous attachons pas trop à explorer et à scruter ce qui nous est inaccessible, mais conduisons toute notre étude aux nécessités vitales, à une utilité pratique du corps et de l'âme, à l'aliment et à l'édification de notre piété. [...] La contemplation de la nature, si elle ne nous sert dans l'action ou de soutient notre connaissance et notre amour du Créateur, est vaine et à l'ordinaire nuisible. »
(Juan Luis Vivès, "Sur la transmission des savoirs" , 1531)
C'est donc justement en tant qu'elle nous permet de voir le monde terrestre comme un monde créé par Dieu pour l'homme, que la géographie sert l'homme, et Dieu.
Une autre illustration (de Jan Luyken), datant cette fois du 17e siècle, de : "Adam nomme les animaux"... la géographie est passée par là !
b. Géographie, nature et cultures : vers le principe humaniste de tolérance
Et cela ne vaut pas seulement pour la connaissance de la Nature : cela vaut pour cette nouvelle forme de connaissance qui découle de l'exploration de nouvelles régions du globe, et de ses habitants. Ainsi, si le monde est avant tout la "patrie de l'homme", il est juste et légitime (c'est, en quelque sorte, un devoir civique) d'approfondir la connaissance que nous en avons ; et cette connaissance passe à la fois par l'exploration de la nature (des territroires, des mers, de la faune et de la flore) et par l'étude des manières de vivre de ceux qui, aussi différents qu'ils soient de nous, constituent bien nos "con-citoyens du monde". Comme l'indique un voyageur cité par Dainville (le voyageur Moreau) :
« S'il est vray que [comme le veut Sénèque] le monde n'est qu'une Cité, et que tous les hommes en sont les habitans... la curiosité ne peut estre que juste et glorieuse de se porter le plus qu'on peut à la connoissance de notre patrie, d'aller soy-mesme apprendre ce qui est à louer ou mérite du blasme chés les autres nations... »
Nous trouvons une idée du même ordre dans un livre qui, a bien des égards, constitue un sommet de la géographie de la Renaissance. Dans la Préface qu'il rédige pour son Histoire universelle de la Nouvelle France", l'auteur lui-même, Marc Lescarbot (qui fut l'auteur de la première pièce de théâtre jouée en Amérique du Nord, interprétée à la fois par des colons et des Indiens Micmacs, intégrant ainsi des rôles d'amérindiens) se pose la question de savoir pourquoi il écrit sur les sauvages du Nouveau Monde ; et il répond :
Quand ce ne seroit qu'en considération de l'humanité, et que ces peuples desquels nous avons à parler sont hommes comme nous, nous avons de quoi être incités au désir d'entendre leurs façons de vivre et leurs moeurs."
La pièce de théâtre de Lescarbot : "Le Théâtre de Neptune", jouée sur l'eau pour fêter un retour d'exploration de Jean de Poutrincourt.
On voit apparaître ici un thème fondamental de l'Humanisme, qui articule la "nature" de l'homme (universelle, commune à tous les hommes) et la pluralité des cultures humaines. Au XVI° siècle, on ne parle pas encore de "cultures" (de diversité culturelle, de multiculturalisme, etc.) : ces notions n'apparaîtront que bien plus tard. Le terme de "culture" a bien, au XVI° siècle, un sens strictement universel : "la" culture désigne ce en quoi l'homme exprime sa nature, son humanité (la science, la philosophie, l'art...). Mais la découverte des nouveaux mondes va bien confronter l'homme européen à des sociétés qui vivent selon d'autres croyances, d'autres moeurs, d'autres institutions. Et dans la mesure où ces autres sociétés seront rapidement admises comme des sociétés humaines, leur rencontre conduit à admettre qu'il existe bel et bien plusieurs manières, pour l'homme, d'exprimer son humanité. D'autres "cultures", donc, au sens que nous donnons aujourd'hui à ce terme.
Gravure de Théodore de Bry, 1594
Ce rapport entre l'universalité de la nature humaine, la nature de l'Homme, en tant qu'être humain, membre de l'humanité, et la diversité des cultures, des sociétés, des moeurs, ne doit pas nous surprendre. C'est justement lorsque l'on se confronte à la pluralité des sociétés humaines que ce qu'il y a de commun à tous les hommes peut être questionné. On retrouve d'ailleurs la même articulation à l'époque contemporaine : ce qui conduira Claude Lévi-Strauss à l'anthropologie (science de l'homme), c'est d'abord l'ethnologie (l'étude culturelle de sociétés particulières), et particulièrement l'ethnologie comparée. Pour saisir ce qu'il y a d'universel dans l'homme, ce qui est "naturel", quoi de plus efficace que de partir de la diversité des cultures pour y trouver des "invariants" ?
