Quel est l'objet du désir que l'on éprouve pour autrui ?
Nous nous interrogeons ici sur les relations entre deux notions : "autrui" et "désir". Qu'est-ce que le désir d'autrui ? En quel sens autrui peut-il être l'objet de mon désir ?
Pour répondre, nous sommes repartis de la dissociation entre le Moi et l'Autre, telle que la reconstruit la psychanalyse. On doit d'abord rappeler que cette dissociation n'est pas originaire pour le sujet humain. Le nourrisson ignore la distinction entre "intérieur" et "extérieur" : il n'opère pas le double renvoie que nous, adultes, opérons à partir de nos sensations / représentations. Pour nous, une image visuelle renvoie toujours à deux choses :
a) elle renvoie à "moi", en tant que sujet qui perçoit cette image
b) elle renvoie à l'objet qui est la cause de cette image.
Rien de tel dans l'esprit du nourrisson ! Un nourrisson ne fait qu'un avec le monde : il est ses sensations, son champ de conscience. Il n'a pas encore pu produire la différenciation du "moi" et du "monde". Du point de vue psychanalytique, il n'y a donc pas de place pour "autrui" dans le psychisme du nourrisson.
Mais on peut aller plus loin. Non seulement le nourrisson se prend pour la totalité de l'univers (qui, il est vrai, n'est pas encore très vaste), mais de plus il se croit omnipotent. Ce qu'expérimente en effet le nourrisson, c'est que, lorsque se manifeste en lui un besoin, le monde se métamorphose pour venir y répondre. Le nourrisson dit : "que le sein soit"... et le sein est (dans le cas contraire, le nourrisson ne survit pas longtemps). Bref, le psychisme du nourrisson entretient l'illusion d'une fusion "moi-monde" omnipotente. Pour le dire en un mot : le nourrisson se prend pour Dieu.
Le foetus astral, à la fin de 2001, l'Odyssée de l'espace (Stanley Kubrick)
Malheureusement, cet état de chose ne va pas durer éternellement. Si le rôle de celle que Winnicott (un psychanalyste britannique, qui était aussi pédiatre) appelle la "mère suffisamment bonne" est, au départ, d'entretenir cette illusion d'omnipotence chez le nourrisson (en faisant apparaître un sein là où il veut en "créer" un), ce rôle est par la suite d'accompagner le nourrisson vers la prise de conscience de la séparation entre le moi et le monde. C'est précisément dans la mesure où le monde résiste à mon appel, où il cesse de se conformer imédiatement à ce que je désire qu'il soit, que je prends progressivement conscience de la dissociation qui existe entre le monde et moi.
Il est évidemment vain d'essayer de se mettre "à la place" (psychique) d'un nourrisson ; ce qui suit n'est donc qu'une simple tentative visant à formuler les traits fondamentaux de cette expérience, telle que la psychanalyse cherche à l'approcher. On doit sans doute admettre que cette séparation fondamentale entre le moi et le monde constitue un traumatisme saisissant : du statut de moi-monde omnipotent, me voilà déchu au statut de simple partie du monde, dépendante de ce monde.
Je viens de me vider de la (presque) totalité du monde, qui se retire hors de moi, qui devient autre que moi ; et ce monde dont je suis rejeté cesse d'être ma création perpétuelle pour devenir une instance dont je dépends, et qui vient répondre ou non à mes besoins.
A ce stade, la séparation moi / monde aboutit essentiellement à une béance, à ce vide infini que le monde a laissé en moi après s'être retiré, et à une angoisse liée à la prise de conscience du fait que, au lieu d'un dieu omnipotent, je ne suis qu'un être placé en situation de dépendance radicale, un être dont la survie dépend de la bienveillance d'un monde que je ne contrôle pas.
Gao Xingjiang, Angoisse
Heureusement, il y a au monde un être qui vient atténuer ce traumatisme : c'est (encore une fois) la Mère. Pour le nourrisson, la Mère, elle, est omnipotente ; elle peut satisfaire tous ses besoins. Et de plus, la Mère est bienveillante : elle fait effectivement en sorte de les satisfaire. Cette deuxième phase pourrait donc être interprétée comme une situation "d'omnipotence par procuration" : je suis absolument dépendant d'un être qui est absolument puissant et bienveillant.
