L'affaire des Jésuites (2)

Chine, la tentation du missionnaire - Culture / Next

François Xavier évangélisant les Chinois

Il existe une seconde dimension de cette fameuse "Affaire des Chinois". Elle aussi concerne une distinction, ou plutôt trois distinctions fondamentales :

     _ la distinction entre pouvoir temporel (politique) et pouvoir spirituel (religieux)

     _ la distinction entre mission religieuse (évangélisation) et mission scientifique (observation, exploration), et donc entre science et religion

     _ la distinction (plus problématique) entre foi et religion.

Commençons par la première, en rappelant quelques données du contexte historique.

精彩度宛如古代版的CSI!從康熙朝太子鎮魘案到路易十四宮闈毒殺案-作家 ...

Louis XIV, l'Empereur Kangxi

Dans la seconde partie du XVII° siècle, la puissance portugaise décline en Asie : les puissances rivales (principalement l'Angleterre, la Hollande, la France) tentent de pousser leur avantage, notamment dans le domaine commercial. Le Pape joue alors un coup qui mécontente tous les partis : il nomme en Chine trois "vicaires apostoliques", qui auront autorité sur toutes les missions de Chine. Ces vicaires (et, par conséquent, tous les missionnaires qu'ils supervisent) échappent désormais à toute autorité temporelle : les missionnaires ne font plus allégeance à un roi, ils doivent prêter serment d'obéissance aux vicaires, et, à travers eux, au Pape seul.

Le roi du Portugal n'est pas content : on lui court-circuite son autorité. Les Anglais font grise mine : les trois vicaires sont Français. Et le Roi de France, Louis XIV, est mécontent aussi, car il n'a aucune autorité sur les missionnaires, et n'a pas confiance dans les vicaires.

Premier acte, ou : comment le Pape, détenteur de l'autorité spirituelle, court-circuite l'autorité temporelle des rois.

  Le pape Urbain VIII et le roi de France Louis XIV adorant le ...

Urbain VIII et Louis XIV adorant le saint Sacrement

Louis XIV va alors jouer un coup subtil. En tant que roi, il n'a pas le droit d'envoyer de son propre chef des missionnaires en Chine : l'envoi de missionnaires est une prérogative du Pape. Les Jésuites ne peuvent pas non plus désobéir à l'autorité du Pape. Oui, mais... en tant que missionnaires, les Jésuites ne peuvent certes être envoyés que par le Pape ; mais en tant que scientifiques ? Voilà la solution trouvée : Louis XIV (avec l'aval des autorités jésuites) va envoyer en Chine six jésuites, sous couvert de mission scientifique : à ce titre, ils dépendront du Roi de France pour ce qui est du pouvoir temporel, et de leur ordre sur le plan spirituel. Ils quittent Brest le 3 mars 1685.

Il s'agit d'ailleurs réellement d'une mission scientifique ; les six jésuites (français, évidemment) sont tous mathématiciens : l'un d'entre eux s'appelle Louis Le Comte. Ils sont d'ailleurs placés sous l'autorité de l'Académie royale des sciences de Paris, qui les charge d'étudier l'histoire chinoise, de réaliser des observations astronomiques, d'effectuer des recherches d'histoire naturelle en décrivant plantes, animaux... mais aussi des observations plus proches des sciences humaines (étude de la religion, du droit, des fêtes) voire de la stratégie pure et simple : étude de l'artillerie, des fortifications, etc.

Mais bien évidemment, il ne s'agit pas seulement d'une mission scientifique : la mission française en Chine doit servir, outre le but proprement religieux qu'est l'oeuvre missionnaire (qui légitime l'expédition aux yeux des Jésuites), les intérêts commerciaux et diplomatiques de la France.

Deuxième acte, ou : comment la distinction entre science et religion permet de faire valoir des intérêts politiques et commerciaux.

