Révolution cartographique 5
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L'un des tableaux les plus émblématiques de la Renaissance : "L'Ecole d'Athènes" (1508-1512), par Raphael. Une relecture très humaniste de l'Antiquité grecque
Géographie et humanisme, entre tradition et rupture
Le dernier point qu'il nous faut souligner pour l'articulation de la révolution géographique et des courants fondamentaux de Renaissance est le rapport ambivalent à l'Antiquité. Cette ambivalence se retrouve en effet dans tous les champs de la pensée de la Renaissance. D'un côté, le courant humaniste se catactérise bien par une redécouverte des textes antiques, et par l'autorité reconnue aux penseurs grecs et romains pour l'élaboration du savoir. La référence incontournable est encore Aristote, mais on redécouvre également (entre autres) Platon, Epicure, les Stoïciens, et l'ensemble des orateurs latins (dont Cicéron).
Mais de l'autre, il faut se garder de prêter aux penseurs de la Renaissance une soumission inconditionnelle aux penseurs antiques. D'une part, les penseurs de la Renaissance ont été sensibles aux enseignements nouveaux qui découlaient de l'exploration du monde et de la découverte de nouveaux pans de l'histoire universelle. Et il n'est pas nécessaire d'aller chercher quelque "libre penseur" avant la lettre pour trouver ce souffle qui, tout en valorisant le savoir et la sagesse que l'on trouve dans l'étude des textes antiques, nous appelle aussi à ne pas nous y enfermer. On peut difficilement suspecter un auteur comme Laurentius Surius, protestant de Cologne converti au catholicisme et devenu moine chartreux, dont la piété et l'observance suscitaient l'approbation du Pape, de "libertinage" intellectuel. C'est pourtant lui qui écrit ces lignes, au milieu du XVI° siècle :
« Or il a couru un temps, où l'on ne recommandoit que les histoires anciennes ; et il sembloit à quelques uns que de celles-là seules, comme d'une vraie fontaine, on devoit puiser tous les exemples pour nous sémondre à la vertu, sans faire cas des plus modernes, dans lesquels on ne pensoit trouver rien écrit de singulier, rien de remarquable, rien de fructueux ou de nécessaire. Cette opinion s'est à bon droit évanouie peu à peu, et elles s'est vue destituer de tous ses défenseurs. Car de notre siècle, de si grandes choses ont été faites, non point en une certaine nation seulement (comme il advenoit le plus souvent au temps passé) mais par tout le circuit de la terre universelle, que la splendeur des choses modernes obscurcit la gloire des anciennes. (…) Ce siècle a nourri tant d'excellents personnages en tout savoir et éloquence, que désormais nous n'avons plus occasion de nous plaindre, et d'admirer seulement l'antiquité. » (L. Sirius, Histoire ou Commentaires de toutes les choses mémorables , Préface )
Référence à l'Antiquité, révérence pour l'Antiquité : mais non soumission. Alors même qu'ils les lisent, les traduisent et s'y réfèrent, les penseurs de la Renaissance mettent en oeuvre une démarche d'interprétation, d'appropriation... qui peut fort bien s'éloigner assez franchement d'une lecture "littérale".
Dans ce détail d'une toile d'Antoine Caron, "Les massacres du Triumvirat" (1566), l'épisode renvoie à la période romaine, tandis que la statue renvoie à la mythologie grecque.
Cette ambivalence du "retour à l'Antiquité", retour lui-même orienté par les avancées récentes des sciences, est caractéristique de la Renaissance en général, et de l'Humanisme en particulier. Loin de s'opposer ou même de se juxtaposer aux grandes innovations qui ouvrent l'époque moderne, la redécouverte de l'Antiquité participe à ce grand "renouveau" qu'est la Renaissance. Comme l'indique le paradoxe énoncé par un historien du XX° siècle, Georges Gusdorf :
"La découverte de l'Antiquité fut la première en date des Grandes Découvertes."
