Marxisme, Bilan privoisoire

L'institution imaginaire de la société

Première partie : le marxisme, bilan provisoire

Nous présentons ici une synthèse du cheminement de Castoriadis dans son bilan critique du marxisme. Les numéros entre parenthèses renvoient au numéro des textes de la sélection que vous trouverez en bas de page, ou que vous pouvez télécharger ici. Toutes les notes, sauf mention contraire, sont ajoutées.

Castoriadis souligne qu'il serait contraire aux principes de Marx de vouloir isoler la théorie marxiste de sa mise en œuvre dans l'histoire (1). Or le marxisme est bel et bien devenu une idéologie au sens de Marx, c'est-à-dire un corps doctrinal visant à justifier la réalité ; il est devenu dogme au sein des pays dits socialistes, dogme sectaire ne retenant du système originel que certains de ses aspects et leur sacrifiant le reste, ce qui aboutit à la destruction de ses potentialités vivantes (2). Il est par ailleurs impossible de vouloir restreindre le marxisme à une simple méthode (Lukács), dans la mesure où, dans le champ historique, les catégories mobilisées ne sont pas indifférentes au contenu auquel elles prétendent s'appliquer ; d'autant plus que (selon Marx) ces catégories sont elles-mêmes le fruit d'un développement historique, et ne permettent de connaître une réalité que lorsqu'elles se sont elles-mêmes incarnées dans des formes de vie sociale. (3)

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Pour Castoriadis, l'échec du marxisme est d'abord celui des prévisions qu'il a effectuées, notamment en ce qui concerne la paupérisation du prolétariat ou le ralentissement des forces productives (4). Cet échec provient en premier lieu du fait que le marxisme ignore l'action réelle des classe sociales, au profit d'une prémisse qui fait des hommes de simples choses soumises à des lois économiques semblables à des lois naturelles. Or cette réification des hommes est erronée – et il faut qu'elle le soit, sans quoi le système s'autodétruirait instantanément : car le capitalisme a besoin des résistances que les hommes opposent à leur réification, il a besoin de la lutte contre la déshumanisation qu'il tend à mettre en œuvre ; ce qui est bien la « contradiction » dernière du capitalisme (5).

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Par ailleurs, il n'est plus possible de maintenir le primat que le marxisme attribue à l'économique, considéré comme domaine autonome, soumis à des lois propres (6). Il n'est pas non plus possible de conserver la « contradiction » que Marx voulait voir entre le développement des forces productives et les rapports de production : le fait que le développement des forces productives n'ait jamais été aussi intense qu'aujourd'hui nous oblige à réviser la prévision d'une « mise à mort » du capitalisme par le développement de ces forces, qui n'ont pas réellement remis en cause la structure des rapports capitalistes. Il faut d'ailleurs remettre sérieusement en cause ces prétendues « contradictions » marxistes, qui relèvent le plus souvent d'abus de langage, visant à donner une apparence dialectique à un schéma mécaniste, lequel ne peut en réalité rendre compte que d'une seule phase (bourgeoise) de l'évolution historique (7). Au sein du marxisme, le primat de l'économique se ramène en réalité à un primat de la technique, dont l'évolution semble soumise à des lois autonomes, et dont on pourrait « déduire » le reste des formes de la vie sociale. Cette autonomie de la technique ne correspond encore une fois qu'à une phase déterminée de l'histoire – et encore, cette autonomie n'est qu'apparente, puisqu'elle reste déterminée (notamment en ce qui concerne la sélection des techniques) par des orientations déterminées par l'antagonisme des classes (8).

Il faut donc renoncer au paradigme de la « détermination en dernière instance » au profit d'une articulation réellement dialectique des différentes sphères de la vie sociale. (9) Il n'y a pas plus de « retard » de la conscience sur la vie (économico-technique) que l'inverse, mais co-respondance entre les deux : la conscience n'est pas seulement une faculté propre à enregistrer le déjà-là, mais également une puissance d'anticipation du pas-encore et de relativisation de l'actuel – bref, faculté créatrice (10).

