Le paradoxe du désir
Pour introduire la notion de bonheur, je reviens ici sur le premier paradoxe impliqué par la notion de bonheur, que nous avons intitulé : paradoxe de Schopenhauer. Petite remarque introductive : je rappelle que les trois paradoxes que nous posons au départ peuvent bien sûr être utilisés dans vos copies ; mais je rappelle que, si je les place en cours introductif, c'est davantage pour que vous les considériez comme des problèmes à résoudre... que comme des solutions !
Ce premier paradoxe n'est pas nouveau, puisqu'on en trouve déjà la formulation chez Platon. L'idée sur laquelle il repose est simple :
a) le plaisir, c'est la sensation qui accompagne la satisfaction d'un désir. Il ne peut donc y avoir plaisir que là où il y a désir.
b) un désir ne se manifeste que dans la mesure où il est insatisfait : une sensation de désir, c'est toujours une sensation de manque de l'objet (du désir).
Ces deux remarques suffisent à poser le paradoxe. Tant que le désir est insatisfait, j'en suis conscient, j'en souffre, l'absence de l'objet cause un sentiment de frustration. Mais dès qu'il est satisfait, le désir disparaît. Par conséquent, il ne peut y avoir de plaisir que dans le bref instant où la sensation de manque disparait, ou la frustration est en train de disparaître ; mais dès que la satisfaction est effectuée, je ne peux plus jouir de la satisfaction de mes désirs, puisque je ne suis même plus conscient de désirer quelque chose. On pourrait donc dire du désir qu'il vise un état de satisfaction qui, en lui-même, ne cause aucun plaisir. Car il ne peut y avoir plaisir que là où il y a désir : et un désir satisfait... disparaît.
Prenons un exemple. Arrêtez de boire pendant 8 heures : vous aurez très soif. Et vous vous représenterez alors comme absolument jouissif le fait de boire. Allez chercher un verre d'eau, et analysez ce qu'il se passe. En quoi y a-t-il véritablement "plaisir" ? Essayez de localiser ce plaisir dans votre corps. Vous vous apercevrez que le plaisir, ici, c'est simplement la disparition de la soif comme sensation déplaisante. Il s'agit donc moins d'un plaisir que d'un apaisement : ce qui vous "fait plaisir", c'est... que la douleur disparaît. Plus encore, une fois que vous aurez bu, vous serez totalement incapables de jouir du fait que votre "soif est satisfaite" ; justement parce que vous n'aurez plus soif. Lorsque l'on n'a pas soif, il est impossible de jouir du fait que nos "besoins en eau" se trouvent satisfaits. Il faut que je souffre d'un manque pour pouvoir prendre plaisir à cette satisfaction. Bref :
a) je peux souffrir d'un manque (soif),
b) je peux faire disparaître ce manque (ce que j'appelle "soulagement", qui n'est qu'une disparition de la douleur)...
c) mais je ne peux pas jouir de l'absence de ce manque. Je ne prends aucun plaisir à ne pas avoir soif.
Bref : la logique du désir, c'est de n'exister qu'à l'état d'insatisfaction. Dès que le désir est satisfait, il disparaît, et la satisfaction d'un désir disparu n'apporte aucun plaisir. Mince alors.
Désirer, c'est un peu comme se taper la tête contre un mur : c'est douloureux, mais ça fait tellement de bien quand ça s'arrête...
Un autre exemple. Plusieurs d'entre vous souhaitent ardemment avoir le bac à la fin de l'année. Dans certains de leurs rêves les plus intimes, ils s'imaginent titulaires du saint diplôme, savourant la grâce de cet accès au monde des postbacciens. Comme le dit Freud (nous aurons à revenir sur cette idée plus tard) tout rêve n'est que la satisfaction (imaginaire) d'un désir : c'est parce que ces élèves souffrent de la non-possession du diplôme, parce qu'ils s'angoissent à l'idée de le rater, parce qu'ils désespèrent de voir l'échéance si lointaine et pourtant si proche, etc. bref : parce que l'idée du bac les rend tout à fait malheureux, qu'ils font ce genre de rêve.
Et pourtant... ces mêmes élèves, trois jours après les résultats, seront incapables de se réjouir du fait que leur désir est satisfait. Ils essaieront peut-être, un matin ou deux, de susciter le plaisir résultant de la pensée selon laquelle "ah, tout de même, c'est bien que ce soit fini", etc. Mais ça ne marchera pas bien longtemps. Au bout de quelques jours, la satisfaction du "désir du bac" ne suscitera plus aucun plaisir : car le désir satisfait disparaît, il n'existe plus. Et un désir qui n'existe plus ne saurait occasionner aucun plaisir. Par conséquent : certains élèves auront passé leur année à convoiter un bien qui, une fois acquis, ne leur apportera strictement aucun plaisir. Il leur aura fait connaître l'angoisse, la fatigue, le stress, l'amertume, voire le désespoir... mais, passé le bref moment de jouissance où l'on téléphone à tout le monde et où l'on console ardemment les échoués : fini ! Plus de désir, et donc plus de plaisir non plus.
Avouez que c'est un constat un peu déprimant : ce n'est donc pas un hasard si on en doit l'une des formulations les plus explicites à l'un des philosophes dits "pessimistes" du XIX° siècle : Arthur Schopenhauer. Pour Schopenhauer, le bonheur est précisément ce dont nous ne pouvons jamais jouir, parce qu'il repose sur un état de satisfaction des désirs ; or un désir satisfait disparaît. Par conséquent, pour Schopenhauer, le bonheur est par définition un état dans lequel nous ne sommes pas encore (c'est l'état que l'on rêve et dans lequel un désir qui se révèle actuellement à nous en tant que manque sera satisfait), ou dans lequel nous ne sommes plus (l'état que lon se remémore et dans lequel un désir qui est actuellement frustré se trouvait satisfait.) Nous ne prenons conscience de la satisfaction d'un désir que lorsque cette satisfaction a cessé (nostalgie), ou lorsqu'elle n'est pas encore réalisée (attente).
"Nostalgia", une toile de Luke Chueh
Voici le (fameux) texte de Schopenhauer où cette idée se trouve formulée, et sur lequel les TL ont planché au bac il y a quelques années :
« Nous ressentons la douleur, mais non l’absence de douleur ; le souci, mais non l’absence de souci ; la crainte, mais non la sécurité. Nous ressentons le désir, comme nous ressentons la faim et la soif ; mais aussitôt que le désir est rempli, il devient comme les aliments dont la saveur disparaît dès qu’on les avale. Nous remarquons douloureusement l’absence des joies et des plaisirs, et nous les regrettons aussitôt ; au contraire, la disparition de la douleur, alors même que nous l’avons ressentie pendant longtemps, n’est pas véritablement ressentie ; nous y pensons à la rigueur parce que nous décidons d’y penser (…). Seules, en effet, la douleur et la privation peuvent produire une impression active, et par là se dénoncer elles-mêmes. Le bien-être, au contraire, ne se manifeste que par son absence. Aussi n’apprécions-nous pas les trois plus grands biens de la vie, la santé, la jeunesse et la liberté, tant que nous les possédons ; pour en comprendre la valeur, il faut que nous les ayons perdus (…). Que notre vie était heureuse, nous ne nous en apercevons qu’au moment où ces jours heureux ont fait place à des jours malheureux. » Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, 1859).
Un (très) vieux cliché de Schopenhauer... 1859 !
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