Comme le souligne Geoffroy Atkinson (un autre de nos "guides" pour cette séquence), les auteurs d'ouvrages géographiques à la Renaissance et au XVII°siècle étaient souvent porteurs d'un questionnement sur "l'homme", sur sa nature et sa définition ; et ce questionnement jaillissait du contact même avec d'autres cultures, d'autres "façons d'être humain". Je le cite :
Il n'est pas étonnant que les auteurs de livres « géographiques », dont presque tous avaient subi l'influence des humanistes, se soient intéressés à l'homme. (…) Et l'on trouve même, chez certains auteurs, qui n'étaient ni voyageurs ni cosmographes, des généralisations et des synthèses sur l'homme, qui annoncent bien avant la mort de Henri IV, les sentences doctrinales du 18e siècle. (G. Atkinson, Les nouveaux horizons de la Renaissance française)
Comme exemple de ces sentences, on peut ainsi penser à la formule : "L'homme est naturellement bon". Pour un public d'ajourd'hui, cette formule est rattachée aux Lumières du XVIII° siècle, et notamment à Jean-Jacques Rousseau. Mais elle avait déjà été énoncée par Pierre Charron, cette grande figure de la Renaissance française, ami de Montaigne, qui l'avait déjà imprimée dans la première édition de De la sagesse (1601).
On voit alors la tension qui peut s'établir entre l'universalité de la "nature" humaine, et la pluralité des "cultures" humaines. Se pose par exemple la question : quelle est la "culture" qui est le plus proche de la "nature" ? Le "sauvage", s'il est moins "civilisé", ne serait-il pas plus en accord avec "la nature" : celle du monde, mais aussi la nôtre ?
Il est amusant de noter comment, aux yeux de certains observateurs, le corps même des "sauvages" (il s'agit ici des amérindiens du Canada) fait penser aux corps des statues antiques ; or aux yeux d'un humaniste de la Renaissance, un tel corps ne peut être que le modèle même du corps humain. Dans les "barbares", un missionnaire (le Père Lejeune) croyait voir une "illustration vivante des textes antiques" ; tandis qu'un autre (le Père Biard) s'exclamait :
« Si nous commençons par les biens du corps, je diray qu'ils les possèdent avec avantage : ils sont grands, droicts, forts, bien proportionnez, agiles rien d'effeminé ne paroist en eux. Ces petits Damoiseaux qu'on voit ailleurs, ne sont que des hommes en peinture, à comparaison de nos sauvages. J'ay quasi creu autrefois que les Images des Empereurs romains représentoient plutôt l'idée des peintres, que des hommes qui eussent jamais esté, tant leurs testes sont grosses et puissantes, mis ie voy ici sur les épaales de ce peuple les testes de Iules César, de Pompée, d'Auguste, d'Othon, et des autres que j'ay veu en France, tirées sur le papier, ou relevées en des médailles. »
(Père Biard, Relation de la Nouvelle-France , 1616)
Une illustration du "Voyage fait en terre du Brésil", de Jean de Léry
Si le corps des sauvages peut être une meilleur illustration du corps humain que le nôtre, qu'en sera-t-il des moeurs ? Les moeurs des sauvages pourraient-elles être plus "humaines", plus proches de la "nature de l'homme" ?
Il faut ici faire attention à ne pas discerner trop vite, dans des écrits du XVI°, ou même du XVII° siècle, la thématique du "bon sauvage" telle que la formuleront les Lumières au XVIII° siècle. Ce qui nous intéresse ici, c'est que l'exploration du globe terrestre, en nous mettant en rapport avec d'autres sociétés humaines, produit un "décentrement" : ce qui nous semblait naturel apparaît de plus en plus... comme culturel. Le fait que les hommes d'autres sociétés vivent selon des règles et des moeurs qui sont celles de cette société, me permet de prendre conscience qu'il en va de même pour moi, et que ce que je prenais pour une évidence n'est peut-être, après tout, qu'une convention transmise par l'éducation. Ce que je prenais pour une caractérstique de la nature humaine ne serait-il pas, en fait, une caractéristique de l'Européen ? Comme le souligne Atkinson :
Celui qui lisait de nombreuses relations sur des moeurs étranges dut élargir ses idées sur "l'homme". En effet, les lecteurs d'ouvrages "géographiques" durent se libérer, peu à peu, d'une conception de la race humaine qui cadrait très bien avec les faits de la société européenne, mais qui était par trop limitée pour englober les moeurs que l'on venait de découvrir sur les autres continents.