Cela ne revient pas à dissocier la conscience de sa dimension essentiellement pratique ; mais précisément, cette pratique est œuvre de transformation autant que de réflexion (11). Il convient donc d'abandonner la prétention de conférer à la sphère économique une « vérité » dont serait dépourvue la conscience, toujours susceptible d'être « fausse » ; à l'ambiguïté des interprétations théoriques de la réalité répond l'ambivalence des réalités économico-techniques, qui ne sauraient être dotées d'un sens « en soi » disponible et mobilisable par la théorie, permettant de « déduire » le reste de la vie sociale : c'est au contraire l'inscription des faits économiques au sein de la vie sociale qui peut permettre leur interprétation (12)

C'est Marx lui-même qui soulignait le fait que les catégories que nous mobilisons pour penser le réel sont indissociables du développement historique : il est donc anti-marxiste de doter une catégorie (ou un rapport entre catégories, comme le rapport économie-idéologie) d'une prévalence absolue, transhistorique (13). Toute théorie générale de l'histoire tend ainsi à universaliser, à déshistoriciser ses propres concepts, présupposant ainsi une image de l'homme censé être déterminé par un système fixe de motivations fondamentales : le rôle absolu attribué aux « forces de production » prend ainsi appui sur une conception de l'homme qui fait de la motivation économique le vecteur fondamental (que ce motif soit conscient ou non). Or ceci revient à oublier, contre Marx, que ces motivations sont elles-mêmes des productions sociales, et non des traits inscrits dans une nature humaine. Les seuls traits transhistoriques sont des déterminations biologiques qui, dans la mesure même où elles sont universelles, ne nous aident en rien pour l'analyse d'une société déterminée. Que les hommes soient mus par des déterminants qui ne sont pas seulement biologiques, c'est une vérité générale sur l'homme en général ; mais ce que sont ces besoins (économiques… ou non) ne peut être connu de façon abstraite ; encore une fois, le primat du déterminant économique n'est pas une affirmation valable pour l'homme en général, mais seulement pour l'homme inscrit dans une société capitaliste (14). Et même dans la société capitaliste, il est erroné de faire de l'homo oeconomicus un simple produit de la culture capitaliste : culture et structure de la personnalité se correspondent, sans que l'on puisse considérer que l'une « détermine » l'autre (15). Considérer que l'homme est par nature un homo oeconomicus est un postulat arbitraire dont la validité rendrait d'ailleurs le socialisme impossible (16).

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Pour Castoriadis, l'échec du marxisme ne provient pas du fait qu'il aurait élaboré une théorie qui se serait avérée factuellement erronée : c'est le type même de théorie envisagé par le matérialisme historique qui doit être abandonné, étant à la fois impossible et inutile (17). Ce modèle théorique est déterministe, en ce qu'il prétend réduire l'histoire à un jeu mécaniques de forces régies par des lois immuables (18). A cet égard, l'importance reconnue à l'action de la classe ouvrière ne doit pas faire illusion : ce que doit faire le prolétariat est déjà déterminé ; ce qui reste incertain est de savoir s'il le fera ou non, Marx laissant ouverte la possibilité d'un échec du socialisme et son retournement en barbarie. Dans ce cas-limite, la théorie échoue… mais c'est alors parce que l'histoire elle-même échoue, qu'elle est privée de sens et qu'aucune théorie ne peut plus en être donnée. Dès que l'on donne une épaisseur réelle aux notions de « prise de conscience » et d'activité des classes (sans remettre pour autant en cause la corrélation de cette conscience et de cette activité avec leur contexte historique) on doit admettre l'émergence d'éléments nouveaux, non prédéterminables ; l'histoire redevient le lieu d'une créativité qui interdit toute réduction déterministe (19).

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Ce qui vaut pour les acteurs de l'histoire (en tant qu'objet du discours du théoricien) vaut également pour le théoricien : dès que l'on reconnaît que l'auteur du discours est lui-même inscrit dans l'histoire, la possibilité d'un savoir en soi, objectif, définitif, s'effondre : tout discours sur l'histoire reste un discours inscrit dans l'histoire. Cela ne détruit pas la validité du discours sur l'histoire (au profit d'un scepticisme radical, ou d'un relativisme), ni les exigences scientifiques que l'on doit imposer à la constitution du discours ; mais le théoricien ne fait pas face à une réalité à laquelle il pourrait rester étranger, il est à la fois dans la société et de la société. Les catégories qu'il emploie pour penser la réalité sont celles dont le dote son appartenance historique, et elles sont elles-mêmes le fruit d'une élaboration historique.