Le "retour" à l'Antiquité n'a donc rien d'un mouvement de retour en arrière, d'un mouvement "réactionnaire" : c'est plutôt un "jeu" dans lequel l'enquête lancée en direction du passé vise avant tout à éclairer le présent, et l'avenir : on pourrait dire que le rôle du passé est de permettre à l'histoire d'accoucher de ce dont elle est grosse, plutôt que d'entraver sa gestation. Même dans le registre de l'Humanisme chrétien, de l'Humanisme "dévot", de l'Humanisme jésuite, ce "jeu" avec la doctrine aristotélicienne est omniprésent. D'un côté, on se réfère avec solennité à la pensée du "Philosophe", qui a trouvé une consécration religieuse grâce à Thomas d'Aquin : ce dernier avait en effet démontré son entière compatibilité, dans le champ scientifique, avec la doctrine chrétienne. De l'autre, on accepte de réinterpréter les textes, voire de les "actualiser", à la lumière des nouvelles observations et des nouvelles théories.
Ce jeu est très important pour la compréhension des ruptures qui se produisent dans la pensée de la Renaissance : car le propre de la Renaissance est précisément de s'orienter simultanément selon deux axes : retour à l'Antiquité, projection vers l'avenir. De sorte que même les secousses les plus révolutionnaires ont pu, parfois, être présentées comme des "retours" à des penseurs antiques, dont l'autorité servait justement de caution pour des hypothèses perturbantes.
Aristote...reconstitué par l'informatique moderne à partir des sources antiques : un projet très humaniste !
De ce point de vue, la démarche de Copernic est exemplaire : Copernic s'est en effet livré à une relecture soigneuse des auteurs antiques « pour y chercher si aucun d'entre eux n'avait admis pour les sphères célestes, d'autres mouvements que ceux acceptés dans les écoles ». Et, comme il arrive souvent, quand on cherche... on trouve : « je trouvai dans Cicéron, que Nicétas croyait au mouvement de la Terre, Plutarque m'apprit ensuite que cette opinion avait été partagée par plusieurs autres. » Galilée, se livrant à la même recherche, aboutira aux mêmes "prédécesseurs". Une révolution, l'héliocentrisme ? Pas du tout. Ou alors, seulement dans la mesure où une "révolution" conduit à revenir à un point de départ !
L'Humanisme est ainsi un courant perpétuellement tendu entre l'étude érudite des textes antiques (c'est sa dimension "philologique"), et l'intégration des découvertes les plus récentes. Dainville trouve une formule très parlante à propos de la relecture par Copernic des auteurs antiques :
« La révélation cosmologique des temps modernes, jaillie des grimoires des Anciens, voilà bien le symbole de ce siècle d'érudits ! »
Platon et Diogène... en habits du 17e siècle (Mattia Preti, 1649)
Cette ambivalence, nous la retrouvons d'un bout à l'autre de l'espace de la géographie tel qu'il se construit à la Renaissance. Nous avons déjà abordé le rôle qu'a joué la redécouverte de la Géographie de Ptolémée dans la révolution cartographique. En ce qui concerne Aristote, il reste bel et bien la référence incontournable en ce qui concerne l'étude du globe terrestre, de la géologie à la zoologie en passant par la botanique. Nul ne saurait avancer quelque chose de réellement intéressant sans avoir, au préalable, consulté des ouvrage-clé d'Aristote comme les Météores, la Physique ou les Parties des animaux.
