Foi et savoir (2) : théologie et philosophie chez Averroës
Ce que dit la voix de la raison est-il compatible avec ce que dit la foi par la voie de la Révélation ?
Pour répondre à cette question, nous avons pris appui sur un texte d'Averroës (le seul auteur auteur du programme, sauf erreur de ma part, qui soit musulman), que voici.
Averroës, vu par Youssef Chahine (Le Destin)
Pour comprendre la portée de ce texte, il faut dire deux mots de son auteur. Averroës (de son vrai nom Abu'l-Walid Muhammad ibn Rouchd, dit Ibn Ruchd) est un philosophe, un théologien, un médecin, un juriste et un mathématicien musulman du XII° siècle. Ce texte n'est donc ni le point de vue d'un philosophe sur la religion, ni celui d'un théologien sur la raison et la science, ni celui d'un scientifique sur les rapports entre foi et raison. C'est celui d'un homme qui pense à la fois en philosophe, en scientifique et en théologien. C'est pourquoi il nous intéresse, car Averroës synthétise en lui tous les champs de compétence qui lui permettent de parler de la foi en croyant et de la science en praticien ; ce qui, à bien y réfléchir, est absolument nécessaire pour parler des rapports entre science et religion... en philosophe, c'est-à-dire en homme qui sait réellement ce dont il parle. A destination des apprentis-philosophes, nous dirons donc qu'il n'est pas nécessaire de croire pour parler intelligemment de la religion, mais qu'il est en revanche indispensable d'écouter ce que disent (c'est déjà ce que Durkheim nous invitait à faire) ceux qui ont l'expérience duirecte de la foi, et qu'il est obligatoire de ne pas parler d'emblée en athée, ce qui revient à répondre aux questions avant même de les avoir posées.
Pour comprendre l'argument d'Averroës, il faut le suivre pas à pas. Tout d'abord, Averroës commence par rappeler ce qui constitue le sens du terme "philosopher" tel qu'il l'emploie. "Si l'acte de philosopher ne consiste en rien d'autre que dans l'examen rationnel des étants..." La philosophie est donc l'étude rationnelle des choses qui sont, qui existent. Cette définition court-circuite toute séparation radicale entre la philosophie et une approche rationnelle spécifique des étants. Les mathématiques sont une étude rationnelle des nombres et des figures, les sciences expérimentales sont une approche rationnelle des corps, la "philosophie" au sens où nous l'entendons aujourd'hui est une approche rationnelle des questions portant sur la liberté, la morale, la justice, la vérité, le bonheur, etc. D'après la définition donnée par Averroës, on peut donc dire que toutes trois font partie du domaine de "la philosophie", qui se caractérise simplement par l'idée d'étude rationnelle du réel (il n'y a ici rien d'incongru à inclure les objets mathématiques dans le domaine du réel.) Dans le texte d'Averroës, il faut donc concevoir la science comme une branche de la philosophie ; et déterminer les rapports entre foi et philosophie, c'est donc par là-même élucider les rapports entre science et religion.
Gravure représentant Averroës
Nous pouvons maintenant aborder la suite du paragraphe : "...et dans le fait de réfléchir sur eux en tant qu'ils constituent la preuve de l'existence de l'Artisan, c'est-à-dire en tant qu'ils sont analogues à des artefacts - car de fait, c'est dans la seule mesure où l'on en connaît la fabrique que les étants constituent la preuve de l'existence de l'Artisan ". Cette phrase contient une affirmation décisive, selon laquelle le fait d'étudier rationnellement les choses du monde démontre l'existence de Dieu. Pourquoi ? Parce que cette étude met en lumière la "fabrique" des choses du monde, la façon dont elles sont constituées ; or cette constitution témoigne du fait qu'elles ont été élaborées par un "fabricateur" originel : un dieu-artisan, celui qu'Averroës appelle : l'Artisan.