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Après des aventures et mésaventures dignes d'un roman (mais, au XVII°° siècle, aucun mathématicien jésuite ne songerait à faire un roman d'un voyage de ce genre), qui dureront trois ans, les missionnaires arrivent enfin à Pékin, d'où plusieurs d'entre eux (dont Louis Le Comte) vont partir pour sillonner la Chine ; on estime que ce dernier parcourera environ 8000 kilomètres en 5 ans. Au terme d'une liste considérable de tractations, de périgrinations et d'observations astronomiques (il observe une occultation solaire en avril 1688 dans le Chan-Si, une comète à Pékin l'année suivante, un passage de Mercure devant le Soleil à Canton l'année d'après...), Le Comte est finalement choisi pour retourner en Europe, pour expliquer les difficultés auxquelles se heurtent les Jésuites dont les aides françaises sont bloquées par les Portugais.

En avril 1688, à Lopburi, Phra Narai observe une occultation solaire en compagnie de nouveaux jésuites qu'il a fait venir. Le Comte a observé cette éclipse en Chine.

Entre temps, la "querelle des rites chinois" a pris de l'ampleur. Le Comte reste finalement en France... où il publie un livre qui va faire scandale : les Nouveaux mémoires sur l'état présent de la Chine, en deux volumes. L'ouvrage, qui se présente sous la forme de 14 lettres, n'est pas adressé à des savants, mais à des personnes cultivées (dont le Père de La Chaise, que nous avons déjà croisé) : c'est une oeuvre de vulgarisation scientifique.

Le Comte y fait part de ses observations : il décrit les villes de Chine, le climat, les canaux, les rivières, la faune, la flore... c'est une oeuvre de géographie physique. Mais c'est ausi une oeuvre de géographie humaine, puisque l'auteur présente le caractère particulier et les mœurs des Chinois, leurs qualités et leurs défauts, leur morale, leur langue, leurs livres. Il décrit leurs institutions politiques, leurs croyances et leurs pratiques religieuses... pour terminer (lettre 14) avec des observations d'ordre strictement scientifique : astronomie, géographie, faune, pêche à la perle, coraux, etc.

Nouveaux Memoires Sur L'etat Present De La Chine par Le Comte P ...

Le livre connaît un grand succès ; mais il va aussi susciter une polémique très violente. D'un côté, certains religieux (comme Pierre-Joseph de Corrivière), le considèrent comme une véritable somme géographique sur la Chine :

Cet ouvrage, écrit certainement d'une manière intéressante, est encore aujourd'hui l'un des livres où les gens du monde peuvent puiser les connaissances les plus exactes sur ce pays singulier et peu connu alors.

Au 19e siècle encore, Pierre Larrousse considèrera ce livre comme "le livre le plus exact et le plus impartial que les missionnaires aient écrit sur l'empire du Milieu". Une bible de géographie chinoise, en quelque sorte.

Mais d'autres au contraire... ne le trouvent pas biblique du tout. Parmi eux, Jacques Boileau (qui n'était pourtant pas un inquisiteur moyen-âgeux...), qui considère que l'éloge des Chinois auquel se livre le Comte tient du blasphème. Au coeur de la controverse, se trouvent les passages suivants (qui méritent d'être cités un peu longuement...) :

La Chine plus heureuse dans ses commencements, que nul autre peuple du monde, a puisé presque dans la source les saintes et les premières vérités de son ancienne religion. Les enfants de Noé, qui se répandirent dans l’Asie orientale, et qui probablement, fondèrent cet empire, témoins eux-mêmes durant le déluge, de la toute puissance du Créateur, en avaient donné la connaissance et inspiré la crainte à leurs descendants ; les vestiges que nous en trouvons encore dans leur histoire, ne nous permettent presque pas d’en douter.  (...)

Hoamti, troisième empereur, bâtit un temple au souverain seigneur du Ciel ; et si la Judée a eu l’avantage de lui en consacrer un plus riche et plus magnifique, sanctifié même par la présence et par les prières du Rédempteur, ce n’est pas une petite gloire à la Chine, d’avoir sacrifié au Créateur, dans le plus ancien temple de l’Univers. (...)

Il est aussi fort croyable que les trois familles suivantes ont toujours conservé la connaissance de Dieu durant près de deux mille ans, sous les règnes de quatre-vingts empereurs. (...)

