La sociologie comme science

I. C. La recherche de la vérité dans les sciences humaines : sociologie et psychologie

     1) L'Homme peut-il être objet de science ?

La sociologie (et la psychologie) appartiennent au domaine des "sciences humaines" ; comme telles, elles supposent donc, comme toutes les autres sciences de ce type, que l'homme en tant que tel peut être un "objet de science".

Or cette affirmation ne va pas de soi, pour trois raisons principales :

     1. le but de la science est de mettre en lumière les lois qui régissent les phénomènes, qui en déterminent le cours ; ainsi la mécanique doit déterminer les lois qui régissent le mouvement des corps, la chimie doit déterminer les lois qui régissent les rapports entre particules, etc. On voit donc que ce quin rend la science possible, c'est que les objets qu'elle étudie sont en effet soumis à des lois, que leur comportement est déterminé par des lois. Si le comportement d'une balle de golf, ou une transformation chimique, n'étaient pas entièrement déterminés par des lois, il serait impossible d'en faire la science. Si le physicien devait dire : "la trajectoire de la balle de golf sera une parabole dont l'équation est... sauf si elle change d'avis en cours de route, évidemment", il serait impossible d'avoir une connaissance scientifique de la trajecoire. de même, si le chimiste devait dire : "La combustion du carbone avec de l'oxygène donnera de l'eau et du dioxyde de carbone... sauf si les atomes d'oxygène de l'expérience n'aiment pas du tout l'hydrogène !", la chimie cesserait aussitôt d'être une science. Ce qui fait que la science est possible, c'est qu'elle étudie des objets dont le comportement est rigoureusement soumis à des lois, qui rend leur comportement explicable et prévisible.

 

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Or justement, en ce qui concerne l'homme, cette condition ne semble pas remplie. L'homme n'est pas un être "déterminé" par des lois : c'est un être libre, qui peut choisir son comportement. C'est ce qui rend le comportement d'un individu toujours en partie imprévisible : si le comportement d'un homme était totalement déterminé par des lois et des mécanismes qu'il ne peut remettre en cause, et qui rendent son comportement totalement prévisible, il ne serait plus un homme, mais un automate... Comment donc la sociologie, qui porte sur des rapports enntre les hommes, pourrait-elle mettre au jour des "lois" ? élaborer des 'prévisions"? Cela semble difficile...

À quoi tient le succès philosophique du déterminisme ? – DE L'OBJECTIVISME

     2. Le second problème vient du fait que la science doit produire des lois et des méca,nismes universels. ce que la science dit de l'atome de Carbone, cela doit valoir pour tout atome de carbone, indépendamment de son époque ou de sa nationalité... Les lois qui régissent l'atome de carbone sont les mêmes dans l'Europe actuelle que dans la préhistoire colombienne. Le comportement des atomes de carbone ne change pas selon les lieus et les époques, ce qui permet d'établir des règles qui valent de manière universelle.

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Le nuage radioactif de Tchernobyl, il y a 35 ans, ne semble pas s'être beaucoup préoccupé du respect des frontières...

Mais là encore, ce qui vaut pour les atomes ne vaut pas pour l'Homme ; car le comportement de tout être humain est déterminé par des paramètres qui font que ce comportement n'est jaais exactement le même que celui de "tout autre" être humain. L'homme est toujours influencé par des paramètres culturels (moeurs collectives, institutions politiques, croyances religieuses, etc.), mais aussi par des facteurs psychologiques, liés à sa personnalité individuelle. ce qui vaut pour un individu ne vaut donc pas nécessairement pour un autre ; et si on veut expliquer le comportement d'un individu X, il faudra faire intervenir des facteurs qui ne sont pas forcément valables pour l'individu Y... Comment, dans ce cas, établir des "lois" et des "explications" valables de façon universelle ?

