Introduction
Interroger la notion de "sujet", c'est d'abord le mettre en rapport avec son double : "l'objet". Interroger ce qui, dans le sujet humain, échappe au statut d'objet, c'est à la fois partir en quête de la nature de l'homme, et chercher ce qui le qualifie en tant qu'individu, en tant que personne distincte. C'est également interroger le rapport que j'entretiens avec autrui, dans le rapport que j'entretiens avec ma propre identité.
Mais c'est également examiner le rapport qu'entretiennent, en moi, la part consciente et la part inconsciente. Parler, non pas seulement de choses inconscientes, mais de "'l'Inconscient", n'est-ce pas admettre que, dans le sujet humain, coexisteraient deux sujets : le sujet conscient animé de désirs conscients, régis par des normes conscientes, et un sujet inconscient, animé de désirs inconscients dont la satisfaction serait régie par des normes inconscientes ? Comment alors sauver "lunité" du sujet humain, dont on voit bien qu'elle pose directement la question de la liberté ?
En ce qui concerne la première question, nous avons remarqué qu'interroger la nature de l'homme en tant que sujet, c'est rencontrer la notion de conscience, comme nous l'indique déjà l'article 1 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (qui doit être lu comme une définition). Nous commencerons donc par nous demander dans quelle mesure on peut caractériser le sujet humain comme être doté de conscience, ce qui va nous obliger à décliner la conscience dans ses trois dimensions fondamentales : conscience d'objet, conscience de soi, conscience morale.
Qu'est-ce donc que la conscience, et en quoi peut-elle nous permettre de définir l'être humain comme sujet ?
(La sculpture ci-dessus est de Simone Peirache (2004) ; elle s'intitule "Conscience"...)
La conscience est difficile à définir, comme le remarquait Freud ; il semble que tout le monde sache ce que c'est, sans que l'on puisse pourtant l'expliquer à quelqu'un qui ne le saurait pas. Cette remarque nous indique déjà ce qui sera le propre de la conscience, tout au long de notre cheminement : la conscience est la "chose" qu'aucun sujet humain ne peut ne pas connaître, mais qu'il doit nécessairement (déjà) détenir pour comprendre ce dont il s'agit.
Une caractérisation minimale de la conscience pourrait néanmoins être proposée à partir de l'idée de "réflexivité". La conscience est "réflexive".... qu'est-ce à dire ? Il y a deux types de choses qui réfléchissent : les hommes (et éventuellement certains animaux, mais nous laissons de côté cette question pour le moment), et les miroirs. Le miroir réfléchit en ce qu'il renvoie l'image d'un objet ; ou plutôt, il lui renvoie son image. Car un miroir n'est pas une photographie, une "copie" de l'image d'un objet. Un miroir ne représente rien, on y voit quelque chose, c'est-à-dire que l'on s'y voit soi-même en se tenant face à lui. Le miroir est l'objet qui nous renvoie à nous-mêmes en réfléchissant notre image.
En quoi ce mouvement de retour sur nous-mêmes peut-il nous permettre de qualifier la conscience ? Y a-t-il simple homonymie entre la rélexion (réflechissante) du miroir et la réflexion (pensante) de l'homme, ou cette ambivalence s'explique-t-elle par une structure commune ?
(Magritte, "La reproduction interdite")
Un rapide coup d'oeil sur les trois acceptions de la conscience nous permet de répondre. La conscience désigne d'abord l'état de celui qui "a conscience de quelque chose". J'ai conscience qu'il y a des arbres dans la cour : qu'est-ce que cela signifie ? Cela ne signifie pas simplement que je les perçois (je les percevais déjà du coin de l'oeil, par la fenêtre, sans en prendre conscience) ; cela ne signifie pas non plus que je le sais : je sais depuis longtemps qu'il y a des arbresdans la cour et pourtant, avant de me le formuler il y a un instant, je n'en avais pas "conscience". Pourtant, je ne peux pas avoir conscience de quelque chose que je n'ai jamais su et / ou que je ne perçois pas. Si nul ne m'a informé de l'existence d'arbres dans la cour, et que par ailleurs je ne les perçois pas actuellement, comment diable pourrais-je en prendre conscience ?
