Séquence 14

La mort de Socrate, par Dufresnoy.

Bonjour,

Nous poursuivons aujourd'hui l'étude de l'oeuvre de Platon. Nous commençons l'analyse proprement dite par l'analyse du texte 1, qui débute l'oeuvre. Nous sommes donc au moment où, l'accusation ayant parlé, c'est à Socrate de prendre la parole pour assurer sa défense. On peut rappeler que, à Athènes, il n'y a pas "d'avocats" : les accusateurs et l'accusé parlent en leur nom. L'intervention de "plaideurs" n'apparaître que dans l'Antiquité romaine.

Ce texte est très important, car il place dès le départ les principaux enjeux de l'oeuvre : opposition entre rhétorique et philosophie, éloquence et sagesse, articulation de la vérité et de la justice. On voit apparaître dès le départ cette forme très particulière d'ironie qu'est "l'ironie socratique".

En prenant appui sur l'extrait n° 1, nous allons montrer en quoi Socrate opère un certain nombre de renversements.

Je vous les présente ci-dessous, et j'y reviens dans le texte de l'explication (cela va être un peu répétitif, mais cela vous fait deux approches du même texte pour le prix d'une, ce qui est très avantageux.)

     1. Socrate commence en effet par montrer que le procès oppose en réalité deux types de discours : le discours de ses accusateurs, qui mobilise toutes les ressources de la rhétorique pour parvenir à persuader les juges. A ce discours éloquent s'oppose celui de Socrate : simple, dépouillé, sans art... mais vrai. De sorte que le procès devient le lieu de confrontation de types d'usage du langage : l'usage sophistique, qui mobilise toutes les ressources de l'art oratoire pour obtenir gain de cause en persuadant l'auditoire, et l'usage philosophique, qui n'utilise le langage que comme un instrument mis au service de la recherche de la vérité. Le procès de Socrate devient ainsi le lieu où s'affrontent deux conceptions du discours : discours sophistique contre discours philosophique.

Mais ce renversement en entraîne un autre : puisque les juges vont devoir choisir entre le discours rhétorique-persuasif et le discours vrai, à qui vont-ils accorder leurs suffrages ? A celui qui parle bien, ou à celui qui dit la vérité ? Au discours éloquent, ou au discours vérace ? Vont-ils se laisser persuader par la rhétorique, ou convaincre par le raisonnement ? On voit ici que, en jugeant Socrate, les juges vont en fait... se juger eux-mêmes : vont-ils se laisser persuader par des discours mensongers mais éloquents, ou vont-ils au contraire résister aux séductions de la rhétorique pour ne prêter attention qu'à la vérité de ce qui est dit ?

Et à son tour, ce renversement en entraîne un troisième : puisque le déroulement d'un procès est une illustration de ce en quoi consiste la démocratie (les citoyens rassemblés doivent prendre une décision suite à un débat), la décision des juges sera une illustration de ce qu'il se passe dans une démocratie : lorsque le peuple est rassemblé, est-ce au meilleur orateur, à celui qui parle de la manière la plus éloquente, à celui qui maîtrise toutes les ficelles de la rhétorique qu'il accorde son suffrage ? Ou est-ce à celui qui, refusant de recourir à ces procédés oratoires, se borne à vouloir les éclairer en disant les choses telles qu'elles sont ? Qui « gagne » dans une démocratie ? Qui emporte la majorité ? Le discours éloquent ou le discours vrai ? Le sophiste ou le philosophe ? De la réponse à cette question dépend évidemment la valeur que l'on peut reconnaître à la démocratie : si la majorité se prononce en faveur du discours vrai, les décisions prises seront conformes à la justice, et la démocratie est le meilleur des systèmes. Mais si en revanche la majorité se laisse séduire par l'éloquence de l'orateur le plus habile, alors la démocratie est en réalité une « démago-cratie » : un système dans lequel celui qui détient le pouvoir est moins le peuple que celui qui sait le séduire et le manipuler par ses beaux discours : le démagogue.

L'extrait n° 1 opère donc un triple renversement :

     a. L'opposition entre Socrate et ses accusateurs devient l'opposition entre sophistes et philosophes, entre discours rhétorique-mais-persuasif et discours sobre-mais-vrai.

     b. Le jugement que les juges vont porter sur Socrate va être un jugement qu'ils porteront sur eux-mêmes : sont-ils des gens qu'il faut persuader (par l'éloquence) ou des hommes que l'on doit convaincre (par des faits et des arguments) ?

     c) Le procès de Socrate devient ainsi le procès de la démocratie : dans une démocratie, est-ce la vérité qui triomphe, ou la démagogie ?