     3. Le propre de la démarche scientifique est (nous l'avons vu) de prendre appui sur une démarche expérimentale : les hypothèses théoriques doivent être soumises à l'épreuve de tests effectués en laboratoire... mais comment cela serait-il possible dans le cas des sciences humaines ? On ne peut pas cultiver des sociétés en laboratoire pour étudier ce qu'il se produit si l'on fait varier tel ou tel paramètre... Et de façon générale, il est très discutable de réduire l'être humain au statut "d'objet" d'expérience. L'être humain n'est pas un objet, c'est un sujet, qui comme tel ne devrait pas être utilisé à titre de cobaye pour des expérimentations socioloigiques ou psychologiques...

Expériences sur le sommeil, façon Orange mécanique

Un cobaye bien connu : "Orange mécanique" de Stanley Kubrick

     2) la sociologie comme science

Pour fonder la validité scientifique de cette "science de l'homme" qu'est la sociologie, il faut donc répondre à ces trois objections de départ.

C'est notamment Emile Durkheim qui s'y emploiera, en montrant :

     1. que le comportement des individus humains est beaucoup moins "libre" qu'on ne le croit ; le comportement des individus en société est en fait largement déterminé par des normes sociales, même là où il croit agir de façon délibérée. Durkheim n'élimine pas les variations individuelles, mais il montre qu'elles ne remettent pas en cause la possibilité pour le sociologue d'émettre des lois, de mettre en lumière des mécanismes généraux (nous avons déjà croisé un : la reproduction sociale) par lesquels la société façonne le comportement des individus qui la composent. Donc : il existe bien des lois et des mécanismes qui régissent le comportement des hommes en société, et ce sont ces lois et ces mécanismes qu'étudie le sociologue.

     2. En ce qui concerne la seconde objection, Durkheim la valide largement ; pour lui, il est assez vain de chercher à élaborer des hypothèses et des théories qui vaudraient pour "la société' en général, quelle que soit la société dont on parle. Pour Durkheim, "la société", cela n'existe pas. Ce qui existe, ce sont des sociétés, qui peuvent avoir des mécanismes apparentés, mais qui ne sont jamais équivalents. ce qui fait que le sociologue n'est pas un "philosophe" pour Durkheim, c'est justement qu'au lieu de raisonner sur "la société humaine" de façon abstraite, il s'oriente dès le départ vers l'observations de sociétés réelles, concrètes. Le fait que les explications sociologiques qui valent pour cette société ne vaillent pas nécessairement pour toutes les sociétés de toutes les époques... est justement le signe, pour Durkheim, qu'il s'agit d'explications sociologiques, et non de théories philosophiques.

     3. En ce qui concerne le dernier point, l'une des grandes innovations de Durkheim est de substituer aux "expérimentations en laboratoire" (évidemment impossible) le travail statistique. On ne peut pas cultiver une société en labo pour tester une hypothèse comme "la sécularisation de la société tend à faire croître le nombre de suicides" ; mais on peut confronter cette hypothèse aux relevés statistiques. Par exemple : quelles corrélations peut-on établir entre le taux de fréquentation des églises et le taux de suicide ? Si l'on voit des corrélations entre la variation des indicateurs de sécularisation sociale, et celle du taux de suicide, on pourra considérer que l'hypothèse est confirmée ; mais si ce n'est pas le cas, elle sera falsifiée. Pas d'expériences en laboratoire, donc, mais des études statistiques : on pourrait dire que l'une des transformations majeures permettant le "passage" des sciences expérimentales aux sciences humaines apparaît ici.

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La sociologie est donc bel et bien une science : elle met en lumière des lois (régissant le comportement des individus en société), valables de façon générale au sein d'une société (même s'il n'existe pas de lois universelles : toute étude sociologique doit porter sur une société, ou un groupe de sociétés déterminé), qui peuvent être établies et contrôlées par une méthode expérimentale adaptée (qui substitue l'étude statistique aux expériences en laboratoire.)

Pour celles et ceux qui voudraient approfondir la réflexion (je pense notamment aux élèves de spé SES), vous pouvez consulter les pages suivantes, qui reviennent sur l'analyse du fait social selon Durkheim.

Première caractéristique : l'extériorité des faits sociaux : cliquez sur le lien ci-dessous (quiz à la fin)

Sociologie

Seconde caractéristique : la dimension contraignante des faits sociaux

Sociologie - Faculté des Lettres & des Sciences Humaines