Qu'est-ce qu'un fait social ? (2)
Durkheim a donc mis en lumière une première caractéristique des "faits sociaux".
ll nous reste à étudier le second ; les faits sociaux ne sont pas seulement extérieurs à l’individu, ils sont également contraignants ; cette contrainte est à la fois celle d’un impératif (« tu dois », « il faut ») et celle d’une coercition (ce qui signifie que, si je ne souscris pas à l’obligation, j’encours une forme de sanction sociale, dont Durkheim va énumérer les formes par la suite).
Ici encore, pour permettre à ceux qui sont spécialité SE de mobiliser leurs connaissances, je vais un peu plus loin que ce que j'ai dit en cours.
Rappelons pour commencer que, pour Durkheim, la première caractéristique du fait social (ce n'est pas moi qui l'ai choisi, il m'a été communiqué de l'extérieur) n'impliquait pas du tout qu'il y ait conflit entre le fait social (croyace religieuse, rôle sociel, etc.) et ma sensibilité personnelle, ma "personnalité". J'ai assimilé, intériorisé les normes, les modèles sociaux de mon milieu, ils ont façonné ma manière de penser, de sentir, d'agir, et il n'y a donc pas, le plus souvent, de conflit entre mon identité "personnelle" et les faits sociaux.
De même, Durkheim va souligner ici le fait que la dimension contraignante du fait social n’implique absolument pas que cette contrainte s’oppose à ce que je pense, à ce que je fais spontanément. Par conséquent, cette dimension contraignante n’est pas nécessairement ressentie par l’individu ; je ne ressens pas une contrainte si elle ne s'oppose pas à ce que je fais délibérément ou spontanément. La dimension contraignante du fait social n’apparaît clairement que lorsque mes croyances ou mes comportements s’écartent de la croyance ou de la pratique collective.
Est-ce la liberté qui est une illusion, ou la contrainte ? Une oeuvre de Dino Ahmand Ali (il n'y a pas de barreaux : uniquement des traits peints sur le sol et les murs)
On peut prendre l’exemple des pratiques vestimentaires. Un homme français de l’époque contemporaine ne ressent pas comme une « contrainte » le fait de ne pas porter de jupe, puisque (en règle générale) il n’en ressent pas le désir, voire ne l’envisage tout simplement pas. La dimension contraignante de cette norme sociale selon laquelle « les hommes ne portent pas de jupe » n’apparaît que lorsque l’individu va tenter d’en porter une, par inclination personnelle ou désir de provocation. Et ce qui manifestera clairement la dimension impérative du fait social, ce sont les formes de sanctions auxquelles l’individu va être confronté.
Dans notre exemple, si l’on admet que notre homme en question est un enseignant, il va devoir faire face à des formes de réprobation (de la part de sa hiérarchie), de contestation (de la part de certains parents d’élèves), de remise en cause de son autorité (de la part de certains élèves), etc. Mais cet écart vestimentaire va également lui rendre plus ardues les tâches de séduction auxquelles, comme tout être humain, il se livre spontanément, tout en le livrant à des processus de marginalisation, voire d’exclusion sociales dont la stigmatisation (sous toutes ses formes, le rire en étant une) est le corrélat.
Je ne suis donc pas nécessairement conscient de cet impératif contraignant auquel je suis soumis, dans la mesure où je m’y plie « spontanément » ; mais justement, pour Durkheim, la principale raison de cette « spontanéité »… c’est précisément l’intériorisation de la norme sociale.
