Le vivant et la science (1)

Nous avons entamé notre étude du rapport entre science et vie en remarquant qu'une science de la vie (ou du vivant) est nécessairement possible... puisqu'elle existe !  On pourrait même dire qu'elle existe trop, puisque, outre la bio-logie, on doit compter parmi les sciences qui prennent des êtres vivants pour objet : la botanique, la zoologie, l'éthologie... et toutes les sciences humaines. La question est donc de savoir en quoi consistent ces sciences, dans quelle mesure elles sont capables d'en produire une étude rationnelle, et enfin dans quelle mesure elles en ont le droit.  Notre programme sera donc :  

     a) déterminer ce que sont les caractéristiques essentielles des êtres vivants

     b) déterminer en quoi ces caractéristiques impliquent / expliquent les spécificités des sciences du vivant (par rapport aux autres sciences de la nature)

     c) déterminer les limites techniques que les caractéristiques propres des êtres vivants imposent à la démarche scientifique

    d) déterminer les problèmes éthiques que ces caractéristiques soulèvent lorsque les êtres vivants sont posés comme objets de science.   

Qu'est-ce qu'un être vivant ? Si l'on veut éviter la tautologie (un être vivant est un être qui vit...), il faut indiquer les caractéristiques majeures qui constituent les critères du vivant. On peut alors dire qu'un être vivant est un être :

     a) organisé (toutes les parties d'un être vivant sont inter-dépendantes : un corps vivant est un organisme)

     b) animé d'un principe d'auto-organisation (maintien et développement de la structure)

     c) en relation d'échange avec son milieu

     d) capable de se reproduire 

L'ensemble du vivant n'est pas homogène, et l'on peut croiser cette approche "biologique" du vivant avec la hiérarchie établie par Aristote, qui différencie les êtres vivants par le type "d'âme" qui les habite ; l'âme renvoie ici au principe immatériel qui anime les êtres vivants, les distinguant ainsi de tous les êtres inertes. Conformément à la typologie du sens commun, Aristote distingue donc :

     a) les végétaux (animés d'une âme "végétative", qui leur permet de se nourrir et de se reproduire ou, si l'on préfère, de se maintenir en vie et de la transmettre)

     b) les animaux (animés d'une âme "sensitive", qui leur permet de percevoir, d'éprouver des sensations)

     c) les hommes (animés d'une âme "intellective", qui leur permet de penser rationnellement par concepts, idées)

On remarquera qu'il n'y a pas d'opposition entre ces deux approches : l'une envisage la vie à partir des caractéristiques des êtres vivants, l'autre envisage les êtres vivants à partir du type de vie qui les anime.

Il est inutile, le jour de l'examen, de se montrer facétieux en remarquant qu'Aristote ne connaissait pas les Ents, qui posent quelques problèmes de classification...

Telles sont donc les caractéristiques que l'on peut mobiliser pour mettre en lumière et expliquer les caractéristiques spécifiques des sciences du vivant. Le travail est assez simple.

Si l'on prend appui sur la capacité de reproduction des êtres vivants, alors on comprend que la totalité des êtres vivants constitue un réseau de lignées qui, elles-mêmes, se séparent en sous-lignées, classes, etc. Parmi les êtres vivants, il y a ceux qui constituent le règne animal ; dans le règne animal, il y a les vertébrés (et les invertébrés) ; parmi les vertébrés, il y a les mammifères (et les oiseaux, les reptiles et les poissons, si l'on suit la classification de Linné) ; parmi les mammifères, il y a les vivipares et les ovipares ; parmi les mammifères ovipares (les "monotrèmes"), il y a les Tachyglossidés et les Ornithorynchidés ; parmi les Ornithorynchidés, il y a... ah non : il n'y en a qu'un : l'orithorynque !

L'ornithorynque est donc l'animal vertébré monotrème ornithorynchidé !

