Qu'est-ce qu'un fait social ? (1)

Qu'est-ce qu'un fait social ?

Pour le montrer, nous prendrons appui sur un premier texte de Durkheim, issu des Règles de la méthode sociologique :

En réalité, il y a dans toute société un groupe déterminé de phéno­mènes qui se distinguent par des caractères tranchés de ceux qu'étudient les autres sciences de la nature. Quand je m'acquitte de ma tâche de frère, d'époux ou de citoyen, quand j'exécute les engagements que j'ai contractés, je remplis des devoirs qui sont définis, en dehors de moi et de mes actes, dans le droit et dans les mœurs. Alors même qu'ils sont d'accord avec mes sentiments propres et que j'en sens intérieurement la réalité, celle-ci ne laisse pas d'être objective ; car ce n'est pas moi qui les ai faits, mais je les ai reçus par l'éducation. Que de fois, d'ailleurs, il arrive que nous ignorons le détail des obligations qui nous incombent et que, pour les connaître il nous faut consulter le Code et ses interprètes autorisés ! De même, les croyances et les pratiques de sa vie religieuse, le fidèle les a trouvées toutes faites en naissant ; si elles existaient avant lui, c'est qu'elles existent en dehors de lui. Le système de signes dont je me sers pour exprimer ma pensée, le système de monnaies que j'emploie pour payer mes dettes, les instruments de crédit que j'utilise dans mes relations commerciales, les prati­ques suivies dans ma profession, etc., etc., fonctionnent indépendamment des usages que j'en fais. Qu'on prenne les uns après les autres tous les membres dont est composée la société, ce qui précède pourra être répété à propos de chacun d'eux. Voilà donc des manières d'agir, de penser et de sentir qui présentent cette remarquable propriété qu'elles existent en dehors des consciences individuelles.

En prenant appui sur une série d'exemples, ce texte met en lumière une première caractéristique de certains faits : ils sont "extérieurs" aux individus, ils existent indépendamment d'eux.

Exemple 1 : les rôles sociaux.

Quand je joue le rôle d'époux, ou de frère (ou de femme, ou de soeur...), je me conforme à un ensemble de droits et de devoirs que je n'ai pas choisis. Ce n'est pas "en moi", en scrutant mon âme, que j'ai trouvé les obligations de l'époux à l'égard de sa femme ; mes droits et mes devoirs d'époux, ils me sont prescrits par des codes comme le droit ("les époux se doivent mutuellement assistance"), les moeurs (les usages en matière de morale, de politesse, de savoir-faire...), la religion, etc.

Ce n'est pas moi qui ai inventé ces codes, mais ils m'ont été transmis (notamment) par l'éducation. Je ne les ai pas créés, je les ai reçus à travers le processus de socialisation. Je ne les ai pas choisis, je les ai assimilés. Ils ne viennent pas de moi, mais de la société.

Posters et tableaux de Code Bushido en blanc | Posterlounge.fr

Un code bien connu, celui du Samouraï : le Bushido

Exemple 2 : les croyances et les pratiques religieuses.

Cet exemple est plus perturbant que le premier, car nous touchons ici quelque chose que nous relions généralement à notre identité personnelle, à un élément constitutif de notre personnalité. Il n'est déjà pas facile d'admettre (mais comment faire autrement ?) que, dans mes rapports à ma femme, je suis des règles que je n'ai jamais choisies, mais qui ont été décidées, en-dehors de moi, par la société à laquelle j'appartiens. Mais quand nous passons à la croyance religieuse, nous entrons bel et bien dans la sphère de l'intériorité, de l'âme, et des comportements qui en dépendent.

Pourtant, du point de vue de Durkheim, le constat est clair. Qu'est-ce qui fait qu'un individu sera chrétien, ou athée, ou bouddhiste, ou animiste ? Pourquoi les Athéniens de l'Antiquité révéraient-ils Zeus, Athéna et Poséidon, tandis qu'un Scandinave du X° siècle se référait généralement à Odin, Thor et Heimdall ? Pourquoi les Japonais ne sont-ils pas mormons, et pourquoi les américains sont-ils rarement hindouistes ?

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Pour Durkheim, la réponse est évidente : c'est parce que chacun de ces individus tire principalement sa religion de son milieu socio-culturel. Nul doute qu'un évangéliste américain considérera sa religion comme un élément essentiel de sa personnalité, de son identité personnelle. Mais il ne fait pas de doute non plus qu'il n'a pas trouvé l'évangélisme en scrutant le fond de son âme : il l'a reçu de l'extérieur, par son milieu familial, par son éducation, par le fait qu'il ait été recueilli par des membres d'une communauté, etc.