Si je m’interdis de porter des jupes, ce n’est pas en raison de goûts vestimentaires dictés par une « nature » profonde, une identité antérieure à toute forme de socialisation ; c’est en raison de goûts et d’habitudes qui m’ont été dictés, inculqués par mon environnement social. Bref, si je ne suis pas conscient du caractère impératif, obligatoire du non-port de la jupe pour les hommes, c’est tout simplement parce que j’ai suffisamment intériorisé cette contrainte pour que son caractère contraignant… ne m’apparaisse même pas : mes goûts « spontanés » ont été socialement pré-formatés par le milieu social. Si les hommes du XVII° siècle ne trouvaient pas choquant de porter des bas et des chaussures à talons ornés de rubans, c’est tout simplement parce que leur sensibilité vestimentaire avait été formatée par un ensemble différent de normes sociales.
C'est encore assez rare...
Mais attention : le fait que la norme sociale ne soit pas « vécue » comme contraignante ne la rend pas moins contraignante pour autant ; même lorsque la contrainte a imprégné les cœurs, les pensées ou les actes, elle garde sa dimension impérative, comme le montre le fait que tout écart individuel active aussitôt un ensemble de dispositifs de sanction.
Durkheim illustre son propos par une série d’exemples, empruntés aux différents espaces sociaux.
_ Le premier est l’espace juridique : les normes juridiques sont (par définition) obligatoires, et elles sont accompagnées de dispositifs de coercition. Nous avons déjà noté dans le précédent texte l’extériorité des normes juridiques (ce n’est pas moi qui les invente, et ce n’est pas moi non plus qui décide de leur caractère obligatoire). Leur dimension contraignante apparaît clairement dès que l’individu cherche à violer les lois : entrent alors en jeu l’ensemble des processus de dissuasion, de répression, de réparation et de sanction en lesquels s’incarne la dimension coercitive du droit.
_ Le second est l’espace moral. Pour Durkheim, « la morale »… cela n’existe pas. Ce qui existe, ce sont des valeurs morales, propres à une société donnée. En d’autres termes, les fondements de la morale ne sont à rechercher, ni dans une « nature » humaine essentielle (ce que diraient des philosophes, comme Rousseau, ou Kant), ni dans une identité personnelle : les fondements de la morale sont des fondements sociaux.
Les valeurs morales qui ont cours au sein d’une société ne sont pas dictées par la nature humaine, elles ne sont pas non plus l’expression de chaque « personnalité » ; pour Durkheim, ce n’est pas parce que les individus adhèrent à telles ou telles valeurs que ces valeurs constituent la morale sociale, c’est parce que ces valeurs sont celles de la morale sociale que les individus vont généralement y adhérer.
Et s'ils y adhèrent, c'est parce que ces valeurs leur sont inculquées (par l'éducation), mais aussi parce qu'elles leur sont imposées (par la contrainte).
C'est ce qui apparaît clairement dès que l’individu tente de s’en affranchir : d’une part, la conscience publique surveille perpétuellement les individus pour s’assurer de la conformité de leur comportement avec les normes morales instituées. Là encore, « l’extériorité » de ce regard ne doit pas nous faire oublier que ce regard reste bien, avant tout, celui des autres ; ce sont bien les hommes eux-mêmes qui exercent, sous des formes multiples, une « vidéo-surveillance » à l’égard des individus.
Un dessin de Carla Francesca Castagno
Et dans le domaine moral, les sanctions encourues sont, elles aussi, le fait des autres êtres humains ; si les sanctions juridiques sont la prison, l’amende, etc. les sanctions morales dont dispose la conscience publique sont l’opprobre, la honte, l’isolement, ainsi que toutes les formes de « mise au ban ». Si le pilori est un dispositif juridique, la conscience publique dispose de ses propres piloris qui, pour n’être pas en bois, n’en sont pas moins cruels. Le rire est l'une des premières formes de sanction sociale expérimentée par l'enfant, à l'école et ailleurs.
_ Le troisième est l’espace « esthétique », celui des pratiques vestimentaires. Je vous renvoie à l’analyse que nous avons proposée plus haut, ainsi qu'au cours précédent (photos de classe).
