Les doutes du géographe
Révolution géographique et scepticisme
Nous avons vu avec l'Affaire des Chinois la manière dont la découverte des nouveaux mondes avait fait naître, au sein de l'espace religieux, des questions et des problèmes inédits ; et nous avons indiqué que ces problèmes étaient en fait annonciateurs d'une évolution philosophique fondamentale dans la pensée européenne, qui trouvera un aboutissement dans la pensée des Lumières au XVIII° siècle.
A cet égard, il faut prendre garde à un principe très important quand on fait de l'histoire culturelle : plutôt que de partir d'une époque pour en retrouver des "antécédents" dans les siècles antérieurs, il est souvent préférable de partir de l'émergence d'une idée pour, ensuite, l'éclairer à la lumière de ce qu'elle est devenue. Le mieux est souvent de suivre un cheminement, un parcours, tel qu'il s'est constitué historiquement, plutôt que de vouloir aller à contre-courant. Ainsi, il est trompeur de partir du "bon sauvage" des Lumières pour en retrouver des "précurseurs" à la Renaissance. L'amérindien du XVI° siècle n'est pas le brouillon, l'esquisse du Tahitien de Diderot ; mais le Tahitien de Diderot est bel et bien l'héritier, le descendant philosophique du "sauvage" de la Renaissance.
Quelles sont alors les tendances philosophiques qui émergent dans la pensée de la Renaissance et de l'âge classique du fait de la révolution géographique, et qui trouveront des prolongements dans la pensée des Lumières ? La première tendance que nous analyserons est le "scepticisme", dont le plus grand représentant au XVI° siècle est Montaigne. Le scepticisme est un courant philosophique apparu dès l'Antiquité, avec des penseurs comme Pyrrhon ou Sextus Empiricus, mais qui s'est trouvé revitalisé à la Renaissance du fait de la confrontation avec la multiplicité des cultures.
La sagesse sceptique : "Pyrrhon impassible pendant la tempête" (XVI° siècle) ; ce tabkerau s'inspire d'une anecdote racontée par Sextus Empiricus.
A. Vérité éternelle, ou histoire des croyances ?
La révolution géographique conduit à une remise en cause de croyances que l'on considérait comme des certitudes absolues ; or si ce qui paraissait évident hier est aujourd'hui réfuté, ne doit-on pas envisager l'hypothèse selon laquelle ce qui nous paraît certain aujourd'hui pourrait se trouver réfuté... demain ?
Il ne s'agit pas ici seulement d'un raisonnement logique, ou analogique. La tendance est plus profonde. En montrant que les certitudes d'hier pouvaient être récusées aujourd'hui, les révolutions qui se produisent à la Renaissance tendent à faire basculer la pensée dans l'histoire : en lieu et place de vérités absolues, éternelles et universelles, on voit apparaître des croyances liées à des époques. Au lieu d'une vérité éternelle, on voit donc émerger une histoire des croyances.
Il ne s'agit plus de dire que, Augustin ayant affirmé qu'il n'y avait pas d'hommes dans la zone équatoriale, il n'y a pas d'hommes situés dans la zone équatoriale. Il ne s'agit plus de dire que, Aristote ayant affirmé que les dauphins ne mangent que sur le dos, les dauphins ne mangent que sur le dos. Certes, ni Aristote, ni Augustin ne changeront d'avis ; mais ils ne sont plus, désormais, les (seuls) critères de la vérité. L'expérience est devenue décisive, et l'expérience, elle, varie en fonction des époques. Nous avons désormais découvert qu'il y avait des hommes dans les régions équatoriales. Ce qui était une vérité affirmée par Aristote apparaît désormais comme une croyance des hommes du passé. Une vérité absolue a laissé la place à une croyance historiquement située.
Mais alors : ce que nous considérons comme un savoir certain ne serait-il, lui aussi, qu'une croyance de notre époque ? Nos certitudes ne seraient-elles... que les croyances réfutées de demain ?
