Kant, Proposition 4
Kant, Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, extrait de la proposition 4.
Thèse et étapes : Dans ce texte, Kant, philosophe allemand des Lumières, cherche à montrer que la nature a place dans l'homme deux tendances contraires (une tendance sociable, une tendance insociable), et que c'est la tension entre les deux qui pousse l'homme à développer toutes ses capacités.
Pour soutenir cette thèse, Kant commence par affirmer la nature paradoxale de l'homme : il est animé par une "insociable sociabilité". Il précise alors en quoi l'homme est "sociable" : il tend à entrer en société avec d'autres hommes parce que c'est ainsi qu'il se sent "plus homme". Il précise ensuite en quoi l'homme est "insociable": il veut tout diriger, ne faire que ce qu'il veut, et il sait que cela sera difficile s'il vit en société. Kant explique alors en quoi cette tension entre deux tendances contraires pousse l'homme à exploiter pleinement ses capacités : pour pouvoir à la fois vivre en société ET imposer sa volonté, pour vivre en communauté ET s'approprier le maximum de biens et de pouvoir, l'homme doit se hisser au-dessus des autres. Et pour pouvoir le faire, il va devoir surmonter sa tendance naturelle à la paresse, et mobiliser pleinement toutes ses capacités.
Explication :
(1) En quoi peut-on dire qu'il y a chez l'homme une "insociable sociabilité" ?
Pour Kant, l'homme est animé de deux tendances opposées. Tout d'abord une tendance "sociable", qui le pousse à entrer en société avec d'autres individus. En quoi l'homme est-il "sociable" ? Non parce qu'il aime les autres hommes, parce qu'ils lui sont sympathiques, etc. Mais parce que, lorsqu'il s'associe avec eux, il se sent "plus homme" : en vivant en société, l'homme développe les capacités qui font de lui un être humain, il jouit de tous les avantages que procure à l'homme le fait de s'associer.
Ainsi,ensemble, les hommes peuvent notamment mieux pourvoir à leurs besoins. Par exemple, on peut bel et bien dire que "l'union fait la force", puisque la force d'un groupe est supérieure à la somme des forces des individus qui le composent. En m'associant avec d'autres individus, je peux chasser le mammouth, chose qu'il m'est totalement impossible de faire par moi-même. Ils peuvent davantage assurer leur sécurité.
Mais ils peuvent aussi, grâce à la répartition des tâches (ce que les sociologues appellent : la "division sociale du travail"), en se spécialisant chacun dans un domaine de compétence, et en échangeant ensuite avec les autres le produit de leur travail, accroître énormément leur force et leur confort. C'est parce que chacun n'a pas à satisfaire par lui-même la totalité de ses besoins (en produisant sa nourriture, ses vêtements, son logement...) que les hommes peuvent diversifier leur production, accroître sa quantité, mais aussi sa qualité. Si je suis en autarcie, je n'ai guère de temps à consacrer à la recherche scientifique ; mais si je fais de la recherche, c'est que d'autres, de leur côté, travaillent la terre. Nous échangeons nos travaux : eux produisent de l'alimentation, et moi j'invente de nouveaux moyens pour rendre les outils et les machines plus performantes, etc.
Ce qui intéresse donc l'homme dans l'association, c'est donc avant tout son intérêt, ce que, lui, a à y gagner : l'accroissement de sa puissance, et de son bien-être. On peut dire que, si l'homme a enviede rentrer dans un système d'échanges avec d'autres hommes, ce n'est pas par amour pour eux, c'est bien par intérêt.
En quoi l'homme est-il, en revanche, "insociable" ?
Là encore, si l'homme est insociable, ce n'est pas parce qu'il "n'aime pas" les autres hommes. C'est d'abord et avant tout parce qu'il veut "faire ce qu'il veut", c'est-à-dire n'obéir à personne d'autre que lui-même, ne se soumettre qu'à ses propres règles. Or toute vie en collectivité impose des contraintes, dont la première vient du fait que les autres, eux aussi, veulent faire ce qu'ils veulent (et qui n'est pas forcément ce que je veux, moi).
L'homme est naturellement égoïste : il veut s'accaparer les biens qu'il trouve, il veut soumettre son environnement à sa volonté. Dans la mesure où les autres individus sont animés du même désir, la coexistence des individus implique donc une forme d'antagonisme, de rivalité. Chacun tente d'imposer sa volonté aux autres, qui lui résistent, et chacun résiste aux tentatives identiques des autres.
