Avant de poursuivre notre parcours, il convient peut-être de s'interroger sur le sens qu'il convient de donner à cette "doctrine" de la métempsycose dans l'Esprit de l'Utopie, et plus particulièrement sur son statut épistémologique (que Bloch ne cherche à guère à clarifier) ; et ce d'autant plus que cette doctrine, qui marque pourtant l'aboutissement de la démarche suivie dans l'oeuvre, disparaît dans les écrits ultérieurs.
Sans entrer dans une analyse qui déborderait le cadre de cette présentation, il semble qu'il faille en placer l'affirmation à mi-chemin entre les postulats de la raison pratique de Kant, et l'intuition qui découvrit à Nietzsche la doctrine de l'Eternel Retour. Ce qui marque en effet la revendication en faveur de la métempsycose, c'est son adéquation avec les réquisits de l'Espérance. Les principales raisons qui soutiennent la croyance en la métempsycose sont en effet relatives à ce que cette croyance autorise, justifie, légitime, articule, et non sur sa validité interne en tant que système théorique capable de rendre compte d'un ensemble de phénomènes. En ce sens, si la métempsycose n'a rien d'irrationnel pour Bloch, c'est avant tout parce qu'elle trouve sa légitimation dans l'ordre de la raison pratique. Et si Bloch ne distingue pas, dans son exposé, le contenu de la croyance et ses fondements (ce qui peut effectivement donner un tour "dogmatique" à l'exposé, qui semble d'autant plus prophétique qu'il se passe de toute procédure de justification), c'est parce que le contenu lui-même est intrinsèquement déterminé par son aptitude à répondre à une exigence de principe (ce qui explique d'ailleurs l'indifférence totale de Bloch à l'égard des rapprochements que l'on pourrait effectuer avec telle ou telle forme historique de croyance à la migration des âmes). Bloch ne décrit pas la doctrine de la métempsycose, il la montre, en ce sens que celui qui la considère doit saisir dans le contenu même ce qui fait la valeur, le sens, la légitimité d'une croyance qui ne peut trouver sa vérité que dans sa capacité à s'intégrer et à participer au processus ontologico-historique par lequel le réel advient à sa vérité.
On peut ainsi lire la présentation de la métempsycose dans l'Esprit de l'Utopie comme l'une des illustrations les plus pures, dans toute l'oeuvre de Bloch, de ce en quoi peut consister une croyance résultant d'un "embrasement" réciproque de Hegel par Kant.
D'une part, la métempsycose permet de concevoir l'Histoire comme un processus animé par un mouvement qui transcende le déroulement mécanique des phénomènes, sans que cette transcendance n'ait besoin d'être posée dans une sphère d'objectivité extérieure à l'homme. Dans l'optique de la métempsycose, l'Homme est à la fois l'élément porteur de l'élan transcendant, ce par quoi cette transcendance se manifeste, et ce qui en constitue l'aboutissement. L'Homme est à la fois sujet et objet de la transcendance, qui peut ainsi rester intégrée à la sphère de l'immanence. Encore une fois, tant que la transcendance était rapportée à une extériorité inhumaine, l'homme pouvait être considéré comme moyen de l'auto-découverte/réalisation de la transcendance ; mais si l'Homme lui-même est posé comme le véritable sujet de la transcendance, si c'est bien l'humanité qui est à la recherche de sa propre essence dans l'Histoire, si celle-ci est orientée vers la pleine humanisation de l'homme (et de la nature), si donc l'Être dont l'histoire doit accoucher est l'Homme lui-même en tant que Fils de l'Homme, alors il devient paradoxal d'admettre que les hommes au cours de l'Histoire ne sont apparus que comme des moyens de ce processus. Or la migration des âmes permet de maintenir l'idée selon laquelle aucune âme humaine n'est réduite dans le cours de l'Histoire au statut de simple rouage permettant le dévoilement d'un sens et la progression vers un accomplissement auquel elle n'aurait aucune part.
