La démonstration (Pascal)
Pour commencer, petit rappel rapide en ce qui concerne la méthode de validation des énoncés en mathématiques : la démonstration. Que signifie "démontrer" ? Je suis ici un cheminement légèrement différent de celui que nous avons suivi en cours, pour éclairer le même problème d'une autre façon. Je prends donc ici comme point de départ l'exemple de démonstration mathématique que nous avons donné en cours, pour arriver au problème-clé de la vérité des axiomes.
Pour mémoire, nous avons pris en classe l'exemple de la démonstration de l'énoncé suivant : (a+b)² = a² + 2 ab + b². Démontrer cet énoncé, c'est montrer qu'on peut le construire (par "traductions" successives de la formule (a + b)²) en utilisant uniquement :
a. les définitions des termes
b. les règles de base du calcul mathématique.
Dans cet exemple, nous avons besoin de la définition du carré, de la multiplication, de l'addition, ainsi que de quelques règles fondamentales de l'arithmétique : outre les lois fondamentales de la logique, nous avons besoin de la règle de commutativité de l'addition ( a +b = b + a) et de la distributivité de la multiplication : [a x ( b + c)] = (a x c) + (a x c). Cette démonstration ayant été effectuée en cours, je n'y reviens pas. En résumé, si vous parvenez à construire "a² + 2 ab + b²" à partir de (a + b)² en utilisant uniquement les définitions et les règles de base, vous aurez démontré cet énoncé.
Les définitions et les règles de base d'un système mathématique s'appellent : les axiomes (l'ensemble des axiomes constitue l'axiomatique du système). Un énoncé que l'on a construit à l'aide de ces axiomes ( = qui a été démontré) s'appelle un théorème.
Bien. Nous arrivons alors directement à la question angoissante et fondamentale : un axiome est-il vrai ?
Il va de soi qu'il y a un problème. Si un axiome est démontrable, ce n'est plus un axiome, c'est un théorème. Mais s'il n'est pas démontrable, comment affirmer qu'il est vrai ?
Cette (terrible) question a agité les philosophes depuis l'Antiquité. Certes, un énoncé mathématique démontré peut être considéré comme universel (on ne trouvera jamais d'exceptions) et définitif (une démonstration correcte est valable une fois pour toutes). Bref, la validité d'un énoncé mathématique démontré est absolue.
Mais si tout ceci repose sur des énoncés qui ne sont pas vrais... comment parler de "vérité mathématique" ? Car nous savons qu'un raisonnement logique fondé sur des prémisses fausses... conduit à des théorèmes faux ! IL NOUS FAUT DONC ABSOLUMENT SAVOIR si les axiomes peuvent être considérés comme "vrais". Sans quoi les mathématiques se mettraient à ressembler à une fantastique pyramide... construite sur un sol invisible !
C'est à cette interrogation que répond le texte de Blaise Pascal (il se trouve ici) que nous avons étudié en cours, issu de l'opuscule "De l'esprit géométrique".
Pour Pascal, une méthode de démonstration absolument parfaite seraient une méthode au sein de laquelle :
a) tous les termes seraient définis
b) tous les énoncés seraient démontrés.
C'est une méthode parfaite ; mais justement parce qu'elle est parfaite... elle est absolument impossible à mettre en oeuvre ! (du moins pour l'homme). Concernant le premier point, c'est le paradoxe du dictionnaire : on définit un mot avec d'autres mots, qui eux-mêmes sont définis avec d'autres mots, qui eux-mêmes... Du fait d'une "régression à l'infini", ceci implique, pour Pascal, qu'il est tout à fait vain à chercher à définir tous les mots : il faudra bien arrêter quelque part la régression qui, sans cela, se poursuivrait à l'infini...
Même chose pour le second impératif : on démontre un énoncé à l'aide d'autres énoncés, qui ont eux-mêmes été démontrés, par d'autres énoncés, qui eux-mêmes... Encore une fois, si on veut tout démontrer, il faut entrer dans un mouvement perpétuel, une régression à l'infini... ce qui est impossible.