Par exemple, dès que nous vivons en communauté, se pose la question du partage des biens. Il se peut tout à fait que je désire garder pour moi la plus grande partie de la production à laquelle j'ai contribué ; il se peut tout à fait que les autres... aussi. Cela va nécessairement faire naître des frictions, des antagonismes, par lesquels les autres vont résister à mon désir. D'où une tendance naturelle à sortir du colletif, pour pouvoir enfin faire les choses comme je le décide, moi.
Il y a donc bien deux tendances contraires dans l'homme ; en quoi cette tension conduit-elle l'homme à exploiter pleinement ses capacités ?
2) En quoi l'insociable sociabilité pousse l'homme à développer ses capacités, et donc à s'acheminer vers la "culture"
L'homme, comme le rappelle Kant, est naturellement paresseux. Ce qui signifie qu'il n'est pas naturellement poussé à travailler, à exploiter et développer ses facultés ; l'homme, s'il n'y était pas contraint par quelque force, intérieure ou extérieure, resterait dans sa "barbarie primitive", dans un état de non-développement radical de ses capacités. Il resterait donc à l'état sauvage., étranger à la culture, à la "civilisation".
Qu'est-ce qui le pousse, dès lors, à exploiter ses facultés ?
Pour Kant, la réponse est simple : c'est justement la situation de concurrence, de rivalité dans laquelle il se trouve face aux autres individus. Le seul moyen, pour l'homme, de parvenir à satisfaire sa tendance "sociable" (en entrant en société) tout en donnant satisfaction à sa tendance "insociable" (la volonté de faire tout ce qu'il veut, de s'approprier tous les biens, etc.), c'est... de s'imposer. De se hisser au-dessus des autres, d'atteindre une position dominante. Or ce n'est pas en restant à ne rien faire que l'on échappe à la domination des autres et que l'on parvient à les dominer ; pour s'imposer au sein du corps social, l'homme doit acepter le jeu de la compétition, de la concurrence, de la rivalité : il doit donner "le meilleur de lui-même" en exploitant à fond ses capacités pour parvenir à se hisser au-dessus des autres.
La nature est donc bien faite, puisqu'elle nous a animés de deux tendances contraires dont la tension nous pousse à déveloper nos facultés. L'égoïsme, la cupidité, le désir de domination ne sont certes pas "sympathiques" par eux-mêmes ; mais ce sont les moteurs du développement individuel de l'homme. Kant utilise, un peu plus loin dans l'oeuvre, une image très parlante : celle de l'arbre des forêts. L'arbre qui pousse tout seul dans sa plaine pousse généralement bas et tordu, par opposition à l'arbre des forêts qui, lui, pousse haut et droit. Pourquoi l'arbre des forêts est-il plus haut et plus droit que l'arbre de la plaine ? Tout simplement parce que sa coexistence avec d'autres arbres le place en situation de concurrence pour la lumière : pour accéder à la lumière, il doit se hisser au-dessus des autres : et c'est cette rivalité qui le conduit à pousser haut et droit. Il en va de même pour les hommes : c'est parce que les hommes sont en situation de rivalité pour l'accès à des places dominantes (des "places au soleil") qu'ils surmontent leur paresse naturelle et exploitent leurs capacités.
Ainsi, pourquoi un élève de Première année de médecine travaille-t-il, en général, comme un forcené, exploitant leplus possible toutes ses capacités ? Tout simplement parce qu'à la fin de la première année de PACES, il passera un examen qui a, en fait, toutes les apparences d'un concours. C'est pour sa propre réussite qu'il rejoint la communauté des étudiants, c'est dans son intérêt, pour se hisser au-dessus de tous les autres concurrents, qu'il travaille. C'est la rivalité qui pousse à "donner le meilleur de soi-même", à se cultiver (au sens large).
On retrouve donc ici le caractère paradoxal qui relie l'homme au travail ; l'homme n'est pas naturellement enclin à travailler, à exploiter pleinement ses capacités : il est naturellement paresseux. Mais c'est néanmoins sa nature qui le pousse à travailler, puisque cette nature paradoxale (à la fois sociable et insociable) le conduit à entrer dans le jeu de la compétition sociale. Ce paradoxe est lié dans ce texte à un autre paradoxe : c'est que ce qu'il y a de meilleur en l'homme ne doit son développement qu'à ce qu'il y a de pire en lui.
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