Bloch récuse, d'une part, l'optique (que l'on pourrait dire kantienne) selon laquelle l'accomplissement pour l'homme ne serait pas à rechercher dans son épanouissement personnel, mais dans sa participation à un processus historique dont on doit postuler qu'il aboutira à un état final conciliant les exigences du bonheur et celles de la vertu pour tous les hommes. Dans cette optique, la nature n'a pas fait l'homme de façon à ce qu'il atteigne le bonheur, mais de manière à ce qu'il soit conduit à s'en rendre digne par un effort travaillant (consciemment ou non) à l'avènement d'une humanité qui, une fois portée à sa pleine maturité, pourra (enfin) concilier les exigences du bonheur et de la vertu. De sorte que, paradoxalement, l'homme apparaît bien dans le cours de l'Histoire comme un moyen dont la nature se sert pour atteindre cette fin que constitue la pleine humanisation de l'homme par l'homme (c'est-à-dire en fait le plein avènement de la Raison dans l'homme).
Mais Bloch récuse également une autre optique (que l'on pourrait dire nietzschéenne) selon laquelle ce qui donne sens et valeur à la vie de l'homme est de travailler à l'avènement de quelque chose qui le dépasse, et qui ne peut advenir que par sa mort, le tragique (héroïque) consistant pour l'homme à accepter, et plus encore à oeuvrer à sa propre destruction au nom de la perspective apocalyptique du surhumain. De sorte que là aussi la finalité propre de l'homme implique la reconnaissance de son statut de moyen au service de l'avènement d'un Royaume dont il sera nécessairement exclu : l'homme n'est réellement vivant que dans la mesure même où il accepte de mourir pour que la Vie triomphe.
La perspective de la migration des âmes permet, elle, de rompre catégoriquement avec toute forme d'instrumentalisation de l'homme par un principe qui le transcende (Dieu, la raison, la Vie), en posant que toute âme, à travers son inscription dans l'histoire, est bel et bien orientée vers son propre accomplissement, sa propre apothéose au sein d'un Royaume dans lequel elle siégera. De sorte que le Soi n'est pas seulement sujet et objet de l'histoire, il est aussi moyen et fin d'un processus qu'il accompagne de son origine à son aboutissement.
Apothéose de Saint Sébastien, Sebastiano Ricci
Par ailleurs, la doctrine de la métempsycose, et son achèvement apocatastatique, permet de faire imploser le cadre individualiste que toute doctrine semble impliquer dès lors qu'elle cherche à articuler la perspective eschatologique et la vie de l'homme saisi dans son individualité. Si l'âme est orientée vers son Salut, comment admettre qu'elle puisse trouver une forme d'accomplissement au cours de la vie humaine sans briser le lien qui l'unit au Salut du monde, et plus encore à celui des autres sujets humains ? Formulons la question différemment : si chaque âme atteint sa pleine révélation dans l'histoire, pourquoi devrait-on admettre que cette révélation adviendra pour toutes les âmes "en même temps", au terme apocalyptique du processus historique ?
Bloch n'affirme jamais que chaque âme participe également, et de la même façon, à l'accomplissement du télos de l'histoire ; même lorsque la perspective (que l'on pourrait dire aristocratique, et qui peut être mise en rapport avec l'influence de Lukacs) de la hiérarchie des âmes tend à disparaître entre la première et la seconde rédactions de l'oeuvre, ce n'est jamais au profit d'un égalitarisme qui, pour Bloch, entrerait en conflit avec la nécessaire hétérogénéité des Soi, garante de leur véritable ipséité ; l'égalité ne peut être affirmée que par l'abolition des singularités, produite par la référence à une forme de transcendance radicale extérieure (égalité devant Dieu, etc.) Pourquoi donc des âmes "nobles" ne pourraient-elles achever leur quête avant que le terme de l'Histoire ne soit atteint ?