Ces vestiges de la véritable religion, que nous trouvons parmi les Chinois durant tant de siècles consécutifs, nous portent naturellement à faire une autre réflexion qui justifie la providence de Dieu dans le monde. On s’étonne quelquefois de ce que la Chine et les Indes ont presque toujours été ensevelies dans les ténèbres de l’idolâtrie, depuis la naissance de notre Seigneur ; tandis que la Grèce, une partie de l’Afrique et presque toute l’Europe ont joui des lumières de la foi ; et l’on ne prend pas garde que la Chine a conservé plus de deux mille ans la connaissance du vrai Dieu et pratiqué les maximes les plus pures de la morale, tandis que l’Europe et presque tout le reste du monde était dans l’erreur et dans la corruption.

Dieu dans la distribution de ses dons ne fait point d’injuste préférence ; mais il a ses moments marqués pour faire luire en son temps la lumière de sa grâce, qui comme celle du soleil se lève et se couche successivement dans les diverses parties du monde, selon que les peuples en font un bon ou un mauvais usage.  
Je ne sais, Monseigneur, si j’oserais ajouter que comme le soleil, qui par son mouvement continuel se cache à tout moment à quelques-uns pour se découvrir à d’autres, éclaire néanmoins également chaque année toutes les parties de la terre ; de même Dieu par ce cours mystérieux des lumières de la foi, qui ont été communiquées au monde, a presque également partagé tous les peuples, quoiqu’en différents temps et en différentes manières. Quoiqu’il en soit, dans cette sage distribution de grâces, que la providence divine a faite parmi les nations de la terre, la Chine n’a pas sujet de se plaindre, puisqu’il n’y en a aucune qui en ait été plus constamment favorisée.
 

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La Kunyu Quantu, carte du monde réalisée pour l'empereur de Chine, Kang Xi par Ferdinand Verbiest (cliquez pour agrandir) ; une version améliorée de la Kunyu Wanguo Quantu réalisée par Matteo Ricci, 70 ans auparavant.

Ce texte est peut-être celui où la rupture théologique opérée par la rencontre des autres cultures s'exprime avec le plus de profondeur. Ce que produit ici Le Comte, c'est une articulation saisissante, totalement inédite, entre la révélation de Dieu parmi les hommes, l'histoire de l'humanité, et la répartition spatiale des hommes sur le globe terrestre. On trouve en effet dans ce plusieurs affirmations capitales ; les premières concernent la Chine :

     _ La Chine est un lieu originaire de la Révélation divine : elle est directement liée à la descendance de Noé en Asie. C'est en elle que s'est élevé le premier temple de l'Univers.

     _ La Chine a été la gardienne de cette révélation, pendant deux millénaires : ce sont les Chinois qui ont veillé sur les principes de la vraie religion, pendant que les occidentaux s'en écartaient et les pervertissaient.

     _ La Chine est un lieu constamment favorisé par la grâce divine.

La Chine aurait donc été la première dépositaire et gardienne de la vraie foi. Il y avait déjà de quoi faire frémir un religieux romain : ainsi l'un des principaux berceaux (et pendant 2000 ans !) de la Révélation se trouverait ... en Extrême-Orient ?

La plus grande imprimerie de Bibles est actuellement... chinoise (142 millions de Bible depuis sa création...)

Mais la rupture la plus décisive se trouve dans une autre affirmation :

     _ Dieu répartit sa révélation dans le temps et dans l'espace : chaque peuple est, à son heure, le réceptacle de la Grâce divine, et aucun peuple n'en est le gardien définitif. Dieu illumine les peuples "chronologiquement", mais aussi géographiquement, éclairant tour à tour les différentes régions du globe terrestre ; et si les gardiens de la foi d'hier (les Chinois) ne sont plus ceux d'aujourd'hui (les Occidentaux), ceux d'aujourd'hui... ne seront plus ceux de demain.

Il y a donc non seulement une histoire, mais aussi une géographie de la Révélation : Dieu illumine tour à tour les différentes régions de la Terre, la Révélation elle-même opère sa "révolution" autour du globe terrestre. La lumière divine n'est pas celle d'un soleil immuable éclairant une terre qui ne tourne pas : c'est un faisceau qui parcourt le globe, traversant l'espace au fil du temps. La dernière image mobilisée par Le Comte est sans ambiguité : Dieu éclaire bien tour à tour tous les peuples de la Terre, comme la lumière du soleil réchauffe l'ensemble du globe d'un été équitable (mais successif) au cours d'une année.