Il ne fait aucun doute que le "poids" de l'autorité d'Aristote a parfois freiné les avancées scientifiques, ou du moins leur diffusion. Dans le domaine de la géologie, la pensée d'Aristote a incontestablement constitué un obstacle à surmonter ; dans le domaine de la géographie, le fait qu'Aristote ait affirmé que les régions équatoriales ne pouvaient pas être habitées (du fait de leur trop grande exposition au soleil) a longtemps été accepté comme un dogme, et il a fallu attendre le XIX° siècle pour que les "Monts de la Lune" (ces mythiques autant qu'imaginaires sources du Nil), admis par Hérodote, Aristote et Ptolémée, disparaissent définitivement des cartes. Un auteur aussi peu suspect de défiance à l'égard du christianisme que Blaise Pascal, au XVII° siècle, déplorait ainsi l'autorité écrasante d'Aristote, alors même que ses doctrines souffraient manifestement de limites inhérentes à l'observation antique de la terre et des cieux :
« L'on se fait des oracles de toutes ses pensées, et des mystères mesmes de ses obscurités. » (Blaise Pascal, Traité du Vide, 1652)
Portrait de Blaise Pascal, par Philippe de Champaigne
Oui... mais. Et même plusieurs "mais", qui doivent être opposés à ce rôle "réactionnaire" de l'autorité des penseurs antiques.
1. Le fait de pouvoir se réferer aux penseurs antiques, en ayant de plus en plus accès aux textes mêmes, permettait de remettre en cause les relectures (plus ou moins satisfaisantes) qui en avaient faites par l'Eglise. Et le fait d'avoir accès à une multiplicité de sources permet, au besoin, de les faire jouer l'une contre l'autre, ce qui introduit une liberté d'examen. Ainsi, on a crédité Galilée d'avoir "découvert" des taches sur la lune ; en fait, ces taches avaient déjà été relevées par des astronomes antiques, et un Jésuite, le Père Scheiner, en avait effectué une étude assez approfondie, à l'aide de la lunette astronomique, quelques mois avant Galilée. Plus encore, Scheiner avait relevé la présence de taches... sur le soleil lui-même ! Le Père Scheiner, en bon jésuite, en avait informé son supérieur (son Provincial), lequel lui aurait répondu :
« J'ai lu plusieurs fois mon Aristote entier, et je puis vous assurer que je n'y ai rien trouvé de semblable. Allez, mon fils, tranquillisez-vous et soyez certain que ce sont les défauts de vos verres ou de vos yeux que vous prenez pour des taches sur le soleil. »
Comme toutes les anecdotes de ce genre, celle-ci n'est pas certaine. Ce qui l'est en revanche, c'est que Scheiner n'a pas été autorisé à publier, sous son nom, sa découverte : on lui permit seulement d'en informer son ami, l'humaniste Velser. Ce dernier, en bon humaniste cette fois, s'empressa de publier la lettre (sous couvert d'anonymat). Et que fit Scheiner ? Loin de mettre fin à ses recherches, ce qui aurait satisfait à la fois les adeptes d'Aristote et sa hiérarchie, il fit le tour des références antiques lui permettant de "cautionner" ses découvertes, qu'il poursuivit et approfondit. Et il publia pour finir ses résultats dans un volumineux ouvrage, le Rosa Ursina sive Sol ex admirando facularum et macularum suarum Phaenomeno varius, dans lequel les "prédécesseurs" antiques sont soigneusement énumérés et présentés... ainsi que les conséquences qui découlent des fameuses taches : les astres ne sont pas parfaits, ils sont corruptibles, les cieux sont susceptibles de changement, les planètes tournent sur elles-mêmes...
Ce qui, comme le résume Dainville, revenait à "d'un seul coup ruiner le péripatétisme [la philosophie d'Aristote], mais fonder la physique moderne."
On le voit, un appel judicieux aux sources antiques, allié aux techniques modernes d'observation, permettait de remettre en cause Aristote lui-même.
Le Père Scheiner (par C.T. Scheffler) : la lunette, l'astrolabe, le globe, le livre...
Dans le domaine proprement géographique, on trouve une illustration du même processus chez un penseur humaniste comme Bénigne Saumaize.
D'un côté, le retour à l'Antiquité est explicite chez Saumaize, puisqu'il traduit et commente un auteur grec dont nous avons dit qu'il jouait un rôle important dans l'étude de la géographie antique à la Renaissance : Denys le Périégète.