Ce n'est pas un miracle que tous les enfants de Djenné (Mali) soient musulmans : ils naissent et grandissent dans une ville où ils apprennent à lire avec des tablettes coraniques, une ville dont tous les habitants sont musulmans. Pour Durkheim, cela ne fait que mettre en lumière un principe général : nous avons reçu de l'extérieur, par les processus de socialisation (l'éducation, l'imitation, etc.) nos croyances et nos pratiques religieuses. Le christianisme, le bouddhisme existent en-dehors des individus qui les pratiquent ; leurs règles ne sont pas gravées dans l'âme des individus à leur naissance : elles sont transmises par la société.

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Bien difficile de devenir polythéiste...

Exemple 3 : le langage

Le langage, comme capacité à s'exprimer et à communiquer dans un système de signes (conventionnels) fait sans doute partie de la nature de l'homme (notion que Durkheim tend à rejeter). En revanche, la langue que j'utilise, elle, n'a rien de naturel. Elle a bel et bien été inventée par... par personne et tout le monde, c'est-à-dire en fait par la société. Je n'ai pas découvert le français dans mon âme, il n'était pas inscrit dans mes gènes : je l'ai appris, assimilé par socialisation (communication, imitation, éducation...) La langue française existe, c'est certain ; elle existe en-dehors des individus, qui la reçoivent de l'extérieur, en provenance de la société.

A première vue, cet élément semble beaucoup moins problématique que les deux précédents. La langue m'a été transmise, ce n'est pas moi qui en ai choisi les signes et les règles... et alors ? cela ne semble pas beaucoup remettre en cause ma "personnalité". Ce qui fait partie de mon identité, de ma personnalité, ce n'est pas la langue que j'utilise pour parler : c'est ce que je dis.

Certes. Mais cette distinction est-elle si évidente ? Est-il si facile de dissocier ce que je pense de la langue dans laquelle je m'exprime ?

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Une langue censée exprimer l'identité culturelle de la communauté elfique : le Sindarin

En réalité, il existe (comme s'en rappellent ceux d'entre vous qui ont suivi HLP en première...) une corrélation étroite entre ce que j'exprime, et la langue dont je dispose pour l'exprimer. En effet, la pensée humaine n'existe pas indépendamment du langage : nous pensons dans une langue, nous pensons en mots. Les mots sont les matériaux avec lesquels nous pensons, et il est impossible de penser sans recourir aux signes du langage. Une pensée que nous ne pouvons pas formuler, verbaliser n'est en fait pas une pensée du tout : là où l'expression reste confuse, c'est que la pensée reste confuse ; selon la formule de Nicolas Boileau (écrivan du XVII° siècle), "ce qui se conçoit bien s'énonce clairement".

Je ne peux donc pas penser en-dehors de la langue ; mais cela suffit-il à affirmer que le contenu de ma pensée est façonné par la langue que j'utilise ?

Si nous tout individu pense dans une langue, et que la langue n'est jamais une création de l'individu, il faut admettre que l'individu pense dans un matériau qui a été fabriqué par la société. Or une langue n'est jamais neutre d'un point de vue "idéologique". Toute langue absorbe, intègre, exprime et véhicule la "culture" (la vision du monde, la manière de vivre) de la communauté qui la parle. La langue est l'instrument qui permet de "classer" les choses du monde, de les répertorier, mais aussi de les hiérarchiser. A travers ses classifications et ses hiérarchisations, la langue exprime donc les catégories de pense et les valeurs de la communauté.

Illustrons cette idée avec le cas de la langue française. L'une des deux propriétés fondamentales d'un nom (commun), en français (l'autre étant le nombre : singulier /pluriel) est le genre. Désigner une chose, c'est d'abord la classer dans l'une de ces deux catégories fondamentales : le masculin, le féminin.

Le genre (masculin/féminin)

Cette distinction n'est pas neutre: elle exprime déjà une certaine vision du monde, qui fait du genre un élément fondamental de tout être, la première chose que nous devons préciser quand nous parlons de lui, ce qui ne peut à aucun prix être passé sous silence. Une chose doit impérativement être du genre masculin ou du genre féminin ; à tel point que nous sommes obligés de "sexuer" les choses les plus diverses : non seulement les objets (une chaise, un canapé), mais aussi des éléments assez immatériels (la lumière, le son) voire tout à fait abstraits (une idée, un concept)...  La langue française fait donc de  la différence masculin / féminin une catégorie fondamentale de la pensée.