Pour Bloch, la réponse est précisément que la pleine réalisation de l'humanité dans l'homme pris dans sa singularité est parfaitement indissociable de la pleine réalisation de l'humanité dans l'Humanité. Le Salut de l'Humanité n'est le Salut de l'âme individuelle que parce que la réciproque est également vraie. Ainsi, il n'y a de plein accomplissement de l'âme que dans un univers au sein duquel le Soi a renversé les clôtures qui le séparaient des autres ; l'homme ne peut réaliser son humanité que par l'institution d'une communauté humaine : le Soi ne peut se réaliser que dans le Nous. Mais le Soi doit également avoir renversé les clôtures qui le séparent du monde en général, dont l'humanisation doit être accomplie pour que la naturalisation de l'Homme puisse être gagnée : la fin du processus eschatologique n'exige pas seulement l'abolition de la séparation du Soi et d'autrui dans la communauté, elle exige également que l'opposition du Sujet et de l'objet, de l'homme et de la nature soit elle aussi "sursumée" dans une forme de communauté qui, pas plus que la communauté des sujets, ne supprime leur distinction.
Ainsi, la doctrine de la métempsycose permet d'articuler les perspectives eschatologiques individuelle, collective et universelle. En ce sens, elle est seule (pour Bloch) à relever le défi véritable que la sphinge lance à l'homme en le confrontant à la mort : la réponse à l'énigme n'est pas seulement l'homme en tant que communauté abstraite de tous les hommes, elle est aussi chaque homme saisi dans sa singularité, elle est le Soi en tant qu'il est ce par quoi l'Humanité peut rejoindre son foyer, et ce qui ne peut lui-même se réaliser hors de ce Foyer.
Marc Chagall, Les paysans de Vence (1967)
Cette interprétation du rôle joué par le recours à la métempsycose dans l'Esprit de l'Utopie permet, en retour, d'éclairer les raisons de son abandon par Bloch dans la suite de son oeuvre. Cette élucidation permet en effet de comprendre à la fois ce qui, dans l'approfondissement de la dimension proprement marxiste de sa pensée, s'oppose aux principes sur lesquels la métempsycose était fondée, mais aussi ce qui, dans l'exigence à laquelle la métempsycose cherchait à répondre, impose une reformulation assez radicale du "matérialisme" de Marx.
Si la métempsycose permettait d'introduire l'idée de transcendance immanente, elle n'en maintenait pas moins la nécessité d'une distinction des "plans" au sein de cette immanence, le plan (transhistorique) de l'âme se superposant, de façon plus ou moins convaincante, à la succession des vies humaines. Le fait même que Bloch ait jugé bon de distinguer (voir le texte 20) le déploiement de l'âme dans la succession de ses incarnations successives, et ces incarnations elles-mêmes implique une reconnaissance d'une sorte de niveau que l'on pourrait dire "méta-phénoménal", difficilement conciliable avec un matérialisme conséquent. Par ailleurs, si la doctrine de la métempsycose pouvait sembler recevable, voire réconfortante pour une âme aristocratique (l'âme noble pouvant trouver à se réjouir dans l'idée que ses incarnations successives sont autant de maillons dans une chaîne d'or, dont l'unité serait à trouver dans l'interpolation de différents sommets du développement historique), on voit mal en quoi elle pourrait s'avérer rassérénante pour l'âme de celui dont la vie terrestre se limite à une expérience de l'aliénation et de l'oppression. De ce point de vue, la doctrine de la métempsycose semble bien tomber sous le coup de la critique marxiste de l'illusion religieuse, cherchant à consoler l'opprimé en faisant miroiter l'espérance d'une vie bienheureuse située dans un au-delà post-mortem.