_ Le quatrième porte sur des faits sociaux dont la dimension contraignante reste impérative sans être clairement « obligatoire » ; la sanction qui suit leur transgression est dès lors indirecte, puisqu’elle prend davantage la forme d’un échec que d’une punition.
Ainsi, il n’est pas « obligatoire » de parler français quand je m’adresse à mes compatriotes ; mes le fait de m’adresser à eux dans une autre langue remet nettement en cause (et notamment en France... pays où le polylinguisme est assez rare) le succès de mes tentatives de communication. L’échec de la communication vient ici sanctionner la violation d’une convention sociale.
De même, l’usage de l’euro n’est pas absolument obligatoire au sein de mes transactions commerciales ; mais si j’essaie de payer en yens, j’ai peu de chances de voir mon interlocuteur valider la transaction (en revanche, il est absolument obligé d'accepter un règlement en euros). Enfin, je ne suis pas « obligé » de souscrire aux principes de l’économie de marché lorsque je suis chef d’entreprise ; mais si un industriel cherche à s’opposer au remplacement de machines devenues obsolètes (par rapport à des modèles plus récents), sous prétexte de lutter contre le gaspillage absurde auquel a donné lieu la révolution industrielle depuis près de deux siècles, il risque fort d’aboutir à un échec commercial, ses clients se détournant de lui pour s’orienter vers des fournisseurs devenus plus « compétitifs ».
Le chef d’entreprise ne peut gagner au jeu de l’économie que s’il joue conformément à des règles qu’il n’a pas choisies, mais qui s’imposent à lui.
...ne marchaient plus ? Bien sûr que si : mais la nouvelle génération est arrivée.
Durkheim a donc mis en lumière la seconde caractéristique des "faits sociaux" : le fait qu'ils s'imposent aux individus de façon contraignante. Et si cette "contrainte" n'est par perçue comme telle la plupart du temps, c'est tout simplement parce que notre personnalité (nos idées, nos valeurs, nos désirs, nos goûts...) est elle-même façonnée par le milieu social, dont elle a assimilé, intériorisé les attentes, les exigences, les normes, les idéaux.
On comprend alors en quoi la sociologie de Durkheim peut être considérée comme "déterministe" :
(1) la société nous impose une manière de pensée et d'agir, une façon d'être et de penser, une vision du monde et une manière de vivre (ce qui s'oppose déjà à notre "liberté") ;
(2) elle ne le fait pas seulement comme une force extérieure ; c'est bien l'espace intérieur, la personnalité propre de l'individu que la société vient coloniser.
A la rigueur, on peut bien dire que l'individu selon Durkheim agit conformément à ce qu'il pense ; mais c'est parce que même ce qu'il pense est socialement déterminé !
Dans cette optique, l'individu semble bien apparaître comme un simple "produit" de son milieu social, sans véritable consistance propre.
Peut-on dire cependant que, chez Durkheim, l'individu ne peut pas s'oppposer aux normes sociales ? L'individu humain n'est-il qu'une sorte de robot socialement programmé ?
En fait, non. Durkheim souligne en effet que la dimension « contraignante » du fait social n’implique pas qu’il soit impossible de remettre en cause les croyances ou les pratiques instituées. Elle implique seulement qu’il est impossible de s’opposer à une croyance ou un comportement collectif sans encourir une forme de répression ou de sanction.
Ce point est important. Car Durkheim ne cherche jamais à faire du comportement individuel une simple reproduction d’un modèle social uniformément partagé. La sociologie durkheimienne aménage toujours un espace d’appropriation « personnelle », voire de contestation de la norme sociale.
C'est ce qu'illustre, par exemple, le cas des actes criminels. L’analyse de Durkheim ne le conduit pas du tout à affirmer que, puisque les normes juridiques sont contraignantes, il serait impossible de les violer ; il n'affirme pas non plus que les individus intérioriseront nécessairement toutes les normes de leur milieu. Au contraire, Durkheim affirme fortement que la violation des lois par certains individus est non seulement inévitable, mais qu'elle est même socialement nécessaire !