Pour prendre un exemple particulièrement frappant : il semblait parfaitement "naturel" à un européen du XVI° siècle de porter des vêtements. Se promener nu ne relevait pas de l'excentricité : il s'agissait bien d'un comportement "contre-nature". Et pourtant, comme le découvrent les explorateurs, un grand nombre d'Indiens vivaient nus. C'est la grande affaire des explorateurs, que l'on retrouve dans des dizaines d'ouvrages, avec une formule répétée comme un leitmotiv : ces hommes et ces femmes vivent "aussi nus que lorsqu'ils sortirent du ventre de leur mère". La formule est sans doute intéressante : car la nudité ne renvoie nullement, ici, au vice ou à la perversion, mais bien à l'innocence de l'enfant (qu'on ne saurait vilipender à ce sujet). La nudité des "sauvages" semble ainsi se rattacher davantage à une sorte d'état originel qu'à des moeurs dégénérées.
Il est amusant de relever les traits de "logique" paradoxale qui accompagnent le récit de la nudité :
Ils demandoient à quoi leur serviroient des aiguilles, puisqu'ils étoient nus. (P. Martyr d'Anghiera, 1533)
Et cette logique s'étend au domaine moral, dans des termes forcément évocateurs pour un lecteur du XVI° siècle :
Mais les filles vierges, ni les hommes non plus, ne mettoient rien devant leurs parties honteuses : car comme ils ne savoient ce que c'est que la honte, ainsi n'usoient-ils point de voile pour la garder. (Oviedo, Histoire des Indes)
Ce n'est donc pas par effronterie que les habitants de l'Ile Hispaniola (dont il s'agit ici) vivent nus : c'est parce qu'ils ignorent ce qu'est la honte. Oviedo rejoint ici une formuleque l'on trouve déjà chez Marco Polo, dont la Description est bien antérieure (il est mort en 1324) :
Certains idolâtres vivent fort religieusement. Ils cheminent tout nus, n'ayant aucune partie de leur corps coiverte, dont ils disent ne pas avoir honte, parce qu'ils sont sans tache de péché. (Marco Polo, Description de l'Inde Orientale, Livre III, chap. 30)
De telles phrases ne pouvaient pas ne pas laisser songeur le lecteur du XVI° siècle, parfaitement familiarisé avec le fait biblique selon lequel Adam et Eve ne connurent la honte de leur nudité (et ne la cachèrent) qu'après avoir commis le Péché originel, en mangeant du fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Le sauvage serait-il alors une figuration de l'humanité d'avant la Chute ?
Bible, Genèse, 3, 9 : "Quand Adam eut mangé du fruit de l’arbre, le Seigneur Dieu l’appela et lui dit : « Où es-tu donc ? » Il répondit : « J’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai pris peur parce que je suis nu, et je me suis caché. » Le Seigneur reprit : « Qui donc t’a dit que tu étais nu ? Aurais-tu mangé de l’arbre dont je t’avais interdit de manger ?"
Ce questionnement se trouvait par ailleurs renfocé par un autre constat que partagent bon nombre d'observateurs, relatif à l'apparente facilité de l'accouchement des indiennes. Au Brésil, en Guinée et ailleurs, on note que :
Quand elles enfantent, elles n'endurent comme point de douleur : tellement que le lendemain elles cheminent allègrement" (Münster, Cosmographie universelle)
La question n'est pas de savoir si ce constat rendait compte de la réalité ; ce qui importe, c'est qu'il ne pouvait que renforcer la question de l'innocence des sauvages dans l'esprit du lecteur de la Renaissance : les douleurs de l'accouchement ne font-elles pas partie, en effet, du châtiment de Dieu consécutif au Péché originel ? Quelques versets bibloiques plus loin,Dieu dit en effet à la femme : "J'augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur"...