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Cette idée était quasiment impensable avant la Renaissance ; elle est née du changement de regard porté sur le globe et ses habitants, autant qu'elle a contribué à le nourrir. Et, chose intéressante, elle se retrouve chez des auteurs qui n'avaient absolument pas l'intention de contester l'autorité romaine (qui semblait pourtant se trouver fragilisée, voire relativisée par son inscription dans ce flux historico-géographique...). Un théologien aussi "catholique" que Gaspar Gonçalves pouvait, dès 1585, interpréter les victoires nouvelles remportées par le christianisme sur l'idolâtrie, aussi bien au Brésil qu'en Chine, comme le signe que le véritable développement de la foi chrétienne ne se jouait plus, désormais, sur la scène européenne, mais bien dans les contrées lointaines :

Pendant que nos Gueux mutins et Huguenots rebelles vont combattant Dieu, l'Eglise, la Religion Catholique et le Siège de St. Pierre [Rome], Dieu va jetant l'idolâtrie par terre aux Indes, et va rangeant sous son joug les hommes nouveaux, inconnus de nos ancêtres... étant le profit qu'il fait au Nouveau Monde plus grand que ne l'est la perte de notre vieil monde qui radote.

C'est le monde, le globe terrestre qui devient le "théâtre" de la Révélation, et chaque peuple y a son rôle à jouer. Dieu n'est pas seulement géographe : c'est un arpenteur !

Fonds d'ecran 3840x2160 Planètes Levers et couchers de soleil ...

La religion de la Renaissance rompt ainsi radicalement avec "l'immobilisme" qui caractérisait la théologie médiévale, dans laquelle l'absence de changement était le correspondant terrestre de l'éternité. La religion qui émerge est une religion du mouvement, dans le temps et dans l'espace. Si la Révolution géographique dont nous parlons a eu lieu avant la Révolution astronomique de Copernic, de Kepler, et plus encore de Galilée et de Newton, elle en pose néanmoins l'un des jalons : désormais la Terre est en mouvement sous le soleil divin, et il n'est plus temps de dire avec l'Ancien testament (Ecclésiaste) : "Il n'y a rien de nouveau sous le soleil".

Car désormais c'est bien le nouveau que le soleil éclaire, et la nouveauté même devient le signe d'une nouvelle aurore : aurore scientifique, aurore technique (la Nouvelle Atlantide de Bacon paraît en 1627), aurore politique, aurore religieuse... C'est bien le "Nouveau Monde" qu'éclaire la Lumière de Dieu, comme ce sont des "hommes nouveaux" qu'il conquiert. Dieu éclaire d'une manière nouvelle un monde nouveau, et l'image que ce monde reflète est une image nouvelle de la divinité.

Image Religious

Mais le texte de Louis Le Comte nous indique encore une dernière idée, plus radicale encore, et qui sera décisive pour la pensée religieuse (...et anti-religieuse !) des siècles suivants. Cette idée transparaît de deux façons dans le texte que nous avons cité.

1. Si les peuples qui se répartissent sur le globe et qui se succèdent dans l'histoire sont des récipidiendaires, des témoins et des gardiens successifs de la Parole de Dieu, ne faut-il pas dès lors admettre que, "au-dessus" de chaque religion particulière, se trouverait une forme de "méta-religion", une religion absolue qui se reflèterait tour à tour dans chacun des systèmes de croyances et de pratiques propres à tel ou tel peuple ? Ne faudrait-il pas alors admettre une sorte de "religion absolue" dont les religions historiques seraient, tour à tour, des lieux d'expression relatifs ? Et par conséquent, le christianisme ne serait-il que la manifestation actuelle d'une Parole qui, en son temps, avait trouvé à s'exprimer dans d'autres cultes, et qui se manifesterait à l'avenir sous d'autres formes encore ? Le secret de la Révélation ne se trouverait-il pas dans la source, la racine commune de toutes les religions culturelles ?

Les religions terrestres se passeraient-elles ainsi le "relais" d'une Parole qui les dépasserait, et les engloberait toutes ?

Standing ovation pour l'Orchestre Philharmonique du Maroc en ...