Cet argument reprend le mécanisme d'une preuve bien connue de toute la philosophie médiévale et moderne, que l'on appelle "preuve téléologique" de l'existence de Dieu. Nous l'avons dit, l'Europe médiévale et moderne a constitué plusieurs "démonstrations rationnelles" de l'existence de Dieu (Descartes en formulera trois) ; mais la preuve téléologique a un statut particulier, qui tient à la fois à sa faiblesse et à sa force. sa faiblesse, car la preuve téléologique ne constitue pas une preuve absolue, en ce qu'il n'est pas contradictoire d'en rejeter la conclusion. Une véritable démonstration doit rendre logiquement impossible toute réfutation ; ce qui n'est pas le cas de la preuve télélogique. A l'issue du raisonnement, on peut (sans contradiction logique) encore affirmer que Dieu n'existe pas. En revanche, la force de la preuve téléologique, c'est qu'elle prend appui sur un constat accessible à tous, et sur une démarche de raisonnement que chacun active déjà dans sa manière d'appréhender le réel. Kant, après avoir dans sa jeunesse reformulé la plupart des preuves de l'existence de Dieu, les rejettera toutes... à l'exception de la preuve téléologique. Et on la retrouve, sous une forme ou sous une autre, chez de grands scientifiques du XX° siècle, comme Einstein ou Eccles (Prix Nobel de médecine). Cette longévité de la preuve téléologique fait d'elle la preuve favorite de bien des prosélytes religieux, et on en retrouve le principe dans la plupart des imprimés que distribuent Mormons, Evangélistes et autres Témoins de Jehovah.
On retrouve une indication de la preuve téléologique sous la plume de Voltaire (reprenant d'ailleurs une formule de Descartes) : « L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer
Que cette horloge existe et n'ait point d'horloger. » (Voltaire, Les Cabales, 1772)
En quoi la mise en lumière par l'étude rationnelle de la "fabrique" des étants nous conduit-elle à voir en eux le signe de l'existence de Dieu ? Pour comprendre cet argument, prenons une image et supposons qu'une expédition humaine, dans quelques décennies, prenne pied sur Mars. Lors de son premier séjour sur cette planète, les membres de l'expédition découvrent un objet extrêmement compliqué et extrêmement ingénieux (nettement supérieur à ce que la science humaine pourrait produire), capable par exemple de transformer l'hématite (très présente sur Mars) en or pur. Que se diraient-ils ? Ils admettraient sans doute que nous ne sommes pas les premiers êtres intelligents à poser le pied sur Mars. Plus l'étude scientifique de l'objet en montrerait la complexité, plus elle en mettrait en lumière le caractère subtil, ingénieux, génial, et plus nous serions contraints d'admettre que cet objet ne s'est pas formé là, tout seul, par le pur fruit du hasard, mais qu'il a bien été construit, produit par un être intelligent (martien ou autre.)
Le premier extra-terrestre à avoir transformé l'oxyde de fer lll (hématite) en or pur : un alchimiste martien !
Bien. Regardons à présent autour de nous ; quoi de plus complexe et de plus ingénieusement constitué qu'un corps vivant ? On sait depuis longtemps que la "machine" que constitue un corps humain est beaucoup plus complexe et subtile que ce que peut produire la science moderne. Leibniz, déjà, disait au XVIIe siècle qu'un corps vivant est une machine infinement complexe, puisque chaque mécanisme se laisse analyser en composants qui sont eux-mêmes des machines, qui eux-mêmes... etc. Et la biologie contemporaine, par l'étude rationnelle à laquelle elle soumet les mécanismes du vivant, ne cesse de mettre en lumière le caractère incroyablement complexe et ingénieux qui oeuvrent au sein des corps vivants. Quoi de plus intelligent que la manière dont fonctionne le système immunitaire, avec son double système de défense articulé par le jeu des phagocytes (les mangeurs de cellules infectées) et des lymphocytes (dont les fameux lymphocytes NK, "Natural Killers") ?
Un lymphocyte NK
Si nous restons cohérents avec notre exemple, nous devons admettre que plus la science mettra en lumière la complexité et l'ingéniosité des mécanismes et des structures internes au monde naturel, et plus nous serons contraints d'admettre que les choses naturelles sont "analogues à des artefacts", c'est-à-dire analogues au type de choses que produit l'homme lorsqu'il se sert de son intelligence. Or comme les choses naturelles n'ont pas été produites par l'homme, c'est donc qu'il existe un être intelligent qui a produit les choses du monde, comme l'homme produit des outils et des horloges. En d'autres termes, plus la science dévoilera la "fabrique" des étants naturels (et du monde en général), plus elle prouvera qu'ils n'ont pu être créés que par un être intelligent, témoignant ainsi de l'existence d'une intelligence originaire, d'un dieu-artisan.