Mais d'un autre côté, Saumaize ne cesse de se réferer à l'une des grandes figures du "voyageur-cosmographe" du XVI° siècle : André Thévet. Or ceci introduit naturellement une tension entre deux discours, puisque Thévet lui-même (dont l'humilité n'est pas vraiment la caractéristique première) affiche une souveraine indifférence à l'égard de la pensée antique. De façon générale, Thévet ne reconnaît le caractère réduit de ses connaissances "livresques" que pour mieux vanter les mérites de son expérience personnelle, qui l'autorise (pense-t-il) à se moquer de tous les géographes anciens : d'Aristote évidemment, mais aussi de Pline, voire même (ce qui fleure l'hérésie) de saint Augustin qui, dans la Cité de Dieu, a nié les antipodes.
André Thévet (graveur anonyme)
Face à ces tensions, comment réagit notre humaniste ? On sent évidemment qu'il est parfois agacé par les démentis cinglants que Thévet oppose aux jugements antiques. Ainsi, quand Thévet remet en cause l'opinion unanime selon laquelle la Sicile était une pièce détachée de la péninsule italienne, «desmembrée par la violence des eaux», Saumaize ne manque pas de le rabrouer sèchement :
"Tous les anciens l'escrivent, Thevet s'en mocque, et baffouë ceste opinion, ses arguments sont assez debiles, tu pourras le voir."
Inversement, Saumaize se montre fort satisfait lorsque le discours de Thevet s'accorde avec le jugement des penseurs antiques : quoi de mieux, pour un Humaniste, qu'une confirmation de la pensée antique par les découvertes récentes ? Concernant l'Egypte, Thevet s'accorde avec Hérodote et Diodore de Sicile et, au sujet de l'ambre jaune, Thévet tombe d'accord avec Pline (la gomme de l'ambre est bien produite par un arbre ressemblant à "un pin ou un sapin portant resine"). Tout va donc pour le mieux.
Mais que se passe-t-il lorsque les observations directes, voire les déductions raisonnées de Thévet contredisent le jugement des penseurs antiques ? Ici, on voit que l'autorité des Anciens, pour un Humaniste, n'a pas vocation à censurer les avancées de la science, mais bien à les nourrir. La pensée des Anciens doit nous éclairer, pas nous aveugler en récusant le témoignage de nos sens ou de notre raison.
Ainsi, concernant le problème-clé de l'habitabilité de la zone torride (équatoriale), Saumaize prend fermement position pour Thévet, contre toute la tradition antique ; les opinions de Ptolémée sur « l'Ethiope bruslé » sont, elles aussi, à rejeter, de même que les jugements de Pomponius Méla (l'autre grande référence humaniste de l'a géographie antique) sur les sources du Nil.
Une très, très vieille quête : les sources du Nil...
Comme le constate un commentateur actuel, Frank Lestringant : "Les regrets de Saumaize, magistrat pétri d'hellénisme, pèsent peu en regard de la supériorité des Modernes et surtout de la rupture irréversible que les nouvelles connaissances engagent par rapport à l'Antiquité, si prestigieuse soit-elle." Retour à l'Antiquité, soit ; mais pour mieux voir et comprendre ce que l'on découvre.
2. La référence à l'Antiquité peut elle-même être porteuse d'idées "nouvelles", d'approches inédites. De fait, c'est bien chez Ptolémée (et d'autres penseurs grecs) que les penseurs de la Renaissance vont "retrouver" l'idée d'une géométrisation de l'espace terrestre, à l'aide de coordonnées, et de méthodes mathématiques de projection. En ce sens, si la géographie de la Renaissance repose bien sur le projet de "repartir" de Ptolémée, ce terme doit être compris dans les deux sens. Il s'agit d'une part d'en re-partir, c'est-à-dire de revenir aux idées et aux réalisations du penseur grec, en le débarrassant de toutes les scories, ajouts, déformations qu'il avait pu subir au cours de sa transmission ; mais il s'agit aussi d'en re-partir, c'est-à-dire de prendre appui sur lui pour le dépasser, pour l'enrichir de tout ce que l'astronomie moderne et l'exploration du globe ont permis de découvrir.
