De la loi à l'amour (2)
L'analyse paulinienne (c'est d'adjectif correspondant à Saint Paul) de la Loi nous a donc conduits à un paradoxe : la Loi (qui correspond, au sein du Judaïsme, au devoir) était bonne, mais son effet sur l'homme était paradoxal, puisqu'elle ne le rendait pas meilleur, mais même, peut-être... pire.
Mais Saint Paul poursuit son discours. Certes, ayant la Loi devant les yeux, je n'en deviens pas meilleur... mais je suis confronté au constat de l'écart qui sépare ce que je devrais faire... et ce que je fais effectivement. En d'autres termes, je suis obligé de prendre conscience du fait que je suis un être pervers, vicieux et mauvais, puisque je ne cesse de transgresser la Loi de Dieu. La formulation de la Loi ne modifie donc pas ma nature, mais elle m'y confronte : face à la Loi, pour reprendre la formule de Saint Paul, "je vois le meilleur, et je fais le pire". Mais je vois par là même que je fais le pire. L'énoncé de la Loi me conduit donc au mépris de moi-même, voire au dégoût de moi-même, à la culpabilité.
C'est la deuxième étape de la pensée de Paul. Mais attention : cette fois encore, il faut se garder de la tentation d'en rester là, sans quoi l'on aboutit à une version totalement faussée de son discours. La culpabilité ne constitue pas du tout un aboutissement du cheminement paulinien. Le "Mea Culpa" auquel aboutit la confrontation à la Loi n'a de sens que par ce qu'il rend possible. Et ce qu'il rend possible, c'est tout simplement le retour à Dieu.
En effet, ce qui obstrue, fait obstacle à l'amour de Dieu, pour Saint Paul, c'est le mauvais amour de soi : la fierté, l'orgueil, la vanité. Selon une très vieille idée (que l'on trouve déjà, nous l'avons vu, dans l'Antiquité grecque), lorsque les hommes oublient les dieux, c'est parce qu'ils sont trop occupés à se regarder eux-mêmes. Celui qui cherche à se glorifier à ses propres yeux et qui, pour ce faire, a besoin de se glorifier aux yeux des autres, voilà celui qui tend à oublier Dieu. Mais justement, la contemplation de la Loi détruit ce mauvais amour de soi. En nous confrontant au spectacle de notre imperfection, de notre incapacité à obéir aux commandements divins, la Loi nous humilie. Humilier, cela veut dire deux choses : cela veut d'abord dire rabaisser, détruire toute fierté ; et en ce sens, la Loi nous humilie puisqu'elle nous fait apparaître comme méprisable à nos propres yeux. Mais humilier signifie également : rendre humble. Et cela aussi la Loi l'accomplit : car en détruisant notre orgueil, elle nous ramène à un regard épuré sur nous-mêmes, qui ne cherche plus à produire une image de supériorité à l'égard des autres. En fait, l'humilité qui découle de la Loi brise toute tentative visant à établir notre supériorité sur les autres êtres humains pour nous faire accéder à la compréhension de notre véritable égalité avec toutes les autres Créatures humaines de Dieu.
Mais n'allons pas trop vite. En détruisant notre orgueil, notre vanité, notre mauvais amour de nous-même, la Loi réouvre le chemin qui mène à l'amour de Dieu. C'est la troisième étape de la pensée de Paul. Mais là encore, elle ne constitue qu'une étape. Si on s'arrête ici, on atteint quelque chose qui n'est pas ce que vise Paul : l'attitude mystique. Cette attitude désignerait ici la posture visant à se détacher de notre "Moi" dont on a constaté l'imperfection, mais aussi du monde tout entier (qui, dans l'optique chrétienne, a lui aussi été "déchu" suite à la Faute d'Adam). Le mystique serait celui qui se détache de son Moi et du monde pour tourner ses regards exclusivement vers Dieu ; au sommet de cette attitude se trouverait la dissolution complète de l'âme en Dieu (un thème qui a fait l'objet de très vives polémiques dans la théologie chrétienne).