Trois religions, trois voix : l'Ave Maria de Caccini au Maroc en 2016 (détail intéressant : l'auteur de cette musique... est inconnu)

Cette idée, qui tend à faire du christianisme une sorte "d'épisode" dans l'histoire de la Révélation n'est pas énoncée explicitement dans le texte ; mais elle semble néanmoins transparaître à travers "l'histoire géographique" de la Révélation formulée par Louis Le Comte, qui indique l'idée d'une forme de religion absolue, d'une Parole éternelle dont les différentes religions ne seraient que les formulations successives, culturelles.

2. Si nous prêtons attention à l'image (que l'auteur ne formule qu'avec précaution) du soleil divin éclairant et réchauffant d'un été équitable les différentes régions du globe durant une année, l'idée se précise.

Louis Le Comte n'utilise pas, pour formuler sa thèse, l'alternance quotidienne des jours et des nuits, mais l'alternance annuelle des saisons. D'une part, cela permet de court-circuiter la sulfureuse question de la rotation terrestre : dans la métaphore employée, c'est bien le soleil qui se meut autour de la terre (" le soleil, qui par son mouvement continuel"..."). Mais il existe sans doute une autre raison, liée au sens de l'image. Dans le cas de l'alternance des jours et des nuits, la partie du globe qui n'est pas exposée au soleil est plongée dans la nuit ; dans le cas des saisons, la lumière et la chaleur du soleil baignent bien l'ensemble du globe, en privilégiant alternativement les hémisphères boéral et austral. Lorsque l'une des régions terrestres connaît l'hiver, elle n'est pas pour autant privée de toute lumière. Si donc on adopte l'image de Louis Le Comte, on est conduit à admettre que, dans toutes les régions, dans toutes religions humaines, luit encore, même faiblement, la Parole divine.

Plus encore : on est conduit à admettre que les différentes religions sont toutes l'expression de la même religion ; des témoignages rendus au même Dieu, des formulations différenciées de la même Parole.

Les lieux insolites de Palerme » Blog de voyage : visiter Palerme

Un exemple de syncrétisme religieux : le palais de Palerme (12e siècle) : le plafond de cèdre et les étoiles à huit pointes sont d’inspiration arabe ; les mosaïques d’or sont byzantines et le plan à trois nefs, latin. La calligraphie arabe se mêle aux inscriptions en grec et latin.

 Cette forme d'ocuménisme radical est explicite dans un volume ajouté en 1698 à l'édition des Nouveaux Mémoires, d'abord attribué à Le Comte lui-même, mais qui se trouve en fait avoir été rédigé par un autre Jésuite, Charles Le Gobien ; il s'agit de l'Histoire de l'édit de l'empereur de la Chine en faveur de la religion chrétienne. Dans ce texte, on lit :

Il ne faut pas que sa Majesté [Chinoise] regarde la Religion Chrétienne comme une Religion étrangère, puisqu'elle est la même dans ses principes et dans ses points fondamentaux, que l'ancienne Religion dont les sages et les premiers Empereurs de Chine faisaient profession, adorant le même Dieu que les Chrétiens adorent, et le reconnaissant aussi bien qu'eux pour le Seigneur du ciel et de la terre. (Livre II)

Si cette formule avait été avancée dans le cadre d'une mission religieuse, on aurait pu soupçonner que l'auteur s'avançait simplement un peu loin dans les concessions "stratégiques" du prosélytisme : n'hésitez pas à devenir chrétien, vous ne renierez pas votre religion, puisque c'est en fait la vôtre, sous sa forme originelle. Mais le texte, qui se présente comme le troisième tome des Nouveaux Mémoires, ne s'adresse pas aux Chinois mais au public lettré d'Europe. Il affirme donc bel et bien une identité foncière, fondamentale, entre le christianisme et d'autres religions, très éloignées dans le temps et dans l'espace : notre religion dit ainsi l'auteur, n'est dans son fond pas différente de celles de l'Asie : l'essence du christianisme, ce n'est rien d'autre que l'essence de la sagesse des anciens Chinois...