Il est alors légitime de soulever une question : cet argumentaire de Socrate n'est-il pas lui-même très... rhétorique ? Dire que l'on ne fera pas de rhétorique, et qu'on s'abstiendra de toute éloquence pour ne dire que la vérité, n'est-ce pas encore... de la rhétorique ?

Nous apportons deux réponses. La première est qu'il est très difficile de considérer que Socrate cherche à plaider habilement sa cause pour sauver sa vie. Il pourrait sembler que, en affirmant à ses juges qu'ils devront choisir entre son discours (sans éloquence mais vrai) et celui de ses accusateurs (éloquent mais mensonger), Socrate les « pousse » à lui accorder leur suffrage... mais toute la suite du texte dément cette hypothèse. Socrate n'a manifestement pas cherché, lors de son procès, à « sauver sa peau » : en témoigne notamment la « peine » qu'il proposera par la suite. Si Socrate avait voulu « persuader » ses juges de le laisser en vie, il s'y serait sans doute pris autrement.

C'est d'ailleurs ce qu'indique déjà la suite de l'extrait 1, qui apporte un second élément de réponse à notre question. Socrate prie ses juges de bien vouloir l'excuser : il ne sait pas parler le langage que l'on est supposé tenir dans un tribunal ; lui ne sait que parler le langage... de la vérité. Il sait bien que normalement, dans un tribunal, on n'est pas là pour dire les choses telles qu'elles sont, sans rhétorique : on est censé recourir à tous les procédés oratoires pour persuader l'auditoire conformément à ses intérêts. Mille pardons, dit donc Socrate, si je ne sais pas faire cela : veuillez m'excuser de ne dire que la vérité dans un langage simple.

Il est difficile de ne pas repérer dans ces propos un élément traditionnel de la rhétorique : l'ironie. Il y aurait donc au moins un élément rhétorique dans le discours de Socrate : sa dimension ironique. Et, de fait, on parle bien de « l'ironie » socratique.

Et pourtant... en quoi consiste précisément ici l'ironie ? En règle générale, un propos est « ironique » parce que le locuteur dit quelque chose qu'il ne pense manifestement pas (« une merveille, cette copie... ») ou parce qu'il dit quelque chose qui est manifestement en désaccord avec la situation (« c'est le moment de dormir... »). Or il n'y a rien de tel dans les propos de Socrate. Non seulement Socrate dit toujours ce qu'il pense, mais plus encore ce qu'il dit correspond effectivement à la situation :

     a. il est parfaitement exact que ce qu'est supposé faire un accusé dans un tribunal, c'est mobiliser toutes les ressources de la rhétorique pour défendre ses intérêts ;

     b. il est parfaitement exact que, dans un tribunal, on n'est pas supposé entendre, dans la bouche de l'accusation ou de la défense, des paroles sobres et soucieuses avant tout de vérité. Aujourd'hui encore, il suffit de voir comment sont habillés les avocats pour comprendre que, ce qui leur est demandé, ce n'est certainement pas de chercher la vérité, mais de faire preuve d'éloquence pour plaider une cause. Tout procès d'Assises repose sur la confrontation de deux discours dont le but est de persuader le jury, par tous les moyens possibles (recours aux émotions, gestuelle théâtrale (« effets de manche »), dramatisation...)

Si donc le propos de Socrate est « ironique », c'est justement... parce qu'il dit exactement ce qu'il pense, et qu'il décrit effectivement la situation. De sorte que, si le propos de Socrate est en désaccord flagrant avec la situation... c'est parce que la situation est en désaccord flagrant avec la recherche de la vérité ou de la justice.

Socrate, par David.

Voilà pour une première approche. Pour une deuxième approche : Apologie texte 1 et suitecliquez ici (31.97 Ko)

Vous trouverez dans le document une analyse détaillée du texte, ainsi qu'un résumé de l'oeuvre jusqu'au texe suivant.

Ledit texte suivant est : « Vous connaissez tous [21a] Chérephon, c'était mon ami d'enfance… je ne crois pas savoir [21e] ce que je ne sais point. » A lire, donc, pour demain après-midi.

...et pour vérifier que vous avez tout compris, le quiz ci-dessous :

Quiz : saurez-vous percer le secret de ces 10 logos d'entreprise ?

Bonnes lectures !