Plus encore, il n'y a pas de connaissance de l'histoire indépendante d'une perspective sur l'histoire, tributaire d'une intention, d'un projet qui sont eux-mêmes historiques. C'est précisément ce que Marx lui-même a mis en lumière, dénonçant l'universalisation abusive opérée par les penseurs bourgeois de catégories propres au capitalisme ; il faut donc retourner contre la « conception marxiste de l'histoire » cette critique en montrant en quoi elle reste prisonnière d'un sociocentrisme rejeté par Marx. Cette critique ne doit pas conduire à remettre en cause la valeur que peut représenter l'analyse marxiste : le fait qu'un discours appartienne à son époque n'est pas ce qui le disqualifie – sans quoi il ne saurait y avoir de discours valable – c'est au contraire ce qui lui donne son intérêt. Rejeter un discours sous prétexte qu'il est tributaire des catégories de son époque, c'est tomber dans les illusions d'un rationalisme naïf, en quête d'une objectivité incompatible avec les conditions mêmes du discours. C'est précisément le fait qu'un discours s'inscrive dans une perspective déterminée, qu'il ait recours à des catégories historiquement façonnées, qu'il s'inscrive dans un projet historique, qui lui permet de « voir » dans le passé ce qui ne pouvait y être discerné auparavant. L'erreur du théoricien ne provient pas de son enracinement historique, mais de la tentation de croire qu'il peut y échapper, et de prétendre donner à son discours une validité universelle, projet aussi contradictoire (et sociocentrique!) que le serait la tentative inverse, visant à penser chaque période de l'histoire « selon son propre point de vue ».

La « vérité » historique ne se trouve ni dans le point de vue d'une époque sur elle-même, ni dans un discours transhistorique : elle se déploie dans l'histoire à travers la succession des perspectives, chaque époque trouvant dans ses propres ressources de quoi éclairer des aspects inapparus du passé. En ce sens, le perspectivisme historique n'a rien d'un scepticisme ou d'un relativisme. (20) Encore faut-il se garder de la « solution » que le marxisme prétend trouver au « problème » du perspectivisme : la succession des points de vue dans l'histoire s'achèverait avec l'émergence d'un « dernier » point de vue, ainsi posé comme point de vue dernier : celui de la « dernière » classe, dont le point de vue n'est plus déterminé par un intérêt particulier, puisque son intérêt est en lui-même l'intérêt de l'humanité. (21a) Cette « solution » repose sur une faute logique, consistant à se donner la solution avant même d'avoir posé le problème. Si l'on présuppose une rationalité de l'histoire (fût-elle « dialectique »), si l'on admet que toute phase ultérieure résorbe en elle les phases antérieures, qu'elle assume en en dépassant les contradictions, si l'on postule que notre propre point de vue est le point de vue « du prolétariat », considéré comme phase ultime du développement historique, alors le problème de la « vérité » du marxisme est résolu… parce qu'on l'a supprimé. Or aucune de ces affirmations n'est historiquement fondée : l'histoire ne témoigne pas plus du « dépassement » de Platon par Kant que du fait que « le marxisme » (mais lequel?) pourrait être considéré comme l'expression « du » point de vue « du » prolétariat (qui reste à définir). En tant que philosophie de l'histoire, le marxisme doit donc être abandonné. (21b)

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La même critique peut être formulée en partant de l'articulation (déterministe) entre développement technique et développement culturel : dans une optique marxiste, l'articulation infrastructure-superstructure impose d'admettre que, s'il y a bien progrès dans la sphère technico-économique, il doit également y avoir progrès dans la sphère philosophique. Or si l'on doit admettre le caractère indubitable du progrès technique, la « supériorité » de Kant sur Platon n'a aucun sens (22). Encore une fois, il est impossible de penser l'histoire intellectuelle comme un « progrès » aboutissant à l'émergence d'un savoir absolu, d'un point de vue universel, d'une perspective totale. Tout savoir est perspective, et c'est en tant que perspective qu'il peut « voir » ce qui reste inaccessible à d'autres points de vue ; penser que l'histoire pourrait aboutir à une société qui, ayant aboli les classes sociales, aurait aboli le sociocentrisme de tout savoir, est une absurdité. Un point de vue total (capable de restituer « le vrai sens ») sur une période de l'histoire impliquerait d'ailleurs une anticipation de tout l'avenir (puisque le rôle d'un événement dans l'avenir fait partie intégrante de sa « signification »), ce qui nous reconduit à l'absurde.