Sir Godfrey Kneller (1646-1723) - Michael Alphonsus Shen Fu-Tsung (d. 1691)

L'un des premiers Chinois arrivés en Europe : le jésuite Shen Fuzong

Ces deux points convergent vers l'idée que toutes les religions du globe seraient des expressions particulières, mais foncièrement apparentées, d'une même religion absolue, chacune en devenant à son tour le lieu d'expression privilégié, toutes étant ainsi unies par un socle fondamental, présent en chacune d'elles. Cette religion absolue, fondamentale, se reflétant à travers les différentes religions, les différentes cultures, ne s'effaçant jamais de l'âme d'aucun être humain, tendant à faire de Dieu une idée de plus en plus abstraite, se matérialisant et se concrétisant (de façon plus ou moins heureuse) dans toutes formes de religiosité, constitue le fondement de ce que l'on appellera : le "déisme".

Le déisme, qui va jouer un rôle fondamental dans le passage de la Renaissance à l'âge classique, et de l'âge classique aux Lumières, repose en effet sur la croyance en une divinité située au-delà de toutes les religions, et dont l'existence (et les exigences) serait inscrite dans l'âme de tous les hommes... Le "dieu des philosophes" du 17e siècle en est déjà l'un des visages, en attendant la "religion naturelle" du XVIII° siècle, qui trouvera un point d'aboutissement dans le "culte de l'Être suprême" de Robespierre ; mais aussi dans le "Culte de la raison" des hébertistes, c'est-à-dire dans la forme de religion dont le but explicite était de détruire le christianisme, au profit de la Raison.

Pour ceux qui seraient tentés de confondre laïcité et athéisme : une estampe de 1794 (le personnage est Voltaire)

Sans doute le jésuite Louis Le Comte aurait-il été effaré de cette "descendance" des idées esquissées dans les Nouveaux Mémoires. Il n'en pose pas moins les premiers jalons, et les institutions religieuses ont peut-être fait preuve de perspicacité, plus que d'aveuglement, en opposant aux thèses de Le Comte & Le Gobien un refus catégorique. En 1700, la Faculté de Théologie de Paris censure les Nouveaux Mémoires de Louis le Comte (qui seront encore condamnés au feu, le 6 août 1762, par le Parlement de Paris).

Dans l'acte de censure, on peut ainsi lire (les passages qui sont des citations sont en noir, le texte de la censure en bleu) :

Le Peuple de Chine a conservé près de deux mille ans la connoissance du vrai Dieu, et l'a honoré d'une manière qui peut servir d'exemple et d'instruction même aux Chrétiens. Cette proposition est fausse, téméraire, scandaleuse, erronée ; injurieuse à la Sainte Religion Chrétienne.

La doctrine contenuë dans ces propositions ; sçavoir que la pureté morale, la sainteté des moeurs, la foi, le culte du vrai Dieu intérieur et extérieur, les Prêtres, les sacrifices, des Saints, des hommes inspirez de Dieu, des Miracles, l'esprit de la Religion, charité la plus pure qui est la perfection et le caractere de la Religion, et, si je l'ose dire, dit l'Auteur, l'esprit de Dieu ont subsisté autrefois chez les Chinois pendant deux mille ans et plus : est fausse, téméraire, scandaleuse, impie, contraire à la Parole de Dieu, et hérétique ; elle renverse la Foi et la Religion Chrétienne, et rend inutile la Passion et la Mort de Jésus-Christ.

Dans la sage distribution de grâces que la Providence divine a faite parmi les nations de la terre, la Chine n'a pas sujet de se plaindre, puisqu'il n'y en a aucune qui en ait été plus constamment favorisée. Cette proposition est fausse, téméraire, erronée, et contraire à la Parole de Dieu.

Il ne falloit pas que sa Majesté (Chinoise) regardât la Religion chrétienne comme une Religion étrangère, puisqu'elle étoit la même dans ses proincipes et dans ses points fondamentaux, que l'ancienne Religion dont les Sages et les premiers Empereurs de Chine faisoient profession, adorant le même Dieu que les Chrétiens adorent, et le reconnoissant aussi-bien qu'eux pour le Seigneur du Ciel et de la terre. Cette proposition est fausse, téméraire, scandaleuse et erronée.

Des jésuites, conduits à des thèses jugées hérétiques par l'Eglise de leur temps, du fait de leurs voyages vers des régions éloignées du globe, et amorçant du fait de leur réflexion sur foi et culture une évoution philosophico-religieuse qui s'accomplira dans les deux siècles suivants... une splendide illustration de la Renaissance et de l'âge classique !