A cet égard, la démarche de Mercator est exemplaire. Le projet de Mercator n'était certainement pas de revenir au planisphère de Ptolémée, mais bien de constituer des globes et des cartes tenant compte des découvertes, des localisations et des techniques les plus récentes ; mais Mercator n'a créé son propre Atlas qu'après avoir passé plusieurs années à reconstituer, par une étude minutieuse des sources, ce qu'avaient été les cartes de Ptolémée lui-même. Revenir à l'Antiquité pour entrer de plain pied dans la modernité : c'est bien le double mouvement de l'Humanisme de la Renaissance.
Une carte de Ptolémée... dans l'Atlas de Mercator (1585)
3. Même là où l'autorité des penseurs antiques est acceptée sans discussion, alors qu'elle tend à contredire des tendances récentes, elle peut s'avérer porteuse de ruptures majeures ; l'exemple le plus marquant en est sans doute la croyance de Christophe Colmb dans la vérité du principe aristotélicien selon lequel "la région des colonnes d'Hercule et l'Inde sont baignées par la même mer" ; ce quoi Sénèque (autre grande référence humaniste) avait ajouté : "cette mer est navigable en peu de jours". La soumission aux autorités antiques étaient évidemment erronée : mais elle a conduit... à la découverte de l'Amérique.
Chistophe Colomb trouvant la route occidentale vers l'Inde... c'est du moins ce qu'il crut, jusqu'à sa mort
4. Se référer à Aristote est une chose, le suivre aveuglément en est une autre. Pascal lui-même, que nous avons vu se lamenter sur la sacralisation d'Aristote, reconnaissait ailleurs que les penseurs, formés aux exercices rhétoriques, savaient fort bien tirer d'Aristote ce qu'ils voulaient voir. Nul besoin, donc, de contredire Aristote ou les penseurs antiques : il suffisait, pour ceux qui voulaient faire droit aux avancées de la science, d'effectuer quelque subtiles distinctions. Ainsi,
« sans contredire les Anciens, nous pouvons asseurer le contraire de ce qu'ils disoient. »
(Pascal, Traité du vuide, 1647)
Nous en avons déjà donné un exemple dans notre séquence astronomique. Si Aristote a affirmé que l'eau des sources de montagne vient de la mer (ce qui s'accorde fort bien avec la doctrine chrétienne), on peut fort bien "adapter" cette formule pour la mettre en accord avec les découvertes les plus récentes de la géographie physique : après tout, si l'eau des sources de montagne vient de la pluie, la pluie elle-même vient des nuages, lesquels proviennent de l'évaporation de l'eau des mers ; de sorte que l'eau des sources de montagne provient bel et bien, en dernier ressort... de l'eau des mers. Ravinel ne contredisait pas Aristote : il en tirait simplement... "le contraire de ce qu'il disoit".
Une très vieille énigme : d'où viennent les fossiles marins en haut des montagnes ?
5. Enfin, et c'est peut-être le plus important, la pensée humaniste de la Renaissance, quel que soit le prestige qu'elle ait reconnu à Aristote et aux penseurs antiques, était également portée par le grand mouvement philosophique et scientifique qui aboutissait à une valorisation de l'expérience et de l'observation. De plus en plus, celles-ci deviennent les critères qui permettent de valider ou de rejeter une théorie, quel qu'en soit l'auteur (fût-il Aristote).
Cette valorisation de l'expérience et de l'observation, contre l'autorité des textes anciens, se retrouve d'un bout à l'autre des récits, lettres, relations que les explorateurs et les missionnaires rédigent et publient pour rendre compte de leurs propres constatations. Du Canada, un Père jésuite s'adresse ainsi à son supérieur, demeuré en Europe :
« Je trouve d'ailleurs dans les géographes anciens tant d'erreurs et d'obscurité sur ce point que si nous, qui connaissons les choses par nous-mêmes et non par ouï-dire, nous ne vous prêtons pas notre secours, vous êtes exposé, en vouant vous rendre compte de nos voyages et suivre nos traces, à vous éloigner autant de la vérité que la pensée l'est de la matière. Ils ont donné le nom de Norembegue, indiqué des villes et des places fortes dont il n'existe pas une trace, et dont le nom même est inconnu. »
(Lettre du P. Biard au P. Claude Aquaviva en 1612, pour l'établissement des Jésuites au Canada.)