Michel-Ange, fresque du plafond de la chapelle Sixtine, 1509
Quoi qu'il en soit, force est de reconnaître que la nudité des sauvages ne semble pas relever de l'indécence, même pour un observateur aussi peu suspect de laxisme ou de lubricité que Jean de Léry. Et à bien y réfléchir, si cette nudité apparaît encore comme inconvenante, elle ne semble pas plus condamnable que certaines manières de se "parer et de s'attifer" propres à certaines femmes européennes... Ce passage est bien connu, mais il vaut la peine de le citer :
Outre la désohnnêteté de voir ces femmes nues, cela sembe aussi servir comme un appât ordinaire de convoitise. Toutefois, pour en parler selon ce qui s'en est communément aperçu pour lors, cette nudité ainsi grossière en telles femmes est beaucoup moins attrayante qu'on ne le croiroit. Et partant, je maintiens que les attifages, fards, fausses perruques... et autres infinies bagatelles dont les femmes d'ici se contrefont, et dont elles n'ont jamais assez, sont sans comparaison cause de plus de maux que la nudité ordinaire des femmes sauvages, lesquelles, cependant, quant au naturel, ne cèdent en rien aux autres en beauté" (Jean de Léry, Récit d'un voyage fait en la terre du Brésil)
Et l'on en vient alors à se demander : quand les indiennes du Brésil consentent à se vétir, sous l'influence des colons, est-ce un progrès dans la vertu... ou un signe de dégénérescence morale ? Une telle question semble réservée à un membre érudit des Lumières, suspect de libertinage. On la trouve pourtant, en toutes lettres, chez Pieter Marées, auteur d'une Description et récit historial du riche royaume d'or de Guinée, dès 1605 :
Il est vrai qu'avant l'arrivée des Français, des Flamands et des Portugais, les femmes en ces endroits n'étoient pas tant outrecuidantes, précieuses et superbes comme elles le sont aujourd'hui. (...) Les blancs alloient plus volontiers chez une belle fille, bien adoubée et ornée, que chez une qui fut mal en ordre, et à cette cause, pour être chéries, aimées et poursuivies, elles faisoient de leur mieux pour s'embellir ; tellement qu'elles sont devenues plus malicieuses et ont changé cette naturelle simplicité avec laquelle, sans avoir honte de la nudité naturelle, elles avaient l'habitude, avant l'arrivée des étrangers, de courir et de vivre ensemble. Aussi, les nègres nous ont-ils raconté que la vergogne et la honte leur sont venues avec l'arrivée de nous-autres de l'Europe, et principalement autour du rivage de la mer, car auparavant elles ne faisoient nul cas d'aller nues, comme aujourd'hui encore font celles de l'intérieur du pays.
Un casse-tête des illustrateurs : comment représenter les indiennes ?
Nous n'avancerons pas plus loin, aujourd'hui, dans ce questionnement. Mais il faut souligner ce qui, dans ces questionnements, rejoint les fondements de l'Humanisme :
1. une focalisation sur la nature de l'Homme, sur ce qui fait son humanité
2. une reconnaissance d'une pluralité humaine, faite de différences et de diversité
Le premier principe est lié à une injonction éthique : celle qui exige la solidarité, la fraternité de tous les hommes au sein de la communauté humaine. Encore une fois, si la terre est une Cité, tous les hommes sont des compatriotes.
Mais à quelle injonction est liée le second principe ? Comment concilier le fait de considérer tous les hommes comme des "semblables"... et reconnaître leurs différences ?
Le principe-clé qui apparaît ici, c'est l'impératif de tolérance. Cet impératif est (très) loin d'être proclamé par tous ceux qui prendront part à l'exploration et/ou à la conquête des nouveaux mondes ; mais il est l'un des points de jointure, d'articulation entre la géographie de la Renaissance et l'Humanisme. Et ce n'est pas un hasard si l'une des plus belles formulations, au XVI° siècle, se trouve chez celui qui fut l'un des plus grands cartographes de ce siècle, auteur d'une monumentale Cosmographia Universalis (dont on a pu dire qu'elle fut, au XVI° siècle, le livre le plus lu après la Bible !), Sebastien Münster :
« Ce n'est point de merveilles que les hommes ayent entre eux, non seulement diverse fortune, mais aussi diverse nature, diverses mœurs et façons de vivre, puisque nous voyons que les régions et les lieux ont ceste mesme diversité et qu'une nation engendre des gens blancs comme laict, et l'autre tirans sur le blanc, l'autre bruns, l'autre du tout bruslez. Dieu l'a ainsi ordonné, afin que aussi les hommes fussent produits de diverse nature, divers courage, et diverse industrie, comme les autres choses. Et cependant que chascun se contentast de sa condition, pour ne faire à autrui nulle reproche de la sienne. »
Mappemonde de Sebastien Münster (1544)
Reconnaître l'autre comme mon semblable et dans sa différence, comme mon frère devant Dieu et, ainsi, comme mon prochain : on voit ici comment l'exploration géographique du monde, en corrélant humanité de l'homme et diversité humaine, apporte un élément au double principe d'universalisme et de tolérance de l'Humanisme. En élargissant ma connaissance du monde et des hommes, la géographie approfondit ma connaissance de l'Homme, en m'appelant à me montrer pleinement humain ; en ce sens, elle satisfait pleinement l'exigence que le Père Possevin (l'une des figures de l'Humanisme jésuite) adressait aux Lettres humaines :
« Ces études s'appellent humanités ; qu'elles nous rendent donc plus hommes... »
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