En ce sens, c'est bien le renforcement du marxisme de Bloch, conçu à la fois comme anti-spiritualisme et anti-élitisme, qui conduira à l'abandon de la métempsycose ; mais ce renoncement n'abolit en rien l'exigence à laquelle cette doctrine cherchait à répondre. Et c'est cette exigence qui contraindra Bloch à faire "descendre" la transcendance, non plus dans le plan métaphénoménal d'une âme transhistorique, mais bien dans la matière même de l'histoire ; en ce sens, si le renforcement du matérialisme de Bloch le conduit à renoncer au spiritualisme encore impliqué dans la métempsycose, elle l'amène également à approfondir la spiritualisation de la matière même, qui devra être arrachée au plan physicaliste sur lequel l'écrase tout réductionnisme mécaniste. Sans doute ce refus d'un matérialisme plat est-il déjà affirmé dans l'Esprit de l'Utopie ; mais il ne trouve son approfondissement théorique que dans les écrits ultérieurs, nourris des recherches que Bloch mènera dans son parcours de l'histoire du matérialisme occidental.
En d'autres termes, Bloch ne deviendra réellement marxiste que dans la mesure même où il fera subir au marxisme une inflexion radicale : il n'en accepte le matérialisme qu'à la condition de redéfinir la notion même de matière. Bloch ne s'est ainsi "converti" au marxisme qu'en opérant une conversion du marxisme lui-même, le marxisme blochien n'ayant ainsi jamais cessé d'être hétérodoxe. Ainsi, si l'Esprit de l'Utopie semble davantage incoporer des éléments issus du marxisme dans une perspective blochienne, c'est bien à une "blochisation" du marxisme que procéderont ses écrits ultérieurs ; lesquels, de ce point de vue, sont au moins aussi criticables (et dangereux) du point de vue du marxisme officiel que ne l'est l'Esprit de l'Utopie.
On peut dresser un constat analogue en ce qui concerne l'évolution du caractère aristocratique de la pensée de Bloch. On sait que l'expression la plus politique de cet aristocratisme (élaborée notamment dans le dialogue de Bloch avec Lukacs) a disparu entre la première et la seconde rédactions de l'Esprit de l'Utopie. Et comme nous l'avons souligné, la perspective adoptée dans l'Esprit de l'Utopie appartient bien au registre d'un humanisme radical, l'histoire n'oeuvrant que vers une fin reposant sur la libération de tous les hommes, sur la pleine humanisation de l'humanité, dans laquelle et par laquelle seule le Soi peut advenir à sa propre vérité. Mais cet humanisme reste encore marqué par l'élitisme caractéristique de l'humanisme historique, lequel (comme le remarquait par exemple Sartre) reste élitiste par son humanisme même : si l'histoire progresse par la réalisation de l'humanité de l'homme dans l'homme, elle reste essentiellement tributaire de la marche des hommes au sein desquels cette humanité se maniifeste de façon éclatante ; de sorte que la grande histoire, l'histoire philosophique de l'humanité, reste avant tout l'Histoire... des grands hommes.
Si tous les hommes sont par nature humains, il ne s'ensuit pas qu'ils le soient également : l'homme reste plus ou moins proche (ou éloigné) de sa nature selon le degré d'accomplissement que les dispositions spécifiquement humaines (ses dispositions culturelles) parviennent à atteindre dans sa vie concrète. En ce sens, l'homme réellement humain est avant tout l'homme cultivé, l'homme au sein duquel les dispositions humaines se trouvent portées à un degré de développement supérieur, l'homme dans lequel et par lequel un certain stade de culture trouve un terrain d'expression ; l'histoire de la culture est ainsi tributaire de l'éclosion des génies qu'elle fait certes naître, mais sans lesquels elle ne peut réellement exister.