La conscience repose donc sur la connaissance et la perception, mais ne s'y réduit pas. Que faut-il donc ajouter à ma connaissance ou à ma perception des arbres pour que je puisse dire que j'en ai "conscience" ? Un bref rappel de l'image du miroir nous donne la clé : j'ai conscience de l'existence des arbres dans la cour lorsque l'esprit fait retour sur lui-même pour percevoir (ce) qu'il perçoit, ou pour prendre connaissance de ce qu'il connaît.
a) Avoir conscience des arbres que je perçois, c'est percevoir que je les perçois : je perçois que je perçois des arbres.
b) Ceci vaut également pour une connaissance mémorisée ; je connais mille et mille choses dont je n'ai pas actuellement conscience ; je n'en aurai conscience que si mon esprit s'oriente vers une connaissance qui se trouve déjà en lui, si l'esprit fait retour sur lui-même pour prendre connaissance de ce qu'il connaît déjà. La conscience peut ici être illustrée par l'image d'un lecteur qui, se promenant dans les rayonnages d'une bibliothèque dont il a déjà lu tous les livres (la bibliothèque représente ici la mémoire), saisirait tel ou tel livre pour l'ouvrir à une page précise (l'esprit-lecteur lit alors : "il y a des arbres dans la cour").
Avoir conscience de quelque chose, c'est donc percevoir qu'on le perçoit, ou prendre connaissance de la connaissance qu'on en a. La conscience est perception d'une perception, connaissance d'une connaissance ; l'acte de prise de conscience apparaît donc comme un acte de retour de l'esprit sur lui-même, une perception "au carré", une connaissance "au carré" ou, pour user d'une formule moins elliptique : une perception ou une connaissance réfléchie.
La conscience "de quelque chose" (que nous appellerons désormais : conscience d'objet) apparaît donc bien liée à un acte de "réflexion" par lequel l'esprit fait retour sur lui-même. C'est ce geste de retour sur soi de l'esprit qui constitue l'essence de la "prise de conscience", et l'on peut donc caractériser la conscience d'objet comme conscience réflexive.
(Photographie de Richard Vantielcke, Réminiscence de "la reproduction interdite" de Magritte)
On peut sans difficulté retrouver le même mouvement dans les deux autres acceptions de la conscience : la conscience de soi et la conscience morale. La conscience de soi est à entendre comme conscience de soi-même, et ce "même" est précisément là pour nous indiquer le mouvement de retour sur soi. Mais de quoi prend-on conscience quand on prend conscience de soi-même ? De soi, évidemment. Mais que désigne ici ce "soi" ? S'agirait-il du corps ? Non, car mon corps est MON corps, mais il n'est pas "moi" : c'est mon corps "A moi". De quoi donc ai-je conscience quand j'ai conscience de moi-même ?
La réponse est simple : j'ai conscience... de ma conscience. Avoir conscience de soi-même, c'est être conscient d'être conscient. La conscience de soi est le résultat du mouvement de retour sur soi de la conscience qui se prend elle-même comme objet. D'où le caractère toujours un peu "vertigineux" du geste de la conscience de soi, qui équivaut à une mise en abîme de la conscience. Avoir conscience d'être conscient, c'est avoir conscience d'avoir conscience d'avoir conscience d'avoir conscience.... Pour reprendre l'image de l'auto-portrait en miroir, dans la conscience de soi on parvient ici à une photographie du type ci-dessous (glanée sur la toile).
Bon. Qu'en est-il enfin de la conscience morale ? La conscience morale se manifeste d'abord à nous sous la forme d'un sentiment. La conscience morale apparaît à travers la "bonne" et la "mauvaise" conscience. Mais qu'est-ce que la bonne / mauvaise conscience ? La réponse est assez simple : avoir mauvaise conscience (morale), c'est porter un jugement moral... sur soi-même. La conscience morale est donc le processus par lequel un individu fait retour sur lui-même pour s'auto-juger d'un point de vue moral. L'individu est ici à la fois le juge et l'accusé : il est son propre tribunal.. raison pour laquelle il ne pourra jamais y échapper (sauf, peut-être, par la mort), comme nous l'avons déjà indiqué avec le poème de Hugo. La conscience morale est donc la faculté de l'individu humain par lequel celui-ci se prend lui-même comme objet de son jugement moral.
Si l'on résume, nous pouvons donc caractériser :
a) la conscience d'objet comme perception d'une perception ou connaissance d'une connaissance : c'est-à-dire comme une perception ou une connaissance réfléchie.
b) la conscience de soi comme conscience que la conscience prend d'elle-même : conscience réfléchie
c) la conscience morale comme jugement moral que l'individu porte sur lui-même : jugement réfléchi.
La réflexion (comme mouvement de retour sur soi) apparaît donc comme la structure intrinsèque de la conscience. L'essence de la conscience est donc bien d'être conscience réflexive. Ce n'est pas encore véritablement une définition... mais c'est un bon point d'appui !
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