C'est avec ce double travail de "répertoriage" et de "classement" des différentes espèces vivantes qu'est née la biologie, dont les deux ancêtres sont donc la botanique et la zoologie. Au passage, on comprend pourquoi les noms qui sont indiqués sur les petites pancartes que l'on trouve au pied des plantes dans les jardins botaniques sont (généralement) interminables, notamment lorsqu'ils ont gardé leur forme latine initiale. C'est que le nom de l'espèce a ici une fonction très particulière : son nom désigne en fait ses coordonnées dans le système des êtres vivants. Le nom d'un être vivant n'est pas ici un "prénom" permettant de le désigner, mais un ensemble de caractéristiques qui permettent de le situer sur la carte générale de la biosphère. Ainsi, le nom complet de l'orinthorynque, c'est "animal (règne) chordé (embranchement) vertébré (sous-embranchement) mammifère (classe) protothérien (sous-classe) monotrème (ordre) ornithorynchidé". Il ne reste plus qu'à traduire en latin, et nous aurons notre petite pancarte !

En botanique et en zoologie, nommer, c'est situer.  La connaissance scientifique est ici taxinomie (description et regroupement des organismes vivants) et systématique (classification des organismes vivants).

Autres grandes caractéristiques des êtres vivants : l'organisation et l'auto-organisation, par échanges internes et externes. L'étude scientifique consistera donc à analyser / rationaliser la structure et les mécanismes propres aux organismes vivants. C'est donc l'étude du "fonctionnement" du vivant qui est ici effectuée, ce qui définit la tâche classique de la physiologie (étude des mécanismes de nutrition, de reproduction [songeons ici à la génétique] et de locomotion) ; l'étude des structures et des rapports internes de l'organisme définit l'anatomie ; l'étude de la structure externe définit la morphologie. On peut y ajouter l'histologie, l'étude des tissus des organismes vivants.

La connaissance scientifique est ici explication : il s'agit de reconstruire le fonctionnement de l'organisme sous la forme d'un système de rapports soumis à des lois, ce système étant accessible à la raison. On comprend entrevoir ici l'enjeu de la représentation du vivant par un modèle de type mécanique (machine).

 

Une construction 3D de Meats Meier (2005) : "L'homme-machine"

Enfin, dans la mesure où certains êtres vivants sont capables de se mouvoir d'eux-mêmes en fonction de dynamiques et d'objectifs qui leur sont propres, les sciences du vivant peuvent chercher à rationaliser le comportement de ces organismes. L'étude du comportement animal définit l'éthologie ; quant à l'étude du comportement humain, elle regroupe l'ensemble... des sciences humaines (anthropologie, ethnologie, sociologie, psychologie, histoire, etc.)

La connaissance scientifique vise ici la compréhension : le but est de donner un sens (rationnellement accessible) au comportement des êtres vivants. On peut donc admettre que la tâche des sciences du vivants réside avant tout, ici, dans un travail d'interprétation.

On comprend alors ce qui constitue l'enjeu de la "théorie de l'évolution", dont on peut se demander, au départ, où il conviendrait de la classer. Elle est évidemment liée à la taxinomie et à la systématique... puisqu'elle vise à unifier, dans un enchaînement temporel, les différentes branches du monde vivant. Elle est également liée à l'explication des mécanismes internes du vivant, puisqu'elle repose sur un processus génétique. Enfin, elle est liée à l'interprétation des conduites, puisqu'elle contient (au moins en germe) la notion de "lutte pour la survie" de chaque espèce. La théorie de l'évolution n'appartient donc pas à un secteur particulier des sciences du vivant : elle concerne des hypothèses qui surplombent le domaine global de la biologie ; er, en ce sens, la théorie de l'évolution est à la fois un lieu de synthèse pour les différentes sciences du vivant, et un lieu d'articulation avec d'autres domaines du savoir humain : qu'il s'agisse du domaine politique, du domaine philosophique ou du domaine religieux.  

Célèbre caricature de Darwin... "as an ape !"