Le vivant et la science (3) : problèmes éthiques

 

 Bonsoir,

Nous avons tenté de mettre en lumière ce qui, dans les sciences du vivant, appelait une éthique particulière ; et pour ce faire, nous sommes repartis de la typologie aristotélicienne des âmes.

L'âme végétative est un principe de nutrition et de reproduction ; en quoi ce principe pose-t-il des problèmes éthiques particuliers pour la science qui veut faire du vivant son objet ? Il va de soi que ce problème apparaîtra notamment lorsque l'étude scientifique du vivant pourra, par sa méthode ou ses applications, remettre en cause l'une ou l'autre de ces caractéristiques des êtres vivants. Mais attention ! Il faut garder à l'esprit la distinction cruciale qui sépare le fait d'aller à l'encontre d'une tendance ou d'une caractéristique naturelles, et le fait de contredire une exigence morale, éthique. Il ne suffit pas d'aller "contre la nature" pour aller "contre la morale" : le fait d'oublier cette distinction nous amènerait en fait à relégitimer un pseudo-concept, dont on sait aujourd'hui qu'il peut prétendre justifier une multitude d'atteintes aux droits fondamentaux : celui de "contre-nature". Si ce qualificatif désigne tout ce qui va à l'encontre d'une tendance ou d'une donnée "naturelles", telles qu'elles pourraient être déduites des caractéristiques fondamentales des êtres vivants, alors il faut admettre (par exemple) que l'homosexualité est "contre-nature", puisqu'elle remet en cause la possibilité d'une reproduction par des voies naturelles. Assumer le saut qui va de la nature à la morale (saut que contient déjà par lui-même l'idée de "contre-nature"), c'est alors admettre... que l'homosexualité est immorale ! Et justifier par conséquent la répression de l'homosexualité au nom de sa nature... "contre-nature" ; le cas d'Alan Türing, condamné en 1952 à "choisir" entre l'incarcération et la castration chimique, peut ici nous rappeler le danger qu'il y aurait donc à passer sans réflexion d'une remise en cause d'éventuelles  "lois de la nature" à la transgression d'impératifs moraux.

 Comment donc établir un lien entre ce qui, dans la science, peut remettre en cause une caractéristique naturelle des êtres vivants, et un champ de problématiques morales ? Ce que nous venons de dire nous indique que cette articulation ne pourra s'effectuer que si la remise en cause de ces caractéristiques implique, en elle-même ou dans ses conséquences, la violation d'une exigence éthique spécifique (remise en cause des libertés, de l'égalité, etc.)

L'étude scientifique du vivant peut effectivement remettre en cause 'l'âme végétative" des êtres vivants, dans la mesure notamment où elle autorise des manipulations techniques qui détruisent ou rendent inefficaces les processus de reproduction de l'individu ou de l'espèce. C'est le cas, notamment, des manipulations génétiques, qui peuvent avoir pour effet, et plus encore comme but, de briser les mécanismes de reproduction des êtres vivants, et ce à deux niveaux.

     a) Le premier niveau est celui de l'individu lui-même : la manipulation génétique d'un végétal peut aboutir à la stérilisation de ses graines, comme c'est le cas pour les variantes dites "Terminator" [vous pouvez consulter à ce sujet un article intéressant : http://www.infogm.org/spip.php?article1439]

     b) Le second niveau est celui de l'espèce : la manipulation génétique des végétaux peut aboutir à leur immunisation à l'égard d'un ensemble de pesticides / herbicides / fongicides, ce qui permet l'épandage massif de ces substances toxiques sur les récoltes ; on doit d'ailleurs remarquer que la quasi-totalité des OGM cultivés ont aujourd'hui pour seule et unique fonction d'être résistants à un pesticide / herbicide / fongicide donné. Dans la mesure où cette modification génétique permet donc l'extermination, sur le lieu de récolte (et sa zone de diffusion)  de toute espèce vivante autre que celle qui serait porteuse de la modification génétique envisagée, il va de soi qu'elle met en cause le respect de la biodiversité.  

Les bio-sciences, par leurs applications dans le domaine du génie génétique, mettent donc en cause le principe d'auto-reproduction, ainsi que le mécanisme de reproduction de l'espèce. Mais cela ne suffit pas pour que l'on puisse mettre en lumière un problème moral. Il faut encore articuler cette remise en cause avec une ou plusieurs exigences éthiques déterminées.  

En ce qui concerne l'articulation des problèmes moraux posés par la rupture des mécanismes de rééquilibrages (crise écologique), je vous renvoie au cours effectué à la suite de l'analyse du texte de Bigelow. L'épandage massif d'insecticides est l'un des facteurs de risque majeurs pour la survie de notre amie l'abeille, dont pourrait dépendre notre propre survie, etc.

Mais il existe un second problème, peut-être plus fondamental encore, et que l'on peut mettre en lumière en analysant la raison d'être du processus de stérilisation envisagé  plus haut. Quelle peut être l'utilité d'une variante "terminator", dont les graines ne peuvent être replantées ? A quoi sert le fait d'empêcher l'organisme que l'on cultive de se reproduire ? 

