L'athéisme dans le christianisme (1)

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Ernst Bloch, L'athéisme dans le christianisme

Préface

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Bloch commence par dresser un bilan de ce qui semble devoir constituer l'approche du champ religieux pour une approche philosophique moderne, et plus particulièrement marxiste, de l'histoire humaine. Dans cette optique, la disqualification de toute forme de « transcendance » semble le corrélat logique de la dénonciation de la domination de l'homme sur l'homme, dont elle ne serait que la caution illusoire. Le rejet de toute « hétéronomie » au profit d'une maturité pleine et entière de l'humanité aboutit ainsi à une clôture de l'immanence sur elle-même, au sein d'un « matérialisme » qui se définit d'abord par la réduction de la matière à ce qui, précisément, exclut toute transcendance. L'analyse critique de la religion la réduirait ainsi à une illusion idéologique dont les fondements et les aboutissements seraient à trouver en ce monde.

Mais Bloch souligne alors le caractère paradoxal d'un marxisme qui, justement, se refuse à ce rejet global du religieux. La lutte contre l’Église conçue comme instance de domination, et plus encore de légitimation de la domination, peut-elle s'accommoder d'une reconnaissance du sens et de la valeur d'une parole religieuse ? Pour Bloch, c'est ce qu'admettent ceux qui, comme Brecht, ne font pas du combat des Lumières contre l'obscurantisme le corrélat d'un matérialisme positiviste étroit, légitimant ce qui est au nom de ce qui est, comme l’Église prétendait le légitimer au nom d'un arrière-monde. (texte 1)

Pour Bloch, ce rejet du religieux au nom de la critique éclairée de la domination est d'autant plus discutable que, dans la parole biblique, se fait sans cesse entendre l'écho de la protestation des dominés à l'encontre des dominants. Il y a incontestablement une dimension révolutionnaire du message biblique, même si cette dimension est perpétuellement recouverte par le travail exégétique des pouvoirs ; le paganisme qui subsiste dans la parole biblique telle qu'elle nous est léguée par la tradition découle d'ailleurs en premier lieu, selon Bloch, de cette instrumentalisation. (texte 2)

 Pour Bloch, il existe une dimension de la parole biblique qui est radicalement irréductible à l'interprétation selon laquelle elle nous convierait à la soumission infantile, passive et craintive, à un Père transcendant, qui serait lui-même le garant de l'ordre établi ; dans cette optique, la soumission à Dieu ne pourrait en effet que conduire à la soumission aux autorités, même lorsque celles-ci se trouvent disqualifiées dans leur prétention à la légitimité absolue. Et c'est précisément cette autre dimension qui, selon Bloch, peut fort bien se nourrir de l'athéisme, conçu en premier lieu comme rejet de cette transcendance paternelle et tutélaire.

Plus encore, athéisme et christianisme peuvent se nourrir mutuellement. Dans l'élucidation rationnelle des dispositifs de légitimation de la domination, dans la mise à nu des processus d'instrumentalisation du sacré, dans la clarification des mécanismes dialectiques qui fondent le devenir de l'homme dans l'histoire, le christianisme peut trouver un support pour ce combat qui est originellement le sien, combat pour l'émancipation du genre humain, qui est d'abord lutte contre toutes les formes d'auto-déification des hommes détenteurs de l'autorité. Inversement, l'athéisme peut trouver dans le christianisme l'antidote radical à tout brevet d'auto-satisfaction, à la complaisance envers ce qui est, qui guette toute entreprise de « rationalisation » du réel.

Pour Bloch ce dialogue de l'athéisme et du christianisme apparaît comme une nécessité, dans la mesure où un christianisme détaché de l'élucidation rationnelle de l'immanence ne peut conduire qu'à la "barbarie", tandis que l'athéisme détaché de toute perspective transcendante ne peut aboutir qu'au nihilisme plat du dernier homme, l'un et l'autre représentant une forme particulière d'aliénation, de négation de ce qui constitue l'humanité de l'homme.

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Encore faut-il préciser que la « transcendance » en question doit elle-même être pensée dans l'horizon de ce dialogue, comme une remise en cause de la séparation entre une immanence et une transcendance également closes sur elles-mêmes. Cette transcendance est d'ordre eschatologique, arrachant l'immanence au matérialisme plat en y introduisant la tension vers un à-venir utopique, tout en détruisant la prétention du transcendant à s'ériger en « au-delà » séparé du monde. En ce sens, il s'agit bien plus de transcendant que de transcendance ; pour Bloch, on ne doit pas plus "substantiver" la transcendance qu'on ne doit "détranscendantiser" la matière : c'est le sens de son appel à un "transcender sans transcendance". (texte 3)

Il convient donc, pour Bloch de se défier des entreprises de "démythologisation" qui, sous prétexte d'analyse rationnelle, détruisent la portée proprement révolutionnaire de la parole biblique, au grand bénéfice des thuriféraires de l'ordre établi. C'est précisément parce que la pensée authentique est d'abord remise en cause, mise à jour de l'inadéquation de l'être à son essence, parce que tout dévoilement de la vérité exige de considérer le réel tel qu'il est comme ce qui ne s'est pas encore pleinement réalisé, que "penser c'est dépasser". Le rationalisme plat et les églises instituées ont en partage cette sacralisation de ce qui est : et c'est justement contre cette justification que s'élève la parole hérétique, celle qui tout à la fois dénonce l'ordre établi et les institutions qui ont la charge de sa légitimation. C'est ainsi que Bloch peut énoncer que ce qu'il y a de meilleur dans les religions, c'est qu'elles suscitent des hérésies ; hérésies religieuses, contestataires de toute institutionnalisation du sacré, et par là même de toute sacralisation de l'institué ; mais aussi hérésies athées, qui viennent briser l'autosanctification d'un matérialisme étroit, nécessairement conservatiste, récupérant à son profit l'aura des idoles détruites.