Mais la langue exprime également ce qu'est la catégorie... supérieure. D'un point de vue grammatical, "le masculin l'emporte". Un seul élément masculin suffit à transformer un collectif féminin en "ils", l'accord se fera donc au masculin, etc. Cette domination du masculin se retrouve même dans le vocabulaire : la plupart des termes qui désignent une fonction d'autorité ou de prestige sont masculins : le chef, l'auteur, le penseur, le Proviseur, etc. Le terme qui désigne notre espèce est "l'Homme" (et non la Femme). Et même quand les termes dominants sont féminisés... ils changent de sens ; le "maître" d'un esclave, ce n'est pas exactement la même chose que la "maîtresse" d'un député...

C'est donc une vision du rapport entre l'homme et la femme qui est véhiculée par la langue française (qui apparaît ici notoirement misogyne).

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Et si l'individu pense dans cette langue, il pense donc dans un matériau qui fait du genre une propriété fondamentale de tout être, et où le genre masculin est dominant.

En ce sens, apprendre une langue, c'est apprendre bien plus que du vocabulaire ou de la grammaire: c'est apprendre la vision du monde, la culture de la communauté qui parle cette langue ; s'approprier une langue, c'est s'approprier une identité culturelle, c'est "s'acculturer". C'est absorber des idées et des valeurs que nous n'avons pas choisies, mais qui nous sont inculquées par notre éducation.

Je passe sur les autres exemples donnés par Durkheim, comme les codes professionnels ou les moyens de paiement que j'utilise dans mes transactions (bien que eux aussi soient très intéressants : si la langue et les moyens de communication façonnent les rapports que nous avons avec les autres, c'est aussi le cas des moyens de transaction (monnaie, etc.), qui façonnent les rapports commerciaux ; mais nous n'avons pas le temps de nous y attarder).

Nous pouvons maintenant relever la remarque que Durkheim formulait, juste après avoir parlé des devoirs de l'époux : "Même quand ils sont en accord avec mes propres sentiments, ces devoirs restent bel et bien indépendants de moi."

En ce sens, apprendre une langue, c'est apprendre bien plus que du vocabulaire ou de la grammaire: cest apprendre la vision du monde, la culture de la communauté qui parle cette langue ; s'approprier une langue, c'est s'approprier une identité culturelle, c'est "s'acculturer". C'est absorber des idées et des valeurs que nous n'avons pas choisies, mais qui nous sont inculquées par notre éducation.

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Le fait de dire nos rapports familiaux, nos croyances et nos pratiques religieuses, la langue que nous parlons nous viennent "de l'extérieur" n'implique absolument pas que ces éléments entrent en conflit avec notre identité personnelle, notre personnalité  nos "sentiments" intimes. Au contraire, nous dit Durkheim, c'est rarement le cas. Pourquoi ? Est-ce parce que les règles sociales s'accordent spontanément à la personnalité de chacun ?

Non. Mais bien parce que ce que nous appelons notre "personnalité", nos "sentiments personnels"... sont eux-mêmes façonnés par notre milieu social. Un adolescent de 2017 avait sans doute le sentiment de suivre un goût personnel en portant un jean's "slim" (et en croisant les jambes) ; mais justement, ce "sentiment personnel" était lui-même façonné par la mode, qui façonnait déjà, d'une autre manière, celle de son grand-frère de 2007 (qui, lui, portait un jean's "bootcut", et ne les croisait pas) ;  en accord avec des goûts... "personnels" !

Externat Saint Joseph Ollioules

Vive la diversité...

Photo de classe SMS de 2006, Lycée Aiguerande - Copains d'avant

...comme hier.

Il y a donc bien, nous dit Durkheim, un ensemble de "faits", qui existent indépendamment des individus, et que les individus "reçoivent" de la société par le processus de socialisation : les manières de se comporter à l'égard des autres (membres de notre famille, collègues, supérieurs hiérarchiques, etc.), les croyances et les pratiques religieuses, les langues, les manières d'échanger ou de commercer, etc. Comme ils ne sont inscrits ni dans le corps, ni dans "l'âme" des individus, ils ne sont pas les objets de la biologie ou de la psychologie. Dans la mesure où ce sont des réalités sociales, des constructions sociales qui se transmettent par des mécanismes sociaux (éducation, etc.), ils sont l'objet... de la sociologie.

Durkheim a donc bien dégagé un domaine propre de la sociologie, une groupe de "faits sociaux" :

"Voilà donc des manières d'agir, de penser et de sentir qui présentent cette caractéristique remarquable qu'elles existent en dehors des consciences individuelles ; les individus ne les choisissent pas, ils les reçoivent de la société, notamment par l'éducation."

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