Pour Averroës, la science (l'étude rationnelle des étants), loin de nous éloigner de la foi religieuse, nous y ramène. Car c'est la science qui nous dévoile la complexité du réel : là où l'oeil naïf ne voit qu'une feuille d'arbre, la science met en lumière des processus infiniment complexes de croissance et de transformation par le biais de mécanismes photosynthétiques (et autres). Plus la science progresse, et plus elle nous montre à quel point le monde a la cohérence et la complexité d'une horloge infinie : et plus elle témoigne ainsi de l'existence d'un horloger. Les artefacts produits par l'homme portent la trace de l'intelligence humaine, qui les a produits conformément à un but déterminé ; le monde se dévoile, grâce à la science, comme un ensemble qui porte la marque d'une Intelligence supérieure, qui l'aurait conçu conformément à un but (mais la raison seule ne nous dit pas ce qu'est ce but). C'est le mécanisme de la preuve téléologique, qui vient de "telos" qui, en grec, signifie le but, la finalité. Le monde semble avoir été conçu par une Intelligence en vue d'une fin : le monde fait signe vers l'existence de l'Artisan.
Siudmak, Genèse.
[Avant de poursuivre notre parcours du texte d'Averroës, on peut s'arrêter un instant sur la portée de la preuve téléologique. Encore une fois, il ne s'agit pas, comme Kant le rappelle, d'une preuve absolue, dans la mesure où il n'est pas logiquement contradictoire d'affirmer que la création est le pur fruit du hasard et de mécanismes aveugles (comme l'est par exemple la "sélection naturelle" de Darwin.) Mais il est difficile d'en récuser le principe tout en conservant nos manières habituelles de penser, qui reposent sur le fait de considérer que la "complexité ingénieuse" est la marque même de l'intelligence. Et l'on comprend ainsi comment des scientifiques aussi peu "mystiques" que Eccles (dont l'un des champs d'investigation fut l'application de la physique quantique à la microbiologie du cerveau) ont pu prendre appui sur cet argument pour affirmer que, étant donné l'extraordinaire complexité des phénomènes biologiques, lui-même ne pouvait admettre que cette complexité ait pu être atteinte dans une échelle de temps aussi brève que celle qui nous sépare des premières cellules, sans l'intervention d'une forme d'intelligence transcendante.
Cela étant dit, l'Artisan dont il s'agit ici est encore très éloigné du Dieu que nous présentent la plupart des religions. Et l'on peut souligner que, lorsque Descartes utilisait la métaphore du "grand horloger", c'était justement pour souligner le fait qu'il ne s'agissait ici que de parler de Dieu tel que la raison seule peut l'appréhender, dans le cadre d'une théologie strictement "naturelle", sans le secours d'aucune Révélation. La divinité sur laquelle débouche la preuve téléologique, c'est donc bien le "dieu des philosophes", et non celui de la Bible ou du Coran. Par conséquent, s'il peut être légitime d'affirmer que l'étude rationnelle du monde fait signe vers l'existence d'une Intelligence créatrice, on doit bien se garder d'identifier cette "Intelligence" au Dieu personnel, infiniment puissant et infiniment bon, de telle ou telle religion.
On pourrait même soutenir que la preuve téléologique, laissée à elle-même, risque bien de nous conduire à des hérésies si l'on cherche à l'utiliser pour nous dire si le monde a été (ou non) créé par un Dieu bon et bienveillant. Car alors, c'est le monde tel qu'il se présente à nos yeux qu'il faudrait considérer comme une image de la bienveillance du Créateur.... Or, s'il y aurait quelque mauvaise foi à affirmer qu'il n'y a ni ordre, ni complexité, ni ingéniosité dans les mécanismes naturels, en revanche il semble en revanche assez légitime d'affirmer que le monde tel qu'il est ne témoigne pas de façon "évidente" de l'infinie bonté et bienveillance de celui qui l'a créé ! Si le débat théologique portant sur l'existence du Mal dans le monde est le plus vieux qui soit dans l'Occident chrétien, c'est bien parce qu'il est impossible de prendre appui sur le spectacle du monde pour affirmer sans ambages qu'il n'a pu être créé que par un dieu d'Amour...]