Là encore, la reconnaissance du caractère nécessairement sociocentrique du savoir ne conduit nullement au scepticisme ou au relativisme, il n'épargne en rien au théoricien le souci des conditions qui confèrent à son savoir une validité scientifique. Il s'agit seulement de reconnaître que la visée d'un savoir absolu est à la fois théoriquement infondée et pratiquement inutile, que la détention d'un savoir « vrai » n'est en rien la condition de possibilité d'une transformation radicale de la société (23).

La faute originelle du marxisme est donc en réalité celle du rationalisme dont il est l'héritier – plus encore, dont il est l'expression. L'erreur fondamentale consiste à présupposer dans / projeter sur l'histoire une « rationalité » préétablie : le passé est tout aussi « rationnel » que le sera l'avenir – comme le voulait Hegel ; et c'est cette rationalité qui rend l'histoire compréhensible en lui conférant un sens, qui ne saurait être que rationnel (24).

Refuser la rationalité de l'histoire en tant que totalité, ce n'est pas refuser toute forme de causalité dans le cours des événements historiques ; c'est précisément l'existence de rapports de causalité qui permet de forger des explications rationnelles, mais aussi de mettre au jour un certain nombre de lois formulables de façon abstraite, lesquelles peuvent permettre de formuler des prévisions relativement satisfaisantes (25a). Ce que Castoriadis refuse, c'est l'intégration de ces lois dans un système déterministe global ; la rationalité ainsi construite est toujours locale, et les enchaînements qu'elle autorise sont toujours immergés dans un ensemble de relations non déterministes (25b).

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Pour Castoriadis, le « non-causal » historique doit être ressaisi à deux niveaux : le premier est l'irréductibilité des comportements individuels, qui ne se laissent pas subsumer sous des types déterminés. Ce niveau est le moins décisif, car il ne remet pas en cause la possibilité d'un déterminisme ressaisi à un niveau plus général, au sein duquel les variations individuelles pourraient être considérées comme négligeables (25c). Ce qui est décisif est le caractère créateur des comportements individuels et collectifs, caractère qui s'affirme comme capacité à générer de nouvelles formes, de nouveaux types, dans un mouvement proprement instituant (25d).

Reconnaître ce caractère créateur des comportements humains ne revient absolument pas à reconduire l'histoire à un ensemble de décisions conscientes, susceptibles d'orienter le cours de l'histoire vers des fins délibérées, conformément à une optique volontariste. Au contraire, ce qui caractérise la « logique historique » est bien plutôt le fait que des résultats peuvent être atteints alors même que nul ne songeait à les atteindre. Pour Castoriadis, le capitalisme naît d'une convergence de processus et de décisions appartenant à des registres différents, au sein desquels la résultant globale n'a jamais été anticipée, alors même que c'est cette résultante globale qui confère un sens et une unité à l'ensemble du procès historique, qui permet d'en interpréter rétrospectivement les différentes composantes. Même le hasard semble se trouver instrumentalisé dans ce processus signifiant, qui paraît ainsi intentionnel alors même qu'il n'est le fruit d'aucune intention. Cette « finalité sans fin » du processus historique ne peut pas être ressaisie comme l'application particulière d'un schème déterministe global : elle apparaît bien plutôt comme un mystère, comme un problème inépuisable (26).