[J'ouvre ici une parenthèse, comme je l'ai fait en cours. Parler d'amour de Dieu ne revient pas (ou du moins : pas nécessairement) à détacher l'amour de toute dimension corporelle, sensuelle, affective. Plusieurs des grandes béates, et même plusieurs des grandes saintes du christianisme ont chanté leur amour du Christ dans des termes tout à fait sensuels ; nous avons dit un mot de ces femmes religieuses qu'au XIII° siècle on nommait "béguines". Si on lit leurs écrits, par exemple ceux de Mechtilde de Magdebourg, on s'aperçoit que l'amour du Christ est bien un amour multidimensionnel, qui implique toutes les composantes de l'amour. Et saint Thérèse d'Avila elle-même, l'une des plus saintes des saintes chrétiennes, a décrit son rapport avec l'ange du Seigneur dans des formules qui ont de quoi faire rosir le crâne des vieux moines... encore que plusieurs de ces moines soient eux-mêmes des adeptes de ce chant si particulier de la Bible qu'on appelle le "Cantique des cantiques" qui, lui aussi, sait faire appel à la sensualité pour chanter l'amour de Dieu et de son peuple. Encore une fois, i faut donc se méfier des préjugés : l'amour du croyant pour Dieu est un amour certes spirituel, mais cela n'en fait pas un amour seulement "intellectuel".]
L'extase de sainte Thérèse, sculptée par le Bernin
Mais là encore, cette posture mystique ne constitue qu'une étape dans la pensée de Saint Paul. Car pour Paul, le retour à Dieu n'aboutit pas simplement à un séjour auprès de Dieu. Pour le dire en termes simples : une fois que notre âme s'est détournée de notre Moi et du Monde pour se tourner vers Dieu... elle doit redescendre. Et pour Saint Paul, cette "redescente" (on pourrait dire qu'il s'agit d'un "déclin" positif...) découle logiquement de notre retour à Dieu. En effet, en retournant vers Dieu, nous apprenons à nous voir nous-mêmes comme Lui nous voit ; et le regard que Dieu porte sur nous est un regard d'amour, le regard que le Créateur porte sur ses créatures. En tournant notre regard vers Dieu, nous apprenons à nous voir avec le regard qu'un Père porte sur ses enfants. Et certes, l'amour que Dieu nous porte n'a rien à voir avec cet amour tout boursouflé d'orgueil qui était le nôtre auparavant. Saisir l'amour que Dieu nous porte, ce n'est pas s'enorgueillir : car Dieu ne nous aime pas en faisant abstraction de tous nos défauts ou en nous prêtant des qualités illusoires (ce qui est le cas dans le mauvais amour de nous-mêmes). Dieu nous aime comme ses enfants : il nous voit tels que nous sommes, mais il nous aime par et dans notre faiblesse même.
Le mépris de nous-mêmes (auquel conduit à la Loi) nous reconduit vers Dieu ; mais ce retour à Dieu nous réouvre la porte de l'amour de nous-mêmes, d'un amour qui n'est plus un amour illusoire oublieux de Dieu, mais d'un amour purifié de tout orgueil fondé sur l'amour de Dieu. Notre amour pour Dieu nous reconduit à Son amour pour nous.
Mais il faut poursuivre. Car cet amour que Dieu nous porte, dans la mesure où il s'adresse à nous en tant que Créature de Dieu, enfant de Dieu, s'adresse également à tous les autres êtres humains. En tant que créatures de Dieu, nous sommes tous absolument semblables ; nous sommes tous "frères", au sens propre du mot, puisque nous sommes tous fils de Dieu. Tous imparfaits, tous aimés : tous égaux. On comprend alors que le retour à Dieu nous reconduise, non seulement à l'amour de nous-mêmes, mais également à l'amour des autres. En me saisissant comme enfant de Dieu, je saisis tous les autres comment mes semblables, mes frères : m'aimer comme Dieu m'aime, c'est aimer tous les autres, tous mes frères : "mon prochain" en général.
Or à quoi aboutit cet amour ? Pour Saint Paul, la réponse est claire : l'amour de l'autre nous conduit précisément à faire ce que la Loi nous commandait de faire et que notre orgueil nous empêchait de faire. Lorsque j'aime l'autre en tant que créature de Dieu, lorsque j'aime mon prochain, je cesse de lui imposer mon intérêt personnel, je ne cherche plus à le dominer pour lui imposer ma loi. Je le respecte comme mon égal, comme mon frère. Pour Saint Paul, c'est précisément cette disposition d'esprit (de l'âme) qui nous conduit à respecter les commandements de Dieu. Je ne cherche pas à voler le bien de mon frère, de lui voler sa femme, de le tuer, etc. Envers lui, je respecte la Loi par amour pour lui.
Franchement, vous feriez ça à votre frère, vous ?