Tous les dieux ne sont pas nécessairement sympathiques... un extrait de la (fantastique) BD de Bec & Dorison, Sanctuaire
Mais si la science nous conduit vers Dieu, ne peut-on pas admettre que la foi doit nous inciter à faire de la science ? Pour Averroës, la réponse est évidemment positive. Car, outre le renforcement de la foi que produit la preuve téléologique, il ne faut pas oublier que, pour tout musulman, l'approfondissement de sa connaissance de Dieu est un impératif. Or Dieu s'est fait connaître à nous de deux manières : la première est sa Parole, qui nous a été transmise par l'intermédiaire des Prophètes ; la seconde est la Création elle-même. Averroës peut donc affirmer que "la connaissance de l'Artisan est d'autant plus parfaite qu'est parfaite la connaissance des étants dans leur fabrique ". Etudier la Création, c'est donc approfondir notre connaissance du Créateur.
Si l'on résume notre parcours, nous parvenons donc aux deux affirmations suivantes :
a) loin de nous éloigner de Dieu, la science, en mettant en lumière la constitution complexe du monde et des choses qui le composent, nous incite à reconnaître l'existence d'un Créateur-Artisan. La recherche scientifique se fait ainsi preuve téléologique de l'existence de Dieu.
b) loin de nous écarter de la science, la foi nous recommande de nous livrer à l'étude rationnelle du monde, puisqu'elle nous permet d'approfondir notre connaissance de Dieu. La foi fait alors de la science un devoir religieux.
Reste une question : que faire lorsque ce qui se trouve démontré par la raison semble contredire un énoncé de la Révélation ? Comment régler l'éventuel litige qui viendrait à opposer le résultat d'une démonstration logique et un verset coranique ?
Un détail d'une toile de Gozzoli : Saint Thomas d'Aquin terrassant Averroës...
L'image qui précède illustre le débat intellectuel qui opposa Averroës, grand penseur de l'Islam du XII) siècle, etThomas d'Aquin, grand penseur du Christianisme du XIIIe siècle. Cette image nous intéresse, car elle indique le fait que, à travers les dénats portant sur les rapports entre raison et religion, ce sont bien les rapports entre christianisme et Islam qui sont interrogés. Et il n'est pas inutile de préciser que, dans ce cas précis, ce qui est reproché par Thomas d'Aquin à Averroës est, entre autres, d'avoir donné trop d'importance à la raison par rapport à la Révélation...
Sans entrer dans des débats érudits (et en simplifiant donc légèrement) on peut affirmer que la critique de Thomas d'Aquin repose en partie sur un malentendu ; Thomas reproche à Averroës de soutenir une doctrine de la "double vérité" : il y aurait, à côté de la vérité issue de la Révélation, une autre vérité, celle qui serait accessible à la raison. Or Averroës ne dit rien de tel, et c'est que que montre notre texte. Pour reprendre une autre traduction (plus simle) du deuxième paragraphe du texte, Averroës dit :
"Si les paroles de Dieu sont vraies et si elles nous invitent au raisonnement philosophique qui conduit à la recherche de la vérité, il en résulte certainement pour l'homme de Foi que le raisonnement philosophique ne nous mène pas à une conclusion contraire à la vérité divine, car si l'une est vérité et l'autre vérité, la vérité ne peut contredire la vérité mais s'harmonise avec elle et témoigne en sa faveur".
Averroës ne dit pas : si la raison nous conduit à une vérité et la Révélation à une autre vérité : il dit clairement que l'une et l'autre nous conduisent à la vérité. Il n'y a donc pas de double vérité chez Averroës, mais une seule. Cette précision est très importante pour notre question, car on peut en déduire directement qu'il est absolument impossible que ce qui est démontré par la raison entre en contradiction avec le véritable sens de la Révélation.
Que faire, par conséquent, lorsque la raison, par la voie d'une démonstration rationnelle, conduit à affirmer la vérité d'un énoncé ? Pour Averroës, il y a trois cas de figure possibles :
a) soit la Révélation ne dit rien à ce sujet : il n'y a donc aucune raison de remettre en cause ce que dit la raison.
b) soit elle dit quelque chose qui s'accorde avec ce que dit la raison : il y a alors deux raisons au lieu d'une d'accorder ce que dit la raison
c) soit (et c'est le seul cas problématique) la Révélation semble contredire que ce que dit la raison.