Une société ne peut vivre survivre que si les individus ne sont pas de simples répliques d’un modèle sociale, de simples incarnations des normes sociales. Pour Durkheim, il faut que des individus violent des lois, pour que la justification des lois soit régulièrement remise en lumière ; il faut que des lois soient contestées, pour qu'elles soient perpétuellement réexaminées, mises en conformité avec la conscience collective. Le crime n'est pas seulement quelque chose que la société ne peut pas totalement éviter : c'est une chose dont elle a absolument besoin pour rester vivante.
(Banksy) Comment justifierait-on le contrôle et la surveillance... sans crimes et sand délis ?
Il faut donc absolument éviter de prêter à Durkheim un déterminisme social radicalisé, au sein duquel les croyances et les comportements individuels seraient entièrement dictés par la société. L'individu garde bien une certaine "marge de manoeuvre" au sein du réseau des normes, il y a du "jeu" dans le filet des prescriptions sociales.
Reste la question cruciale : l’individu peut-il triompher dans l'épreuve de force qui l'oppose aux normes sociales ?
Oui et non.
Pour Durkheim, la contestation d’un fait social par des individus peut tout à fait conduire à une transformation du fait social lui-même : dans le cas de la criminalité, c’est parce que des individus ont su braver la censure que la liberté d’expression a pu se frayer un chemin jusqu’à la Constitution. En ce sens, on peut bien triompher d’une institution, et il est même légitime d’affirmer que les institutions doivent être amenées à se réformer, à se transformer pour garder cette plasticité nécessaire à la vie sociale.
Mais il ne faudrait pas en déduire que, selon Durkheim, un individu peut triompher d’une institution. Un individu peut, certes, s’épanouir en dépit de, voire même grâce à ce rapport conflictuel qu’il entretient avec la conscience publique. Ce serait le cas de l'individu tel que le souhaite NIETZSCHE (un philosophe allemand du XIX° siècle dont nous allons bientôt reparler) : un individu qui accepte l’épreuve de la condamnation générale, et des dangers qu’elle implique, pour mieux affirmer son identité, pour mieux vivre en conformité avec ce qu’il estime être ses valeurs.
[Notons au passage, et par avance, que Durkheim se montrerait sans doute très sceptique face à l’idée selon laquelle un individu pourrait trouver « en lui-même » les valeurs selon lesquelles il souhaite vivre. Cela suppose une déconnexion complète des valeurs personnelles et des valeurs sociales... qui reste très improbable, voire contradictoire, dans une optique durkheimienne.]
Mais, en revanche, il faut se garder, pour Durkheim, de rattacher un changement dans les valeurs collectives, une transformation véritable des valeurs instituées, au comportement d’un individu. Un comportement individuel ne peut jamais être la véritable cause d’un fait social (et la mutation d’une institution, c'est-à-dire un changement radical dans les croyances ou les comportements collectifs, est encore un fait social) ; seul un fait social peut « causer » un autre fait social. Il est donc vain de vouloir expliquer un changement des mentalités par un comportement individuel : pour Durkheim, l’individu ne saurait « triompher » du social.
Un individu peut participer à un changement social ; mais un changement au sein de la société est toujours un phénomène social. La société peut façonner l'individu ; mais ce n'est jamais l'individu qui façonne la société. Si l'individu peut avoir un rôle, une efficacité dans un processus de trabsformation sociale, c'est parce qu'il s'inscrivait dans des mécanismes, des tendances sociales qui le dépassaient infiniment, et dont lui-même n'avait pas nécessairement conscience. Robespierre a sans doute joué un grand rôle dans la Révolution française ; mais s'il était né un siècle plus tôt, avec les mêmes idées et la même détermination, nous n'aurions sans doute jamais entendu parler de lui, et il n'aurait laissé aucune trace dans le cours de l'Histoire.
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