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C'est ce mystère que l'on retrouve dans l'unité caractéristique de chaque monde culturel, qui fonde la compatibilité et la convergence des sphères qui le constituent, allant des structures de la parenté aux systèmes éducatifs et aux types de névroses individuelles, en rapport avec des formes idéologiques ou religieuses particulières (27a). Il est clair qu'il est possible de faire apparaître au sein de cette idiosyncrasie culturelle des rapports de causation qui permettent d'en réduire le foisonnement, d'en articuler les dimensions. Mais il est tout aussi clair que cette réduction ne peut aboutir qu'à un « reste », qu'à une axiomatique culturelle dont la cohérence et la puissance harmonisatrice demanderait elle-même à être expliquée, alors même qu'il est impossible de le faire à partir d'intentions conscientes des acteurs (27b). Dans ce registre, la notion de cohérence doit être entendue dans un sens élargi, dans la mesure où même les crises qui marquent l'évolution d'un système culturel font partie intégrante de son identité, non seulement parce qu'elles en portent la marque mais aussi parce qu'elles font partie des forces motrices qui permettent à cette identité de se déployer (27c).

Cette mystérieuse rationalité trouve une forme particulièrement visible d'expression dans le fait que l'histoire, comme l'indiquait déjà Trotski, semble produire les individus dont elle a besoin pour suivre son cours, un cours qui échappe aux rationalités individuelles. La rationalité d'une séquence historique, ce qui lui confère un sens la rendant interprétable, est ainsi tributaire d'un ensemble de hasards qu'aucun déterminisme causal n'est à même de réduire. Ce que conteste Castoriadis, ce n'est donc pas la possibilité de faire apparaître une rationalité dans le cours des événements historiques : c'est la possibilité de rendre raison de cette rationalité à partir d'un déterminisme global permettant de faire disparaître le caractère éminemment mystérieux de cette rationalité même (28).

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Dans le même ordre d'idées, la bureaucratisation semble bien constituer l'un des horizons déterminés du capitalisme ; mais comment expliquer que la première bureaucratie historique émerge en Russie au lendemain de la Révolution, sur les ruines mêmes du capitalisme ? Là encore, « tout se passe comme si » l'histoire s'était d'elle-même orientée vers l'émergence de la bureaucratie, usant pour la faire naître des conjonctures sociales les plus rétives (en apparence) à son mouvement (29).

Encore une fois, il est certes possible d'opérer un certain nombre de réductions causales ; et il faut se garder de l'illusion rétrospective consistant à oublier que les catégories que nous utilisons pour interpréter l'histoire passée sont des catégories que cette histoire nous a elle-même léguées, ou dont elle a permis l'élaboration – de sorte que la « signification » du passé ne nous apparaît que dans la mesure où ce passé est interprétable par des catégories qu'il a lui-même contribué à forger (et qui lui sont donc naturellement appropriées). Mais ni les réductions causales, ni la déconstruction de l'illusion rétrospective ne suffisent à épuiser le problème, à dissoudre le mystère de la rationalité signifiante de l'histoire (30). Recourir avec Hegel à la « ruse de la raison » revient simplement à réactiver la Providence ; mais la solution marxiste est encore plus périlleuse, dans la mesure où elle tente d'assumer à la fois l'orientation totale du processus historique vers une fin déterminée, et la stricte immanence des séries causales. Ce qui devient alors strictement miraculeux, ce n'est pas seulement la réduction de l'ensemble des séries causales à un système déterministe global, mais plus encore le fait que des séries causales immanentes, en elles-mêmes radicalement étrangères à toute préoccupation éthique, s'orientent, comme vers leur fin nécessaire, vers la production de la liberté (31).

En d'autres termes, le marxisme n'est, pas moins que l'hégélianisme, une philosophie de l'histoire qui constitue en fait une théologie de l'histoire. Tenter de dissoudre le mystère de la rationalité historique dans une rationalité globale de l'histoire, c'est remplacer un mystère par un autre, plus radical encore, car rien ne saurait être plus mystérieux qu'une rationalité totale (dès que l'on abandonne l'idée d'une providence proprement religieuse) ; et c'est ainsi court-circuiter le problème authentique auquel l'homme se trouve confronté : « que les hommes ont à donner à leur vie individuelle et collective une signification qui n'est pas préassignée, et qu'ils ont à le faire aux prises avec des conditions réelles qui ni n'excluent ni ne garantissent l'accomplissement de leur projet » (32).