Que faire ? Il faut repartir de l'affirmation du deuxième paragraphe : puisque ce que démontre la raison est nécessairement vrai, et que ce que nous dit Dieu par sa Parole est nécessairement vrai aussi ; et puisqu'il n'y a qu'une seule vérité, alors il ne peut pas y avoir contradiction entre la Révélation et le produit d'une démonstration rationnelle. Cette contradiction est nécessairement une apparence, qui doit être dépassée. Comment ?
La dernière phrase du texte nous donne la clé : "soit le sens obvie de l'énoncé est en accord avec le résultat de la démonstration, soit il le contredit. S'il y a accord, il n'y a rien à en dire ; s'il y a contradiction, alors il faut interpréter le sens obvie." Le sens "obvie", c'est le sens premier, le sens immédiat d'un énoncé : son sens littéral. Pour Averroës, on peut donc dire que, là où la Révélation (le texte du Coran) semble contredire un énoncé rationnellement démontré, c'est qu'en vérité le sens obvie, littéral, n'est pas le véritable sens de l'énoncé : il faut retrouver le sens authentique du verset coranique derrière son sens littéral, c'est-à-dire l'interpréter.
Un autre tableau sur le même thème, de Govanni di paolo cette fois (1445) : Thomas d'Aquin confondant Averroës ; le "choc des civilisations" est décidément une vieille idée...
Il faut faire ici très attention : le but d'Averroës n'est pas du tout d'accorder un privilège à la raison sur la Révélation : si le texte coranique doit être interprété, ce n'est pas parce que la raison, elle, a toujours raison, mais parce que ce que dit la Révélation est nécessairement vrai ; or comme ce qui est vrai s'accorde avec ce que la raison démontre, il va de soi que si la révélation nous semble contredire ce que dit la raison, c'est que nous nous sommes trompés dans notre compréhension du Texte révélé.La Parole de Dieu est infaillible ; mais notre compréhension de ce qu'elle dit, elle, reste humaine...
Lorsqu'il y a apparence de contardiction, il faut donc retrouver le véritable sens du verset coranique qui, lui, ne sera pas en contradiction avec ce que la raison démontre. Mais ce qu'il faut alors comprendre, c'est pourquoi Dieu n'a pas choisi de s'exprimer de façon telle que le sens obvie (littéral) des versets coraniques s'accorde directement avec la vérité.
A cette question, Averroës apporte deux réponses ; d'une part, il y a nécessairement, dans le texte de la Révélation, un énoncé dont le sens obvie (littéral) correspond au sens interprété du verset litigieux. Le véritable sens de l'énoncé qu'il faut interpréter correspond au sens littéral d'un autre verset coranique : il n'y a donc pas de divorce radical entre le sens obvie et la vérité. Mais encore une fois, pourquoi Dieu ne s'est 'il pas exprimé d'une façon telle que le sens obvie de tous les énoncés de la Révélation témoigne directement de la vérité ?
La réponse découle de la nature même de la Révélation, qui est d'être une parole universelle, accessible à tous. Le Coran n'est pas un texte dont la compréhension serait réservée à une élite sociale ou religieuse : il doit pouvoir être lu et compris par tous. Or il est des vérités qui ne peuvent être formulées directement de façon intelligible par tout le monde : il faut donc recourir à des images pour faire comprendre ce dont il s'agit.
Dans la grande fresque de Raphaël figurant "l'Ecole d'Athènes", Averroës semble regarder par-dessus l'épaule de Pythagore...
Prenons un exemple. Comment faire comprendre à tous les musulmans qu'il est vain de vouloir cacher quoi que ce soit à Dieu, que Dieu connaît le moindre de nos actes, la moindre de nos pensées ? Comment Dieu "connaît-il" nos actes ? Pour Averroës, il s'agit d'une connaissance intellectuelle : Dieu connaît toutes nos actions par la seule action de son intellect, sans passer par l'intermédiaire des sens (ce qui nous est nécessaire, à nous.) Or il va être bien difficile de décrire cette connaissance intellective, intemporelle, suprasensorielle, à un individu qui n'a jamais eu le loisir de connaître la moindre initiation philosophique. On va donc recourir à une image, en prenant comme "métaphore" de la connaissance intellective de Dieu la connaissance "discursive" (fondée à la fois sur la raison et sur la perception sensible) qui est celle des êtres humains. Et pour parler de la connaissance que Dieu possède de nos actes, on dira que Dieu "voit" ce que nous faisons ; "l'oeil" de Dieu deviendra ainsi l'image "sensorialisée" de son intellect. Le fait de recourir à une image permet de faire comprendre à tout individu que Dieu connaît ce qu'il fait, sans passer par l'exposé d'une doctrine de la connaissance divine qui risquerait de rester hermétique au vulgaire.