C'est cette étape que l'on peut considérer comme l'étape de relation "fusionnelle" à la Mère : l'enfant et sa mère constituent une unité omnipotente et bienheureuse. La mère vient combler tous les besoins de l'enfant, et l'enfant vient satisfaire le désir de la mère en tant que mère, puisqu'elle même jouit de la satisfaction et de la sécurité qu'elle apporte à l'enfant.
Klimt, Les trois âges de la vie, détail
Mais, dira-t-on peut-être, que devient le Père dans tout ça ? Eh bien, le Père, c'est principalement celui qui vient rompre cette belle harmonie. Pour le psychanalyste (français) Jacques Lacan, le Père est celui qui vient :
a) interdire à l'enfant de s'approprier la mère. Pour résumer une pensée plus complexe, c'est lui, le père, qui constitue l'objet du désir de la mère (et non l'enfant), et c'est lui qui lui dicte sa Loi (et non l'enfant). Pour le dire en une phrase : c'est le Père qui possède la Mère, et non l'enfant.
b) interdire à la mère de s'approprier l'enfant. Car pour Lacan, la mère aussi peut être tentée par les charmes de l'unité fusionnelle, cette omnipotence à deux, cette plénitude close sur elle-même. Le Père est celui qui vient exclure cette possibilité en affirmant sa présence, en revendiauant sa place de "père" (qui dit la Loi), et non de simple géniteur.
Pour user d'une image synthétique, le Père chasse l'enfant du lit de la Mère. La béance s'ouvre à nouveau (le vide infini laissé par le retrait du monde n'est plus comblé par la Mère), l'angoisse revient (fin de l'omnipotence par procuration).
Du point de vue psychanalytique, c'est dans la succession de ces trois phases que s'enracine le désir humain. Le désir fondamental est désir d'un retour à la plénitude originelle, où le vide infini est comblé, où l'angoisse est éteinte. Il est donc désir de l'Objet infini, dont la possession rétablirait l'omnipotence. Cet objet, Lacan le nomme "l'objet a" ; sa caractéristique principale est qu'il est impossible. L'objet a n'est pas un "objet" : l'Objet du désir n'est pas un "objet". Tout objet véritable ne vient que tenter de se substituer à cet "Objet" fondamental, sans jamais y parvenir.
Vincent Collard, Cet obscur objet du désir (2004)
On pourrait alors se demander si, ce qu'aucun objet ne peut permettre (combler le désir), un autre sujet pourrait l'autoriser. C'est, nous le verrons, le rêve éternel de l'érotisme. Mais avant de poursuivre, il nous faut souligner que, quoi que l'on pense de l'approche psychanalytique esquissée précédemment, qu'on la considère comme vérité scientifique ou comme mythe moderne, elle illustre une topique fondamentale de la culture occidentale. A toutes les époques, on retrouve l'idée d'une plénitude originelle perdue, qui constituerait l'origine du désir ; chaque moment de la civilisation occidentale renvoie l'écho de ce vide infini qu'aucun objet ne pourra jamais venir combler.
Nous en avons trouvé une illustration dans le mythe d'Aristophane, énoncé au sein du Banquet de Platon : c'est de la rupture originelle de l'unité fusionnelle et auto-suffisante que naît le désir, en tant que désir amoureux. Mais nous avons reconnu le même appel dans l'affirmation de Pascal : tous les hommes recherchent d'être heureux, mais aucun n'est jamais parvenu à remplir le vide infini qui est en lui sans la présence de Celui dont il s'est malheureusement séparé, et qui constitue la négation de tout "objet" : Dieu.
Les amateurs de SF auront reconnu Wojtek Siudmak (L'origine du Monde)
C'est de la nostalgie de cette union-fusion originelle avec autrui qu'il faut repartir, selon Bataille, pour comprendre le rapport à autrui conçu comme désir d'autrui. C'est ce que découvre l'analyse de l'érotisme dans un texte étudié en cours, et qui se trouve ici.
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