Cet élitisme traverse de part en part la première oeuvre de Bloch qui, sans jamais réduire l'histoire de la culture (et notamment l'histoire de l'art) à une succession de biographies, et faisant au contraire apparaître les phases du développement culturel comme autant de mouvements de l'âme de l'humanité (voire de l'être en général), enflammant ainsi Kant avec Hegel, enflamme néanmoins Hegel par Kant en cherchant à corréler l'expression d'une forme culturelle au geste créateur (et, en tant que tel, irréductible à tout déterminisme historique) d'un Soi déterminé ; ainsi dans le domaine musical voit-on le "pett Moi temporel" s'incarner dans Mozart, le "petit Moi spirituel" s'incarner dans Bach, le "grand moi temporel" dans Beethoven et Wagner, etc.
Que cet élitisme humaniste (dont nous avons vu qu'il pouvait assez bien s'accomoder de cette forme d'immortalité transhistorique qu'impliquait la métempsycose) s'estompe radicalement dans les oeuvres ultérieures de Bloch, c'est évident. Mais il est tout aussi évident que ce processus de désaristocratisation, s'il a bien conduit Bloch à trouver dans les formes d'insurrection populaire des lieux d'expression privilégiée de l'élan utopique, n'a jamais abouti à une sacralisation des masses telle qu'elle a pu prendre forme dans le marxisme officiel, au moment même où le communisme s'affirmait de plus en plus comme le garant idéologique d'un centralisme bureaucratique.
A cet égard, on doit noter que le refus de toute absolutisation de l'Etat, change progressivement de forme chez Bloch. Dans l'Esprit de l'Utopie, c'est avant tout comme lieu d'écrasement de l'individualité même de l'homme (sur laquelle repose précisément son humanité) que l'Etat est condamné, dès lorsqu'il prétend à une validité "en soi" ; en ce sens, "l'anarchisme" de Bloch dans l'Esprit de l'Utopie doit avant tout être situé dans la trajectoire ouverte (entre autres) par Landauer. Ce que l'on a pu (avec Löwy) appeler le "romantisme révolutionnaire" de Landauer concilie en effet l'approche radicalement individualiste selon laquelle c'est dans l'expression même des singularités individuelles que se trouve la (seule) liberté authentique, et le rejet de tout "individualisme" stirnérien visant à dissocier l'épanouissement individuel de la construction d'une communauté proprement humaine. En ce sens, Landauer s'opposait aussi bien à toute centralisation étatique qu'à une sacralisation de la "masse", toutes deux constituant des formes de négation de la communauté véritable (ce qui explique que ladite communauté doive d'abord s'instituer comme communauté "en retrait"). Ainsi, l'affirmation par l'homme de son humanité suppose bien, pour Landauer, la création d'un contexte social (économique, politique, culturel) communautaire, mais cette création n'est elle-même en rien conditionnée par un système de prérequis historiques, de conditions "objectives", qui ne peuvent pas plus faire naître mécaniquement la communauté authentique qu'elles ne peuvent la rendre impossible. C'est dans cette perspective que s'inscrit de propos de Bloch dans l'Esprit de l'Utopie, qui n'est anti-étatique que dans la mesure même où il oppose l'affirmation de la singularité individuelle à toute dissolution grégaire.
Gustav Landauer
Cette double dimension du discours de Bloch changera de forme, mais non de nature au cours de l'évolution de sa pensée. De façon paradoxale, on pourrait ainsi remarquer que l'approfondissement de la dimension marxiste, en déconstruisant la dimension élitiste initiale, va ouvrir la voie à une nouvelle forme de légitimation de l'Etat, lequel pourra trouver sa justification dans sa capacité à participer activement au processus d'émancipation des hommes, dans la mesure même où il se fait l'instrument de la libération du prolétariat en tant que classe opprimée (le génie musical, lui, n'avait guère besoin de l'Etat pour créer ses symphonies). Mais d'un autre côté, cette légitimité n'est obtenue que par l'assujettissement de l'Etat à la classe dont il doit exprimer et réaliser les aspirations ; si les opprimés peuvent avoir "besoin de l'Etat" pour mettre en oeuvre les transformations qui conditionnent la suppression de la domination, c'est uniquement dans la mesure où cet Etat reste un pur et simple instrument dans leurs mains, une puissance dont ils doivent rester maîtres. En ce sens, le refus de toute absolutisation de l'Etat est maintenu dans le cours même de sa justification, et Bloch appartient définitivement aux courants marxistes qui proclament (dans la lignée de Rosa Luxemburg) que la libération des travailleurs ne peut être le fait que des travailleurs eux-mêmes.