Par conséquent, la méthode de démonstration parfaite est impossible. Il faut donc en trouver une autre... qui consiste tout simplement à admettre l'existence "d'idées premières" et de "principes premiers", qui seraient respectivement indéfinissables / indémontrables... mais qui seraient pourtant vrais ! C'est tout l'intérêt de l'argument de Pascal : cette méthode, qu'il apelle "géométrique", est certes moins parfaite que la méthode parfaite, puisqu'elle est moins "convaincante". Convaincre, c'est justifier par des arguments rationnels. Or ici, précisément, on admet que certains énoncés (principes) ne pourront plus être justifiés par des arguments rationnels. Mais ces notions et principes restent néanmoins certains... de même que les énoncés que l'on peut en déduire par voie de démonstration.
Mais alors, s'ils ne sont plus démontrables par la raison, et que nous les connaissons néanmoins avec certitude comme "vrais", qu'est-ce qui nous dit qu'ils sont vrais ? Quelle est la faculté en cause, puisque ce n'est plus la raison ?
La réponse, vous la connaissez : chez Pascal, la faculté qui supplée aux limites de la raison, c'est le coeur. Pour Pascal, les principes premiers, les notions premières, nous apparaissent vrais par la "lumière naturelle", en ce qu'ils nous apparaissent comme évidents. Or un principe évident n'est pas un principe dont la vérité nous est attestée par un raisonnement logique : c'est bien le coeur (nous sommes donc bel et bien dans le registre du sentiment) qui nous certifie que le principe est vrai. Le coeur "sait", pour des raisons qui échappent, précisément, à la raison. C'est le sens (qui n'a donc rien de romantique...) de l'énoncé fameux : "le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas".
Quels sont ces "notions premières" et "principes premiers" qu'on ne peut plus définir ni démontrer ? On peut prendre comme exemple de principes les lois de la logique : essayez de démontrer qu'une chose ne peut pas à la fois être A et non-A (par exemple : être un nombre et ne pas être un nombre) ; essayez de démontrer le principe d'identité (a = a) : impossible ! Il faut déjà admettre la validité de ces principes pour essayer de les démontrer...
Comme exemple de "notions premières" indéfinissables, on peut proposer la notion d'espace (ou de temps) : comme le remarquait déjà Thomas d'Aquin, tout le monde sait bien ce que c'est que le temps... mais les choses se gâtent dès qu'on essaie de définir précisément de quoi il s'agit ! Bergson dira la même chose de la notion de "conscience". Pour Pascal, si nous pouvons "entrer" dans le langage, c'est que certains concepts primitifs, certaines "notions premières" se passent de définitions.
La méthode géométrique se définit donc par opposition à une méthode-1 qui ne chercherait pas à définir ou à démontrer quoi que ce soit, et à une méthode-2 qui chercherait à tout définir et à tout démontrer. Pour Pascal, il faut tout définir, sauf les notions premières dont la signification est "évidente" ; il faut tout démontrer, sauf les principes premiers dont la vérité est "évidente".
On voit ici toute la fragilité de l'édifice des mathématiques selon Pascal, qui symbolisent en fait la fragilité de la connsissance rationnelle en général :
a. les mathématiques reposent bien sur des définitions rigoureuses.... mais ces définitions sont construites à partir de termes qui, eux, ne sont pas définis.
b. les mathématiques reposent bien sur des démonstrations rigoureuses... mais ces démonstrations reposent elles-mêmes sur des énoncés qui n'ont pas été démontrés.
Ce qui nous indique un principe général : la raison n'est absolument pas autonome pour Pascal : pour pouvoir travailler, elle a besoin de partir de vérités qu'elle ne peut pas se donner à elle-même, mais qu'elle doit recevoir d'une autre faculté, qui doit attester que certains jugements sont absolument certains, quoi que l'on ne puisse absolument pas les démontrer. Ce que l'on peut formuler autrement, en disant quer toutes les certitudes auxquelles la raison peut parvenir, sont fondés sur des actes de foi.
Orgueilleuse raison, qui pensait pouvoir atteindre la certitude mathématique à elle toute seule...
Ajouter un commentaire