La réponse à cette question nous renvoie à la caractéristique majeure d'un être vivant dont la science a permis la transformation : celle qui fait de lui le porteur d'une caractéristique interne qui fait l'objet d'un droit de propriété. Dans la mesure où la manipulation génétique en cause a fait l'objet d'un brevet, tout organisme porteur de la transformation en cause est tributaire d'un droit de propriété que le détenteur du brevet peut faire valoir. Ce ne sont pas seulement les organismes actuellement vivants qui ouvrent droit à cette "taxation", mais aussi tous les organismes à naître qui seront porteurs de la transformation génétique. Par conséquent, un agriculteur qui aurait acheté ses semences et qui voudrait (conformément à la plus ancestrale des pratiques agricoles) utiliser les graines issues de la récolte pour les replanter en vue de la prochaine récolte... devra à nouveau s'acquitter de ce droit de propriété, pour chaque végétal issu de cette semence. Plus encore, même si, lui, ne désire pas utiliser ces graines pour la récolte suivante mais que, conformément aux mécanismes naturels de reproduction des végétaux, des graines tombent au sol et germent, il devra encore payer un droit de propriété pour tout végétal ainsi sorti de terre. Et c'est précisément ce qui constitue la raison d'être des variantes "terminator" : elles garantissent qu'aucun végétal ne pourra germer, dont les droits de propriété n'aient été préalablement acquittés lors de l'achat de la semence.

Ce qui apparaît ainsi, c'est le problème éthique majeur posé par la privatisation du vivant, permise par les applications techniques des biosciences. Dans la mesure où la coexistence des variantes OGM et des variantes naturelles est, en soi, problématique (pour des raisons qui tiennent à la fois à l'épandage lui-même et aux mécanismes naturels de diffusion des semences, qui peuvent aboutir à des processus d'hybridation eux-mêmes risqués, comme le cas du Brésil l'a montré), et puisque le droit de propriété frappe indifféremment tout organisme porteur de la modification génétique (à quoi il faut ajouter le fait que les semences germées sont choisies au sein d'un catalogue légal, qui délimite les choix possibles de l'agriculteur), on doit admettre que les OGM indiquent, à titre de risque, la possibilité qu'une ou plusieurs institutions privées en viennent à détenir un droit de propriété sur les ressources nutritives fondamentales qui permettent la survie de tous les êtres vivants, l'homme en particulier. A titre d'illustration, on peut comparer cette situation à celle dans laquelle des institutions privées détiendraient un droit de propriété sur l'air que l'on respire ; dans l'optique (fiction) d'un air OGM (mais les végétaux et les animaux sont aussi nécessaires à notre survie que l'air environnant...) qui, par des mécanismes naturels de diffusion ou par des stratégies actives de propagation, se serait diffusé à la totalité de la surface terrestre, tout individu qui respire devrait, pour avoir le droit de consommer sa portion d'air, s'acquitter préalablement du montant des droits fixés par les institutions privées.

La privatisation du vivant pose donc le problème éthique du contrôle des ressoèrces d'alimentation par des institutions privées : en cela, elle rejoint la problématique du contrôle des ressources énergétiques ou des ressources en eau, avec cette différence qu'il n'est plus même nécessaire ici d'intervenir dans le processus d'exploitation de la ressource pour obtenir un droit de propriété : il suffit que la ressource elle-même soit "marquée" de façon interne par la transformation génétique dont elle est porteuse. Il s'agit bien d'une problématique morale dans la mesure où

 ce contrôle pose la question du pouvoir de l'homme sur l'homme : peut-on considérer comme légitime le fait qu'une ou plusieurs institutions privées possèdent un droit de propriété ouvrant droit à paiement sur les ressources nécessaires à la survie de tous les êtres vivants ? Toute dépendance de l'homme à l'égard de l'homme pour sa survie (alimentaire) remet en cause sa liberté, dans la mesure où, comme le remarquait Robespierre, dès qu'un choix s'effectue sous la contrainte des nécessités de la survie, il ne peut plus être considéré comme un "choix" libre. Dès qu'un homme ou une institution possède un contrôle sur les moyens nécessaires à la survie d'un individu, l'inégalité devient domination (je dois me soumettre pour survivre).

Ce risque est évidemment agravé par le fait que l'inégalité dont il s'agit ici recoupe exactement les inégalités de développement qui marquent déjà les rapports entre peuples : dans la mesure, précisément, où la manipulation technique du vivant repose ici sur la connaissance scientifique, les pays détenteurs des droits liés aux brevets sont évidemment ceux dont le développement autorise une recherche scientifique élaborée. Les applications techniques des biosciences fonctionnent ici comme un catalyseur des inégalités de développement.

 On voit donc comment les tensions qui apparaissent entre les sciences de la vie et les caractéristiques fondamentales de l'âme végétative (nutrition, reproduction) impliquent un ensemble de risques moraux par lesquels des exigences de justice comme le respect de la liberté et de l'égalité des hommes se trouvent mises en cause. Le risque nodal au sein duquel s'articulent ces deux exigences est le risque d'une domination de l'homme sur l'homme, notamment du fait de l'appropriation privée des conditions (alimentaires) de la survie.