Et Joseph Acosta, que nous avons déjà croisé, d'affirmer :
« cette opinion est vraye et la peut-on tenir pour certaine et expérimentée, non pas tant pour les raisons que les Philosophes en donnent en leurs Météores, que pour l'expérience certaine que l'on en a pu faire. »
(Joseph Acosta, Histoire naturelle et morale des Indes, 1598)
Les Jésuites géographes : les missions jésuitiques
Dès le début du XVI° siècle, ce qui sert de levier à la critique des penseurs antiques, ce sont les nouvelles découvertes effectuées de facto par les navigateurs.
D'un part, l'exploration maritime apporte un savoir dont ne disposaient pas les anciens ; c'est donc bien une ignorance (relative) que vient palier l'expérience, qui démontre sans erreur possible ce que les penseurs antiques n'avaient pas même soupçonné. C'est ce que soulignait Cortès dans un livre paru en France dès 1523, à propos de la découverte des deux Amériques :
Ces Indes et terres naguère conquises, découvertes et trouvées ont été auparavant inconnues et sans dénomination. car les cosmographes et géographes anciens n'en ont fait aucune mention, bien qu'elles le méritassent. S'ils en eussent eu connaissance et notice, ils n'y a pas de doute qu'ils ne les eussent pas passées en oubli... L'expérience présente démontre et donne cette vérité à connaître à ceux de ce temps.
Plus encore, ce n'est pas seulement un défaut de savoir que vient combler l'expérience : ce sont bien les erreurs auxquelles conduit une approche trop "théorique" du globe terrestre que les nouvelles observations viennent corriger. Ainsi, là où les penseurs grecs adoptaient une posture dictée par des considérations théoriques (il ne saurait y avoir d'habitants dans les régions équatoriales, puisque celles-ci sont trop exposées au soleil), l'exploration du globe va faire naître des discours qui ne reposent plus sur des déductions, mais sur des observations. Dès 1516, Amerigo Vespucci pouvait ainsi opposer sa propre expérience aux "raisons" des anciens :
Ceci excède l'opinion des Anciens, car la plupart d'entre eux dirent qu'outre la ligne équinoxiale et vers le midi il n'y avoit pas de terre mais la mer seulement... Et si quelqu'un d'entre eux a dit qu'il y avoit là de la terre ferme, cette terre n'étoit pas habitée pour plusieurs raisons. Mais cette opinion est fausse et toute contraire à la vérité, comme j'ai déclaré dans ma dernière navigation, parce que dans ces parties méridionales j'ai trouvé la terre plus habitée du peuple que n'est notre Europe, ou l'Asie, ou l'Afrique. Ey encore, l'air y est plus tempéré et plus doux qu'il n'est dans aucune région connue de nous. (Vespucci, Sensuit le nouveau monde)
Même constat chez cet autre grand navigateur que fut Jacques Cartier ; dans son épître dédicatoire au roi, rédigé pour son "Brief Récit" de 1545, il énonce le principe clé de l'empirisme : "l'expérience est reine"... formule qu'il prétend d'ailleurs emprunter aux philosophes antiques :
Et si quelques uns vouloient dire le contraire de ceci, en alléguant le dire des sages philosophes du temps passé, qui ont écrit et fait la division du globe en cinq zones, dont ils disent que trois sont inhabitées (...), je dis pour ma réplique que le prince de ces philosophes a laissé parmi ses écritures un mot de grande conséquence, qui est que : Experientia est rerum magistra. (...) car suivant votre royal commandement, les simples marins d'à présent (...) ont connu le contraire de cette opinion des philosophes par la vraie expérience.