Il convient donc, pour Bloch, de reprendre le projet de Lessing, visant à mettre en relation l'histoire des hommes et l'histoire de la Révélation, mais en prenant appui, cette fois, sur l'histoire des hérésies ; car c'est dans l'insatisfaction constitutive des hérésies que se manifeste et s'exprime la tendance utopique, la tension vers le non-encore-réalisé. C'est dans l'hérésie que s'opère le véritable "travail du négatif" qui, loin de rejeter l'absolu dans une transcendance séparée du monde, le met en oeuvre ici et maintenant, au nom de ce qui est encore à venir tout en étant déjà présent.

En ce sens, il ne peut y avoir d'espérance véritable sans religion. Le lieu religieux de l'espérance, c'est aussi bien celui qui détruit "l'espoir" conçu comme optimisme, confiance béate dans une nécessité mécanique (fût-elle "dialectique") de l'immanence, que celui qui vient saper la dogmatique d'un Divin extérieur au monde, dont l'éternité ne reflète en fait que le rejet de tout devenir au sein du monde, l'interdiction faite au réel de déployer ses possibilités concrètes en vue d'un horizon utopique. (texte 4)

C'est cette dimension utopique-révolutionnaire qui se manifeste, pour Bloch, dans la figure biblique du Fils de l'Homme, qui met fin à l'extra-territorialité radicale du divin pour l'intégrer au processus même de l'immanence désormais conçue comme devenir : non plus destin figé par les décrets de l'Eternel, ni mécanisme aveugle, mais destination, tension-vers ce qui ne peut naître que du réel lui-même, dans la mesure où ce réel ne se résume pas à son état présent, mais doit être considéré dans son mouvement vers ce qui est à la fois son origine et son aboutissement. Le Fils de l'Homme, c'est le divin qui ne peut naître que de l'Homme lui-même, c'est l'Homme porté par un transcendant qui vient briser toutes les formes du déjà-là, c'est l'Homme sanctifié tel qu'il naîtra de la désacralisation de toutes les formes d'autorités par lesquelles s'affirme l'aliénation de l'Homme.

Quand le Fils de l'homme viendra, trouvera-t-il la foi... au Québec ?

C'est en ce sens que, pour Bloch, seul un athée peut faire un bon chrétien, car le christianisme authentique exige justement la mise à mort du Dieu-Père, dont la pure transcendance sert d'alibi à l'aliénation des hommes ; le christianisme authentique, c'est la destruction du mythe païen du Dieu-soleil, dont la perfection étrangère à tout devenir (si ce n'est dans la pseudo-histoire d'une succession cyclique des saisons et des jours) vient cautionner la sacralisation d'institutions nécessairement conservatrices. Mais inversement, seul un chrétien peut faire un bon athée, car l'athéisme sans transcendance n'est qu'une sanctification d'une matière qui, privée de toute destination, réduite au jeu mécanique d'un déterminisme réductionniste, devient également étrangère à tout devenir véritable.

Le christianisme authentique, c'est le rejet aussi bien d'une transcendance coupée du monde, que d'un monde réduit à une matière sans vie ; le christianisme authentique, c'est l'affirmation d'un transcendant sans transcendance. Dieu lui-même est en devenir, et ce devenir est la genèse même de l'Homme en tant que devenir-humain de l'Homme, réalisation par l'Homme de sa nature, dans une nature qui doit elle-même perdre son visage de chose pour s'humaniser. Dieu n'est pas celui qui est, dans l'actualité sans devenir d'une Eternité étrangère, il est celui qui sera. Et il ne sera réellement que losrqu'il aura pris pleinement forme humaine, c'est-à-dire lorsque l'Homme lui-même sera devenu divin en réalisant pleinement son humanité.

Et l'on retrouve ici l'un des traits récurrents de "l'hérésie" blochienne, la tendance "luciférienne" qui inverse le signe de valeur attaché au serpent. La promesse faite à Eve, et vous serez comme des dieux, n'est pas la formule d'une tentation ; ou plutôt, elle n'est tentation que dans la mesure où elle appelle à s'affranchir des interdits du Dieu tutélaire pour prendre en charge son propre devenir. Le meurtre du Père est la condition de la naissance de Dieu en tant que Fils de l'Homme.

William Blake: "Eve Tempted by the Serpent" (c.1799-80) (detail) | Dragons,  Romantisme noir, Péché originel

William Blake, Eve tentée par le serpent (1799)

Le christianisme rappelle ainsi l'athéisme à sa dimension eschatologique, comme l'athéisme rappelle le christianisme à son essence subversive ; l'un et l'autre s'articulent dans une pensée du réel qui se veut à la fois Exode et retour vers l'origine, retour au Foyer et marche résolue vers l'à-venir utopique. (texte 5)

Quel sera alors le lieu d'articulation entre athéisme et christianisme ? Quel discours peut prendre en charge à la fois la dimension eschatologique du religieux et l'élucidation rationnelle de l'étant ? Pour Bloch, le logos philosophique peut être, doit être le lieu d'acceuil pour ce discours a-typique, dans la mesure même où la philosophie sait s'affranchir de l'opposition illusoire entre "foi et savoir", "matière et esprit", "science et religion" ; quitte à devenir elle-même un discours qui sera considéré comme hérétique, aussi bien par les gardiens de l'ordre théologique, que par les apôtres du rationalisme. (texte 6)

Les hérétiques au Moyen Âge : suppôts de Satan ou chrétiens dissidents ?