Mais si l'on prend cette image au pied de la lettre, c'est-à-dire si on la prend pour autre chose qu'une image, on tombe dans des contradictions insolubles. En effet, il est logiquement contradictoire avec les autres attributs divins que Dieu soit doté d'un (ou plusieurs) yeux ; Dieu ne saurait avoir un corps muni de globes oculaires avec lesquels il regarderait ici et là sans cesser d'être cet être infini et omniscient qu'il est par essence. D'une part, un corps est nécessairement fini (un corps infini, cela ne veut rien dire, puisqu'un corps sans limites n'est plus un corps) ; et d'autre part, un oeil ne peut pas tout voir en même temps (et hors du temps) : il faudrait un oeil également infini, ce qui n'a pas de sens. Ainsi, si les versets qui mentionnent le "corps" de Dieu semblent contredire la logique rationnelle, c'est parce qu'ils sont en réalité des images qui visent à faire saisir ce dont il s'agit de façon compréhensible par tout individu. Si on les prend en leur sens littéral, on aboutit à des contradictions. Mais si on les prend pour ce qu'ils sont, si on les interprète comme des images d'une perception purement intellective, alors la contardiction disparaît. Nous avons retrouvé le sens véritable de la Révélation qui, lui, n'entre nullement en contradiction avec ce que la raison démontre.
Pour autant, on ne doit pas dire que cette image est fausse : Dieu ne ment pas. C'est nous qui commettons des erreurs si nous la prenons pour autre chose que ce qu'elle est, c'est-à-dire une image.
[On peut d'ailleurs aller un peu plus loin : car qui va tenter de démontrer que le sens obvie de la Révélation va entrer en contradiction avec la raison ? Certainement pas le croyant de basse condition, dont on ne voit pas bien comment il pourrait (spontanément) commencer à produire des syllogismes visant à montrer la contradiction logique entre la perception sensorielle et l'attribut d'infinité de Dieu. Pas non plus le croyant cultivé et sincère, qui saura retrouver le sens véritable derrière le sens obvie. Celui qui tombe dans ce type de contradictions, c'est sans doute celui qui, tout en jouissant des fruits d'une noble éducation, cherche à la retourner contre la foi. Celui qui interprète mal la révélation, c'est donc avant tout l'infidèle, le croyant insincère, ou le croyant inculte qui aura été perverti par un prêcheur cultivé mais mal intentionné... Les lectures perverses de la révélation sont avant tout le fruit d'un esprit perverti.]
Telle est donc la réponse définitive d'Averroës à la question de la "compatibilité" du discours rationnel et du discours de la foi :
a) dans la mesure où la parole de Dieu est nécessairement vérace, et où ce que la raison démontre est nécessairement vrai, il ne peut y avoir de contradiction entre les deux.
b) s'il semble donc y avoir contradiction, c'est que notre lecture de la révélation est erronée ;
c) le principe de l'erreur consiste ici à prendre ici au sens littéral un énoncé qui devrait être interprété ;
d) la nécessité de cette interprétation reposant sur le recours de la Révélation à des images visant à faire comprendre à tous les croyants une vérité qu'il est impossible de transmettre directement, de façon universellement intelligible, sans le recours à des métaphores.
Interpréter la Révélation n'est donc, ni une trahison de la Révélation, ni une soumission à la raison : c'est la démarche par laquelle l'homme fait usage de sa raison pour comprendre le véritable sens de la Révélation. Pour user d'une formule, seule une pratique intelligente de la foi nous permettra d'atteindre l'intelligence de la Révélation. En ce sens, on peut dire que l'usage de la raison est en lui-même une forme de pratique religieuse, une mise en oeuvre de la foi.
Foi et Raison réunies, une toile de Ludwig Seitz (1844-1908)
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