Jacques Cartier... revu et corrigé par un peintre du 19e siècle ; il n'existe aucun portrait authentique du navigateur
Sans doute risque-t-on ainsi d'entrer en conflit avec certaines autorités religieuses, qui avaient apporté leur caution aux "opinions des philosophes". Mais pour nos auteurs, ce serait faire injure à la vraie religion que de vouloir l'opposer à l'évidence des sens ; et saint Augustin lui-même peut se trouver molesté, quand il s'est imprudemment avancé sur des terrains hypothétiques.... que la navigation moderne a fait passer dans le domaine des réalités observables.
Ainsi, encore une fois, de l'inexistence des fameux "Antipodes", qui subit les assauts ironiques de l'un des plus grands cartographes du XVI° siècle, Peter Apian ; lequel fut également astronome (un astéroïde et un cratère lunaire portent aujourd'hui son nom), et mathématicien en titre de Charles Quint :
Saint Augustin, suivant ici l'opinion de Lactance, dans son livre 16 de la "Cité de Dieu", au neuvième chapitre, dit ainsi : "Il n'est nullement à croire (...) ceux qui disent qu'il y a des Antipodes, c'est-à-dire des gens de la partie contraire, où le soleil se lève quand il se couche pour nous, allant au contraire de nos pieds." Mais ne doutez point, bénins lecteurs de cette oeuvre, que les Apôtres de Jésus-Christ n'aient été des Antipodes, les uns des autres, lesquels sont allés les pieds au contraire des autres. Car Saint Jacques (...) a prêché la parole de Dieu en Espagne au Royaume de Galice, et saint Thomas aux Indes : lesquelles régions sont antipodes..." (Apian, Cosmographie, 1544)
Certes, il fallait tout le génie (et la témérité) d'Apian pour faire des apôtres eux-mêmes, et contre Saint Augustin, des preuves expérimentales de la possibilité des antipodes !
Mappemonde d'Apian, de 1524 : une des premières cartes de l'histoire à faire apparaître l'Amérique
Cette méfiance à l'égard des autorités anciennes au nom de l'expérience pouvait aller jusqu'à la défiance franche et directe, comme avec Bernard Palissy, ce personnage inclassable de la Renaissance, qu'on peut cependant rattacher aux tendances profondes de l'Humanisme. Tour à tour potier, émailleur, peintre, artisan verrier, écrivain et savant, Palissy clamait haut et fort qu'il ne parlait ni grec, ni latin, et il appelait à la traduction des textes scientiques en français ; ce qui ne l'empêcha pas de mener une véritable carrière scientifique : en 1574, à Paris, il donne des conférences sur des thèmes aussi variés que les eaux et les fontaines, les métaux, l'alchimie (pour la contester), l'antimoine ou l'arc-en-ciel.
L'un des principes-clé de Bernard Palissy est qu'il fallait se libérer du joug des penseurs anciens pour se fier à l'expérience et aux observations, qui l'ont pour sa part conduit à des théories souvent très justes concernant des questions-clé de la géographie de la Renaissance : la formation des calcaires, l'origine des sources, l'action de la mer sur la côte, la présence de coquilles pétrifiées au sommet des montagnes...
A cet égard, l'Avertissement au lecteur qui ouvre les Discours admirables des eaux et des fontaines (1580) est une sorte de plaidoyer pour l'expérimentation, au détriment de la tradition : ce ne sont pas les théories du passé qui doivent dicter nos jugements, mais les nouvelles observations qui doivent dicter de nouvelles théories :
Ami lecteur, le désir que j'ai de te faire profiter de la lecture de ce livre m'a incité à t'avertir de ceci : garde-toi d'enivrer ton esprit de sciences écrites en chambre, selon une théorie imaginaire ou arrachée à quelque livre écrit par l'imagination de ceux qui n'ont rien pratiqué, et garde-toi aussi de croire les opinions de ceux qui disent et soutiennent que la théorie a engendré la pratique. [...]