B. Montaigne et la sagesse du doute
Ce "doute" devant la valeur de nos certitudes, c'est chez Montaigne qu'il s'est exprimé le plus clairement. Dans les Essais, si nous pouvons réfuter les Anciens, ce n'est pas parce que, nous, nous avons raison : c'est parce que, eux, ils se trompaient. Et le fait même que nos plus illustres ancêtres (nous parlons d'Aristote, de Ptolémée et d'Augustin !) se soient trompés... doit nous conduire à admettre l'hypothèse selon laquelle nous pouvons en faire autant. Nos expériences, nos observations réfutent les savants du passé : mais pourquoi les expériences, les observations du futur ne viendraient-elles pas mettre à bas les convictions d'aujourd'hui ?
Il faudra plusieurs siècles pour que toutes les conséquences du recours à l'expérience soient tirées ; en fait, on peut admettre que ce n'est qu'au XX° siècle, avec des théoriciens comme Karl Popper, qu'on admettra définitivement la thèse selon laquelle, puisque le savoir scientifique prend appui sur des expériences... il ne peut jamais y avoir de certitude absolue dans le domaine des sciences ! Car des observations futures peuvent venir démentir les théories d'aujourd'hui.
A la Renaissance, nous n'en sommes pas là. Montaigne n'est pas Karl Popper. Mais ce qui est déjà là en revanche, c'est la possibilité du doute. Il faut ici citer le texte (très connu) de Montaigne, tiré des Essais (Apologie de Raymond Sebon) :
« Ptolemeus, qui a été un grand personnage, avait établi les bornes de notre monde. Tous les philosophes anciens ont pensé en tenir la mesure, sauf quelques îles écartées qui pouvaient échapper à leur connaissance. C'eût été pyrrhoniser [Pyrrhon était un philosophe grec de l'Antiquité, qui remettait en cause toute certitude], il y a mille ans, que de mettre en doute la science de la cosmographie et les opinions qui en étaient reçues d'un chacun. Voilà, de notre siècle, une grandeur infinie de terre ferme, non pas une île ou une contrée particulière, mais une partie égale à peu près en grandeur à celle que nous connaissions, qui vient d'être découverte. Les géographes à cette heure ne faillent pas d'assurer que meshuy tout est trouvé et que tout est vu. Savoir mon, si Ptolémée s'y est trompé autrefois sur les fondements de sa raison, si ce ne serait pas sottise de me fier maintenant à ce que ceux-ci en disent. »
Les scientifiques d'hier affirmaient comme une certitude... ce qui a été réfuté ; comment ne pas douter de ce que les scientifiques d'aujourd'hui considèrent comme certain ?
Les découvertes géographiques nous amènent donc à envisager nos propres certitudes comme des croyances, susceptibles d'être erronées. Mais ce doute rejaillit à son tour sur le sens qu'il convient de donner à la découverte d'autres cultures. Car ce que dévoilent ces découvertes, c'est que d'autres hommes, vivant à la même époque, ont des idées différentes. Il ne s'agit plus ici de la confrontation historique du savoir ancien et du savoir moderne, mais de la confrontation géographique entre ce que l'on pense ici et ce que l'on pense ailleurs. Mais si nous admettons que nous pouvons nous tromper, comme nos plus dignes ancêtres l'ont fait, comment affirmer avec certitude que ces autres peuples sont dans l'erreur, et que nous avons raison ?
Michel de Montaigne
La révolution géographique de la Renaissance aboutit ainsi de deux façons au "scepticisme" :
a. puisque la découverte des nouveaux mondes montre que les Européens d'hier se sont trompés, il faut envisager que les Européens d'aujourd'hui se trompent aussi ;
b. puisque la découverte des nouveaux mondes montre que d'autres cultures voient le monde différemment, sans que nous puissions affirmer avec certitude que nos croyances et nos pratiques sont plus "vraies" que les leurs, il faut admettre la pluralité des croyances, sans en tenir une pour assurée. Nous devons douter, de nos certitudes comme de celles des autres : ce qui revient à "suspendre son jugement".
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