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L'erreur de principe que commettent aussi bien Hegel que Marx est celle qui découle de tout rationalisme (33). Toute dialectique fermée est rationaliste, et toute dialectique rationaliste est nécessairement fermée, chaque élément du tout tirant son sens de sa participation à un processus global orienté vers la production d'une fin, savoir absolu ou homme total (33). La seule dialectique acceptable est donc une dialectique ouverte, qui exclut la clôture et l'achèvement, admet en son sein l'indéfini, le non-rationnel, le contingent, reconnaît que la nature ne se réduit pas à une construction de la conscience, que le sujet lui-même est irréductible dans son essence et son existence, à une construction rationnelle. Or une telle dialectique exige, comme le voulait le jeune Marx, que l'on abandonne toute prétention à réduire le réel à une théorie (34).

C'est cette irréductibilité du réel que l'on trouve affirmée périodiquement chez les grands marxistes comme Rosa Luxemburg, Trotski ou Lukács, irréductibilité qui fait de l'homme lui-même le sujet (et l'acteur) d'une histoire qu'aucune théorie (et donc aucune perspective déterministe) ne peut forclore, et dont le cours dépend des formes qui auront été créées, inventées dans la trame même du devenir historique (35).

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Mais cette dimension du marxisme est perpétuellement accompagnée et contrecarrée par la dimension opposée, qui veut projeter sur l'histoire un schème déterministe dont l'élément principiel (le développement des forces productives, elles-mêmes réduites à leur dimension technique) autorise de la concevoir comme un progrès (36). C'est ce schème qui justifie l'instauration d'une dictature bureaucratique, dans la mesure où elle légitime l'autorité (et le pouvoir) de ceux qui sont à même de discerner la théorie dont l'histoire n'est que la réalisation (37). Dans cette optique, si le prolétariat est force révolutionnaire, c'est encore et uniquement parce qu'il est lui-même force de développement des forces productives (38). Le fait que cette seconde dimension du marxisme soit devenue hégémonique peut certes être interprété à la lumière des caractéristiques idéologiques du XIX° siècle (positivisme, scientisme, soutenu par les progrès incomparables de la technique, etc.). Mais cette interprétation ne doit pas nous tromper. L'échec du marxisme, en tant qu'élimination de sa dimension proprement révolutionnaire, ne peut être expliqué par de simples déterminants idéologiques ; il doit lui-même être compris comme un symptôme, comme l'expression dans l'ordre philosophique, idéologique, du destin du mouvement révolutionnaire dans sa globalité (39).

Il est donc vain d'en appeler à un « retour » au jeune Marx ; l'histoire du marxisme manifeste le fait que dès que les formules originelles ont été mises en œuvre, la « synthèse » qu'elles appelaient et promettaient (et notamment celle de la théorie et de la pratique) s'est dissoute (40). Marx a donc marqué dans l'histoire, et pour la première fois, une exigence, que nous devons aujourd'hui reprendre à notre compte : unification de la réflexion et de l'action, dissolution de l'opposition entre élite et masse, transformation de la contestation de l'actuel en mouvement de production de l'avenir, mouvement dont la dimension proprement révolutionnaire implique à la fois la conscience d'elle-même et le refus de tout asservissement à une idéologie déterminée (41). La proclamation historique de cette exigence est déjà par elle-même signe historique, comme l'est également son incarnation dans le mouvement ouvrier (42).

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Mais le problème posé par Marx n'a en rien été résolu par le marxisme ; plus encore, c'est bien l'absence de solution théorique qui apparaît aujourd'hui de manière aveuglante et qui doit être assumée (43). L'intellectuel se trouve ainsi placé dans une position paradoxale, à la fois requis et congédié (44a) ; sa tâche est d'abord de comprendre les raisons historiques et théoriques de l'échec du marxisme, et les conditions permettant (peut-être) de les contrecarrer (44b) ; elle est ensuite de tenter d'élaborer une conception qui – sans prétendre produire une nouvelle théorie de l'histoire, mais tout en intégrant la possibilité, la nécessité d'un développement indéfini –, soit susceptible d'animer et d'éclairer l'action individuelle et collective. Le rejet de toute nouvelle « théorie de l'histoire » n'aboutit en rien à un rejet de la réflexion ; la lucidité est une composante-clé de tout mouvement révolutionnaire, mais la conscience lucide doit elle-même être réflexive, et garder une conscience lucide de ses propres limites (44c).

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