J'ose dire, pour confondre ceux qui soutiennent une telle opinion, qu'ils ne sauraient faire un soulier, et même pas un talon de chausse, quand bien même ils auraient à leur disposition toutes les théories du monde. Je demande à ceux qui soutiennent cette opinion : quand vous auriez étudié pendant cinquante ans les livres de cosmographie et de navigation en mer, et que vous disposeriez des cartes de toutes les régions, d'une boussole, du compas et des instruments astronomiques - voudriez-vous pour autant entreprendre de conduire un navire par tout pays, comme le ferait un homme réellement expert et rompu à la pratique ? Ces gens-là ne s'exposent pas à de tels dangers, quelque théorie qu'ils aient apprise. [...]
J'ai mis ce propos en avant, pour clore la bouche à ceux qui disent : « comment est-il possible qu'un homme puisse savoir quelque chose, et parler des phénomènes naturels, sans avoir vu les livres latins des philosophes ?» Je puis tenir à bon droit de tels propos, puisque, par la pratique, je prouve en plusieurs endroits que la théorie de certains philosophes est fausse, et même quand il s'agit des plus renommés et des plus anciens, comme chacun pourra le voir et entendre, en moins de deux heures, à condition qu'il veuille prendre la peine de venir voir ma collection. Il y verra des choses étonnantes, mises pour témoignage et preuve de mes écrits, disposées en ordre ou sur des étagères, avec des écriteaux au-dessous, afin que chacun puisse s'instruire lui-même. Et je puis t'assurer, lecteur, qu'en bien peu d'heures, voire dès la première journée, tu apprendras plus de philosophie naturelle concernant les choses contenues en ce livre, que tu n'en saurais apprendre en cinquante ans, en lisant les théories et opinions des philosophes anciens. [...] Tu le verras lorsque tu viendras me voir en ma petite Académie.
Bien te soit."
Une céramique de Bernard Palissy
Bien sûr, ce recours à l'expérience et à l'observation ne vaut que pour le champ scientifique, et non pour le domaine théologique. Mais justement : la séparation que nous avions vue se mettre en place dans le domaine astronomique se retrouve dans l'espace de la géographie, même au sein de l'enseignement dispensé par des religieux.
Dans la Préface qu'il rédige pour la publication (1632) du Cours de philosophie qu'il dispensait à Valladolid, le Père Rodrigo de Arriaga opérait explicitement cette séparation ; et c'est sur cette séparation qu'il prenait appui pour rejeter la soumission, dans le domaine des sciences, aux penseurs de l'Antiquité, dans un plaidoyer qui se conclut par une formule on ne peut plus "humaniste" :
« Nous traitons ici, non des questions théologiques qui prennent leurs fondements dans la révélation divine, l'autorité des Saints Pères, laissant la dernière place à la raison et à l'expérience ; mais de sciences naturelles où les anciens philosophes ont apporté leurs thèses diverses sans révélation divine, sans illumination céleste, par la seule force de leur génie et l'expérience de leurs yeux, de leurs oreilles et de leurs mains. (…) Sans aucun doute, nous avons une expérience plus longue que la leur ; nous avons profité de leur expérience d'abord, puis tous les jours nous sont révélées des vérités qu'ils ont ignorées. (…) Ainsi, selon le mot d'Atrastase le Sinaïte, ceux qui ont enseigné ces sciences avant nous sont non pas nos maîtres, mais nos guides : la vérité est ouverte à tous, elle n'est la propriété de personne. »
Préface du Cours de philosophie du P. Arriaga, 1632.
Une illustration contemporaine du "partage des tâches" entre science et religion dans le monde musulman : Tareq Obrou ; on retrouve chez lui beaucoup d'affirmations familières aux humanistes du XVII° siècle : défiance à l'égard de l'interprétation "scientifique" des versets religieux, rejet simultané d'une religion voulant dicter aux scientifiques leurs théories, et d'une science prétendant répondre aux questionnements métaphysiques et religieux.
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