Pourtant, cette affirmation de la souveraineté des opprimés n'aboutit jamais chez Bloch à une destitution des droits de la subjectivité comme telle. Non pas au sens (infiniment rabâché) où la société sans classe serait nécessairement la société dans laquelle chaque individualité trouverait une forme d'épanouissement maximal, mais bien au sens où le mouvement populaire n'est jamais dissociable de ses expressions concrètes dans la parole, l'oeuvre et l'engagement d'individus particuliers, dans lesquels elle trouve une forme d'expression créatrice dont aucun Etat, aucune masse ne peut jamais devenir l'auteur.
A cet égard, le fait que la première forme de révolte populaire explicitement envisagée par Bloch à la suite de l'Esprit de l'Utopie soit une insurrection à caractère religieux est révélateur. D'une part, ce caractère religieux (et donc spirituel) interdit d'emblée toute réduction du sens (c'est-à-dire : aussi bien des causes que du but) du soulèvement à un système de conditions économiques ; d'autre part, cette dimension religieuse légitime le rôle que peut jouer le prédicateur de la parole au sein du mouvement insurrectionnel. Le titre du livre de Bloch n'est pas "la guerre des paysans", mais Thomas Münzer ; et c'est bien de Thomas Münzer, en tant qu'individu, qu'il est question à chaque page. Et certes, l'homme Münzer ne cherche pas davantage à faire son Salut qu'il ne prétend orchestrer, gouverner, régir de façon éclairée, surplombante, la révolte populaire. Au contraire, celui qui apparaît comme le faux révolutionnaire (Luther), c'est bien celui qui se détache des revendications populaires pour mieux servir sa propre position d'autorité, en faisant appel au pouvoir temporel en tant qu'instance tutélaire et oppressive. Thomas Münzer n'a de sens et de valeur historique que dans la mesure où il se fait le porte-parole d'une classe opprimée qui doit produire par elle-même les conditions de son émancipation ; mais elle ne peut le faire sans trouver dans Münzer celui qui lui renvoie l'écho articulé de sa propre révolte. La masse ne devient communauté insurgée que par l'expression de la tendance utopique dont elle est porteuse dans l'oeuvre de celui qui ne travaille à l'assomption de l'Homme que dans le mesure même où il est cet homme.
Thomas Münzer avant la bataille de Frankenhausen
A cet égard, il est intéressant de noter les remarques critiques qui jalonnent le texte de Bloch ; au fil du livre, le lecteur aura certes appris à détester Luther, mais il n'aura pas appris à vénérer Münzer ; la dimension incontestablement bio-graphique du livre n'en fait pas une hagiographie. Pourtant, les travers que Bloch s'accorde à reconnaître chez Münzer ne sont pas ceux auxquels on pourrait s'attendre. Münzer n'a pas su donner une forme organisée au soulèvement, il a échoué sur presque tous les plans stratégiques, il a, d'un point de vue militaire, adopté une posture plus que malencontreuse dans la bataille de Frankenhausen : Bloch acquiesce sur tous ces points, mais il n'en tient pas rigueur à Münzer. Ce qu'il reproche à Münzer, ce n'est jamais un manque de compétence stratégique, organisationnelle, militaire : c'est davantage un manque d'humilité. Cette orientation critique serait des plus déconcertante s'il s'agissait d'estimer la valeur de Münzer en tant que meneur politique. Mais précisément, ce n'est pas en tant que Lénine du XVI° siècle qu'il faut comprendre Münzer ; il n'est pas même un "intellectuel organique" au sens de Gramsci, dans la mesure où il n'a, précisément, aucune responsabilité organisationnelle. La tâche de Münzer est celle du prédicateur : c'est en tant que parole qu'il existe, en tant que lieu de surgissement d'un verbe dans lequel trouve à se dire ce qui s'exprime à travers l'élan insurrectionnel, et dont l'expression exige son énonciation dans la parole du prédicateur. Reprocher à Münzer d'être un mauvais Lénine, c'est commettre une double erreur : c'est réduire le combat spirituel qu'il devait soutenir (combat nécessaire) à une fonction logistique, lui attribuer une fonction de direction politique qui ne lui revient pas ; et c'est en priver celui-là seul qui en est le dépositaire : la masse devenue peuple par son insurrection même.