On voit ainsi comment l'amour permet de dépasser l'opposition entre, d'une part, l'amour de soi, la recherche de mon intérêt personnel et, de l'autre, la recherche de l'intérêt d'autrui, l'action effectuée par devoir. Car, resituée dans l'espace de l'amour fraternel, cette opposition n'a plus de sens. Est-ce que, lorsque je ne convoite pas la femme de mon frère, je le fais "par intérêt" ? Absurde. Mais est-ce que je le fais "par devoir" ? Ca ne va pas non plus. J'aime mon frère, voilà tout, et il en découle naturellement que je ne cherche pas à m'approprier ce qui lui appartient.
[On voit que ce que Saint Paul dit de l'amour chrétien n'est guère difficile à transposer à la conception la plus laïque de l'amour... même si, dans vos copies, je vous recommande de maintenir la distinction entre les deux. L'amour du prochain n'est pas l'amour que deux frères se portent dans une même famille, dans la mesure notamment où l'amour intra-familial se construit aussi par l'exclusion de tous ceux qui ne sont pas "de la famille". Alors que l'amour du prochain, lui, n'exclut personne : nous sommes tous frères en Christ, puisque nous sommes tous fils de Dieu. Néanmoins, le dépassement de l'opposition désir / devoir apparaît aussi à travers l'amour profane : lorsque je cherche à aider celui ou celle que j'aime lorsqu'il/elle se trouve en difficulté, est-ce que j'agis par intérêt personnel (il/elle m'en sera reconnaissante(e) ?). Non... ou alors il ne s'agit pas d'un acte d'amour, mais d'un chantage, ce qui est différent. Est-ce que j'agis par devoir ("Ah flûte, je suis obligé de lui acheter des fleurs pour la Saint Valentin") ? Non plus : ou alors il ne s'agit pas d'un acte d'amour. Un acte accompli par amour, c'est un acte qui n'est accompli ni par intérêt, ni par devoir : il est effectué... par amour, tout simplement.]
On comprend alors que, pour Saint Paul, tous les commandements de la Loi soient incapables de déterminer nos actes si l'amour manque. Sans l'amour, mon obéissance à la Loi ne peut se faire que par intérêt ou par orgueil. Mais inversement, là où est l'amour, il n'y a plus besoin de la Loi. Car l'obéissance aux commandements de Dieu découle naturellement de mon amour pour mon prochain, mon frère. On comprend alors la véritable fonction de la Loi pour saint Paul : elle n'est pas de "nous renseigner" sur ce qu'il faut faire, ou de nous conduire à le faire : elle a pour fonction, en nous humilant, de nous reconduire vers l'amour de Dieu, lequel nous conduit à l'amour de nous-même et des autres, dont découle notre obéissance naturelle aux commandements de la Loi.
Pour Saint Paul, il n'existe donc qu'un seul véritable commandement, dont l'observance conduit à la satisfaction naturelle de tous les autres : "Aime ton prochain"... le reste en découle. Aime ton prochain : tel est le véritable Devoir chrétien pour Saint Paul. Et comme ce devoir est un devoir d'amour, il permet de dissoudre l'opposition qui existait entre action accomplie par devoir et action accomplie par désir, puisque l'amour lui-même, étant à la fois devoir et désir, périme cette distinction.
Terminons par cette citation de Saint Paul, empruntée à l'Epitre aux Romains, dans laquelle l'amour inspiré par Dieu est nommé "charité" (c'est le sens biblique de ce terme): " Celui qui aime autrui a de ce fait accompli la loi. En effet, le précepte : tu ne commettras pas d’adultère ; tu ne tueras pas ; tu ne voleras pas ; tu ne convoiteras pas, et tous les autres se résument en ces mots : tu aimeras ton prochain comme toi-même. La charité ne fait point de tort au prochain. La charité est donc la loi dans sa plénitude " (Rm 13,8-10).
Reste maintenant à connaître le rapport que l'amour du prochain entretient avec l'amour de soi ; aimer son prochain comme soi-même, n'est-ce pas, par définition, commencer par s'aimer convenablement soi-même ? En ce sens, loin de tout "sacrifice" de soi, l'amour du prochain serait directement lié à un autre impératif, un autre devoir : le devoir de s'aimer soi-même correctement. Celui qui voit en l'autre "le prochain" est celui qui se saisit lui-même comme prochain. Je dois m'aimer moi-même comme j'aime le prochain, puisque le prochain et moi-même sommes égaux devant Dieu. Telle est la formule de Kierkegaard (philosophe danois du XIX° siècle) avec laquelle nous terminerons ce parcours chrétien ; formule qu'il considérait comme un commentaire de la parole des Evangiles : Tu dois t'aimer toi-même de façon vraie.
Søren Aabye Kierkegaard
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