Käte Kollwitz, Armement sous une Voûte, feuillet 4 du cycle "La Guerre des Paysans”, (1906)
Ces précisions concernant la dimension eschatologique de l'Esprit de l'Utopie, qui conduit à articuler perspective politique et perspective religieuse, conduit naturellement à interroger le rapport qui existe, chez Bloch, entre l'horizon de l'histoire tel que le pense le marxisme, et la téléologie proprement religieuse. Si chacun ne peut réellement assumer son être que dans la mesure où il participe à la dynamique ontologique tendue vers l'avènement d'un monde "vrai", faut-il penser ce monde final (aux deux sens du terme) dans la perspective marxiste de l'avènement d'une société sans classe, débarrassée de toute aliénation, ou plutôt dans celle de la venue du Royaume tel qu'il se laisse entrevoir dans une perspective chrétienne ?
Dans ce chapitre de l'Esprit de l'Utopie, il semble bien que la philosophie marxiste de l'histoire cède le pas à une dimension proprement religieuse : Marx conduit à l'apocalypse, et non l'inverse. Le long passage consacré à la métempsycose semble d'ailleurs soutenir cette perspective, et c'est souvent de cette manière que le chapitre est lu ; ce qui permet au passage de marquer, avec plus ou moins de bienveillance, les limites du projet blochien d'une articulation entre théorie marxiste et "mystique" religieuse.
Pourtant, la manière dont Bloch se réfère à la transcendance dans son oeuvre indique clairement que cette transcendance ne peut en aucun cas être pensée comme un arrière-monde, un "au-delà" dissocié du monde de l'immanence. La métempsycose telle que la pose Bloch se dissocie justement de toute assomption religieuse par le fait qu'elle inscrit le parcours sotériologique de l'âme dans la chair même du monde. Par conséquent, si l'histoire toute entière est rendue vers l'Apocalypse, celle-ci ne doit en aucun cas être entendue comme une rupture conduisant de ce monde à un autre monde (dont il resterait à déterminer en quoi le vocable de "monde" lui reste adéquat), ou comme un double processus articulant l'anéantissement de ce monde et l'émergence d'un règne supérieur. Si "Apocalypse" il y a, c'est au sens étymologique du terme, qui fait de l'horizon eschatologique le lieu d'une révélation pleine et entière de l'être à lui-même. Si le monde tel que le pense Bloch est tendu vers l'Apocalypse, c'est dans la mesure même où celle-ci ne constitue pas son anéantissement, ni même son "rétablissement", mais bien son accomplissement, sa venue à l'être tel qu'il est dans sa vérité.
Mais se pose alors une question clé : si une perspective religieuse semble frapper d'interdit toute tentative visant à "décrire" le Royaume dans les catégories propres à ce monde, le fait de maintenir la continuité entre l'être-actuel du monde et son accomplissement oblige à envisager ce en quoi pourrait consister une ré"alité enfin accomplie. Bien sûr, vaut pour le "Royaume" blochien ce qui vaut pour la société sans classe de Marx : dans la mesure même où aucune pensée ne peut "sauter" par-dessus son époque, il est tout à fait vain (et même nécessairement idéologique) de vouloir faire bouillir les marmites de l'histoire.